« Le Roitelet » – Jean -François Beauchemin, éditions Québec Amérique

Jean-François Beauchemin - Le roitelet.« Il avait à peine treize ans (et moi quinze) lorsqu’il a sans le savoir planté les premières bornes de son terrible destin. Sur la ferme où on nous avait confié la tâche de ramasser les œufs et de distribuer le foin, une vache que nous connaissions bien s’est écroulée un matin sous nos yeux, prête à accoucher. Restés seuls sur les lieux en l’absence du fermier, mon frère et moi avons dû préparer nous-mêmes, dans une totale improvisation, la mise au monde du veau. »

Voici le récit tragique de l’amour fort entre deux frères, l’aîné nous racontant cette histoire d’amour contrariée par la maladie. Le petit frère est atteint de schizophrénie. Des parents aimants, une vie à la campagne dans un lieu où la nature règne sur la vie. Et la maladie.

Le narrateur, écrivain, marié à Livia, vit avec le chien Pablo et le chat Lennon. Arrivé à la vieillesse, il nous livre l’histoire de ce frère pas comme les autres, dans un texte baigné de douceur, d’amour, et de chagrin. Chagrin qui émane d’une forme d’impuissance face à ce frère pas comme les autres. C’est une histoire tragique, qui m’a saisie au ventre. Et pour cela, cet article sera court. Parlons de l’écriture absolument merveilleuse pour dire les événements les plus tristes.

Dans une prose lumineuse, le narrateur conte sa vie liée à celle de ce frère pas ordinaire. Pour connaître le sujet, je sais et comprends bien de quoi il retourne: ce garçon est schizophrène et bien qu’ayant grandi entouré de l’amour de sa famille, ses démons, ses angoisses, ses terreurs sont là à chaque coin de ses jours, survenant sans prévenir. Cette histoire est bouleversante. J’ai du mal à en parler. 

Si ce n’est vous dire l’amour infini qui lie cette famille, les conversations saisissantes qu’entretiennent les deux frères et l’omniprésence de la nature, qui apaise et émerveille les deux hommes lors de leurs promenades et puis les scènes durant lesquelles le frère, en crise, se mure chez lui en état de panique et qu’on a du mal à comprendre parfois, vu de l’extérieur. 

Je tiens à dire quand même que c’est une lecture d’une grande beauté, la plume de Jean-François Beauchemin est absolument sublime, et toute cette poésie adoucit les pires moments. Car le livre est aussi plein de vie, des bruissements de la nature, et de la présence étrange de ce roitelet. Ce livre déborde d’un amour parfois triste mais souvent lumineux et inconditionnel surtout. 

Voilà. Il ne faut pas craindre les émotions fortes ( pour moi, elles sont le cœur palpitant d’une lecture ), il faut s’ouvrir et se laisser prendre. Les derniers mots sont ceux de ce frère, auquel l’écrivain a confié une des premières lectures de ce livre. Je vous livre en guise d’extrait la presque totalité du court chapitre final, qui, je trouve, donne le ton et l’âme de ce livre pas comme les autres, pour un personnage pas comme les autres. Et je n’en doute pas, un auteur pas comme les autres. 

« C’est ce qui explique il me semble qu’il n’y a presque rien dans ce livre que j’ai terminé d’écrire il y a trois jours, juste une histoire au fond très simple de jardins qu’on soigne et qu’on arrose, de saisons qui passent et de gens quelquefois malheureux, c’est vrai, mais en paix relative avec leurs regrets, sans peur exagérée de l’avenir, et qui s’étonnent ensemble de la brièveté de leur existence. Et puis, entremêlée à celle de ces gens ordinaires, l’histoire aussi d’un homme à la tête pleine d’ombres et de secrets, mais au sommet de laquelle filtre un mince rai de lumière, un roitelet, qui plus douloureusement que les autres se trouble  des transformations qui s’opèrent en lui.

« La vie passe, m’a dit ce matin mon frère une fois achevée la lecture de mon manuscrit. La vie passe, banale, insignifiante, et pèse pourtant à ce point sur la pensée, le caractère et l’âme qu’elle finit par leur donner une raison d’être. Oui, presque rien n’arrive dans cette histoire, mais tout y a un sens.

Sainte Adèle, Québec, automne 2020″

Magnifique vous dis-je.

« Le territoire sauvage de l’âme » – Jean-François Létourneau, éditions de l’Aube

« Les territoires sauvages de l’âme se réduisent à peau de chagrin[…] Où pourra-t-on aller quand il n’y aura plus de terre? Dans le ciel bleu? Au fond de la mémoire? « 

Rick Bass, « Les derniers grizzlys » « 

 

« L’avion décolle, arrache ses tonnes de mécanique au macadam de la piste, soulève ton cœur jusque dans ta gorge. Dans deux heures et demie, tu auras survolé du sud au nord l’immense territoire où tu es né. Montréal- Kujjuaq. Bienvenue sur les ailes de First Air.« 

Autour de moi, des familles discutent en inuktitut. »

Voici l’histoire d’un enseignant qui part faire son métier dans une contrée inuit et je vous assure que c’est un très très beau petit roman. Une écriture qui sait allier sérieux et drôlerie, le personnage pratiquant aisément l’autodérision. Mais c’est un livre au propos grave, et toujours et ardemment actuel. Car à l’heure où l’on parle, au Canada, de la perte de la biodiversité, de la disparition de nombreuses espèces, peut-être oublie-t-on en fin de course de cette destruction, celle des peuples autochtones, absolument dépendants de leur milieu naturel, végétal et animal. Dépendants évidemment de cet environnement auquel ils sont parfaitement adaptés depuis des siècles, malgré les motoneiges et autres choses arrivées jusqu’à eux, pour les « désensauvager ».

Sauf que ça ne marche pas vraiment, non, car on lira ici comme leur culture et leur mode de vie est ancré en eux, malgré tout. L’attachement à leur milieu aussi rude soit-il. Admirable, d’être adapté ainsi au grand froid. On devrait tous s’en inspirer, nous qui avons mis de côté trop souvent notre lien à la nature qui nous entoure. Bref, voici un merveilleux petit livre, où l’on verra ce jeune homme s’adapter à merveille ou presque, regarder avec une grande émotion ce peuple, s’y mêler par le hockey essentiellement, et on entend surtout sa pensée et son cœur admiratifs et émus devant cette culture, s’emballer à la beauté des paysages, et des aurores boréales.

« Vous sortez dans la nuit. Naïma saute, les lampes frontales des filles éclairent le sentier, vous glissez jusqu’au lac. La Voie Lactée traverse le ciel, disparaît derrière les collines. Une lumière vert, mauve et rouge ondoie parmi les étoiles, sillonne la nuit comme une grande rivière sauvage. Les Inuit croient que les arsaniit permettent aux esprits de prendre contact avec les vivants. Peut-être. Chose certaine, tu pourrais passer le reste de ta vie dans la neige du Nunavik »

Pour avoir vu à Montréal au musée McCord de nombreux objets, entendu des récits, et pleuré sur l’histoire de la maltraitance institutionnelle dont ils ont été victimes, je comprends bien ce formidable personnage. Bien sûr, il s’agit d’un roman, c’est drôle, vivant et émouvant sans sensiblerie, c’est vraiment parfait, tant par le format assez court ce qui donne un texte vif, que par le contenu plein d’humanité, vraiment sans leçon de morale, il n’y en a pas besoin. Un vrai bonheur de lecture. La fin, bouleversante:

« Il enfile ses bottes d’hiver, met une vieille chemise de chasse déchirée. Sa tuque à l’effigie du village de Kuujjuak sur la tête, il sort de la maison, descend vers la forêt. Devant les restes de la tente, à l’orée du sous-bois, il dégage la souche de la pruche sous la neige noire. Il s’assoit devant la forêt, sous un ciel de fin d’hiver. Son esprit dérive, vingt minutes passent.

Et dans le silence d’après-catastrophe, il entend le Nord se disloquer comme la banquise au dégel, il entend le Nord fondre sur le reste du monde. »

ICI, un intéressant article sur le hockey en pays Inuit.

 

 

« Bois de fer » -Mireille Gagné – La Peuplade/Poésie

« À celles et à ceux qui tiennent un arbre entre leurs mains »

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« Si un jour vous m’aviez dit que je me métamorphoserais en arbre, j’aurais amorcé des recherches plus exhaustives sur les différentes espèces et leurs caractéristiques afin de connaître celle qui a le cœur le plus dur. »

C’est je crois le second recueil de poésie dont je parle – et un troisième m’attend – , parce que quand même, la poésie contemporaine vaut qu’on en parle. En particulier sur un blog qui se veut ouvert aux écritures diverses.

Sachez que ce n’est pas chose simple. La poésie a quelque chose d’intime qu’il n’est pas toujours facile de partager.

Mais. J’ai lu hier au soir ce merveilleux poème – qui n’est pas en vers – où une femme et un arbre se confondent de leurs branches, bras et jambes, de leurs feuilles, de leurs parasites et maladies et souffrances sous les mêmes sautes de vent et de détresse . Règne sur cet enchevêtrement une pensée, un cerveau avec ses conflits, ses peines et ses joies et pour y pallier ou pour comprendre, il y a un médecin. Je trouve l’idée bonne et drôle. Même s’il y a de la douleur, cette femme/arbre chez son médecin, son chiropracteur, son hypnothérapeute, c’est drôle. Et ainsi Mireille Gagné, avec légèreté, une écriture vive, nous inclus au cœur de ce Bois de fer, pour un sujet profond qui parle de nous, humains. 

Ce poème a quelque chose d’enthousiasmant, à nous rapprocher ainsi des arbres, si vitaux et si menacés, sauf peut être ce bois de fer, ce bois au cœur si dur, un cœur comme parfois nous aimerions en avoir un. En courts chapitres donnant une grande vitalité à la lecture, le poème nous emmène de branche en branche, et jusqu’ au cœur si dur de ce bois de fer. Mireille Gagné écrit là un poème naturaliste vibrant, intense, et vraiment beau et intelligent. Très belle introduction avec quelques vers de Sylvia Plath.

Je vous suggère de lire ICI l’avis de Fanny chez Aires Libres, que j’approuve totalement.

« Garçon au coq noir » – Stefanie vor Schulte- éditions Héloïse d’Ormesson, traduit par Nicolas Véron ( allemand )

CVT_Le-garcon-au-coq-noir_3425« Quand vient le peintre qui doit faire le retable de l’église, Martin sait qu’à la fin de l’hiver, il s’en ira avec lui. Il partira sans même se retourner.

Le peintre, il y a longtemps qu’on en parle au village. Et maintenant qu’il est là et qu’il veut entrer dans l’église, la clé a disparu. Henning, Seidel et Sattler, les trois hommes qui font ici la pluie et le beau temps, la cherchent à quatre pattes dans les églantiers devant la porte de l’église. Le vent fait bouffer leurs chemises et leurs pantalons. leurs cheveux volent dans tous les sens. De temps à autre, ils secouent la porte. À tour de rôle. Au cas où les deux autres n’auraient pas bien secoué. Et ils sont tout étonnés, chaque fois, qu’elle soit toujours fermée à clé. »

C’est merveilleux de pouvoir entrer en contact avec ce genre de livre. Des hasards de rencontres. Et voici un univers fantastique de conte gothique, quoi que cette définition soit insuffisante ou imparfaite. C’est là un livre très original, violent parfois mais facétieux aussi,  tour à tour drôle – comme cette entrée en matière avec trois crétins glorieux – , puis sombre, puis doux, tendre, et flamboyant, puis soufflant le chaud et le froid, Stefanie vor Schulte nous entraîne avec ces deux formidables personnages – trois, pardon -, Martin, son coq noir, et le peintre. Martin et le coq, première rencontre:

505px-Black_cock_(45496764122)« L’animal se pavane autour de l’enfant, ils se considèrent l’un l’autre, à partir de ce jour les cris cessent et jamais plus Martin ne criera ni ne pleurera. Il a de grands yeux, beaux et curieux. Où tout peut maintenant trouver le repos. À jamais tournés vers l’animal noir. Qui, lui non plus, ne regarde plus que l’enfant et ne s’apaise qu’auprès de lui. Ils sont dès lors inséparables, et paisibles l’un envers l’autre. […] Martin pose la main sur le cou du coq. Son fidèle ami. »

C’est une quête qui va démarrer dans ce village. Situer le lieu, c’est probablement un village allemand sans plus d’informations – et on se suppose un peu plus tard qu’au Moyen-Age, à cause des cavaliers et chevaliers, et puis de la princesse. On peut aussi se dire que lieu et temps sont imaginaires et n’existent que sous la plume de cette écrivaine…Mais au fond, peu importe, je me suis sentie par moments comme une enfant qui lit un conte qui fait un peu peur, qui fait pleurer puis sourire puis qui se tend à nouveau…Il s’agit là en fait d’une allégorie, qui met en scène la mort, l’amour, mais aussi la solidarité et le pouvoir. Il y a ce cavalier noir qui enlève les petites filles.

347px-Jacob_wrestling_the_angel_2 Martin est le survivant d’une famille très pauvre que le père a décimée à la hache. L’enfant est très intelligent, réfléchit beaucoup et va trouver enfin un ami à qui poser ses questions et qui saura lui répondre, l’aimer, le réconforter et l’accompagner. Conversation avec le peintre à propos des anges:

« -Ils sont l’image de l’amour. N »as-tu donc pas d’images de l’amour? »

Martin ne comprend pas;

« Une mère? », demande le peintre. Le garçon reste sans réaction.

« Des frères? Des sœurs? »

Ses frères et sœurs sont un souvenir qu’il garde enfoui au plus profond de lui, pour ne pas avoir à se rappeler aussi la hache que leur père a abattue sur eux.

Le peintre mastique un morceau de pain tandis que Martin cherche en lui-même une image d’ange.

« Franzi », finit-il par dire à voix basse.

Le peintre sourit et esquisse en quelques traits le visage grave de Martin sur un vieux bout de toile. Un bout de toile que l’artiste gardera longtemps sur lui. Longtemps après la fin de leur errance commune. Et chaque fois qu’il le regardera, ce sera avec la certitude que c’est le meilleur dessin qu’il ait jamais fait, et que jamais il n’a été en présence d’un enfant aussi pur, aussi indemne des vices propres à l’espèce humaine. »

Court extrait d’une page merveilleuse où l’amour et l’amitié, la solidarité, la compassion saisissent avec force. Et dans cet extrait, est le titre: « Garçon au coq noir », dans ce dessin tient tout ce qui lie les deux personnages. Une compréhension intuitive, immédiate, et une amitié, une affection profondes.

La quête que vont mener Martin et ses amis, peintre et coq, c’est celle de la petite fille de Godel, enlevée par le Cavalier:

366px-_Come,__and_she_still_held_out_her_arms.« En un éclair, le cavalier a dépassé Martin, l’instant d’après, il est à la hauteur de Godel, il abaisse le bras vers la fille, la soulève comme un fétu de paille et la fourre sous sa cape, pan d’obscurité dans le jour laiteux. L’enfant est maintenant au cœur des ténèbres, il n’a pas laissé échapper le moindre cri. Tout est allé si vite. La main de la mère est encore suspendue en l’air, toute pleine de la chaleur du corps de sa fille. Sa fille qui n’est plus là. »

Mais Martin lui, est là. Toujours en vie, protégé par le coq noir qui se perche sur son épaule,  qui lui parle seulement quand c’est nécessaire, et qui le défend tout le temps. Il fait peur, ce coq, c’est en cela qu’il protège Martin, les gens le craignent, ce coq noir comme l’enfer. Le coq est un animal empli de symboles et de croyances selon le lieu et les époques. Et il n’est sans doute pas ici par hasard, comme on le comprend à la lecture. Notre coq noir est en cela très bien choisi.

Les temps sombres sont arrivés, annoncés par le cavalier qui enlève les fillettes. Le mal rôde, la misère, la violence est tapie partout. 

Nous partirons et suivrons ces deux êtres de lumière, je ne dis pas la suite, c’est terrible et enchanteur à la fois. C’est d’une finesse d’esprit rare, c’est beau, émouvant, et ça se boucle en un texte parfait sur la forme, sur le fond : une vraie belle réussite. Je ne sais pas comment dire le « voyage » qu’on fait avec ce genre de livre. Je ne saurais trop vous inviter à partir avec Martin, son coq et son ami le peintre. Une belle fin, un choix juste pour ce Martin si attachant, la rédemption.

« Mais maintenant, ils rêvent de la vie qui pourrait être. L’herbe est une eau verte jusqu’à l’horizon, au-dessus duquel le soleil du soir enflamme une ceinture étincelante. Martin et Franzi peuvent désormais rêver ensemble une vie faite d’amour et de respect. Où il y aura une place pour le peintre. Et pour le coq. »

Premier roman abouti, fable merveilleuse et pleine de philosophie, émouvant de bout en bout, roman d’aventures aussi, vous verrez ! Et pour moi, coup de cœur et bonheur de savoir que naissent de nouveaux aussi beaux talents.

« Les nuits prodigieuses » – Eva Dezulier- éditions Elyzad

Les nuits prodigieuses« La nuit des Onze

Ange

Aucune route ne mène à Machado. Le temps ici n’est pas le même qu’ailleurs, non. Les habitations les plus proches sont à six heures de marche. Elles ont l’air de décors miniatures, de part et d’autre de la montagne. On ne distingue pas le mouvement des voitures et des troupeaux. Aucun bruit ne nous parvient. C’est comme j’ai dit: elles pourraient tout aussi bien être peintes à même la roche. Ce qui s’y passe ne nous concerne pas. Machado vit à son rythme, on n’y respire pas le même air. Il y a bien un curé qui monte, une fois l’an, mais on a nos propres superstitions, auxquelles on croit davantage qu’au catéchisme d’en bas. C’est tout. Machado est un monde clos. »

Mais quelle belle découverte que ce petit livre inclassable. J’y ai trouvé un conte ou une fable, une fantaisie qui n’est pas sans rappeler la littérature sud-américaine, même si cette histoire se déroule tout près de la frontière espagnole et n’est pas toujours drôle. Le village de Machado voit passer de nombreux clandestins qui vont vers la France; Machado, me direz-vous, ça sonne espagnol, non ?  Et est pourtant en France? Machado est une sorte d’enclave dans les Pyrénées, qui comme le dit Ange le berger au début de cette histoire est un monde clos, qui pourtant laisse passer, traverser des clandestins allant d’un pays à l’autre. Ceci a son importance dans l’histoire, car c’est un de ces clandestins de passage, Guillermo, qui va laisser quelque chose qui chamboulera la vie de cette bulle spatio-temporelle, et la vie d’Ange d’abord. Dans ces montagnes merveilleuses, avec Eugenia, ils s’en vont:

« Je pense souvent aux millions de pas de tous les clandestins qui ont façonné ces chemins de hasard et d’adieu. J’ai parfois l’impression qu’ils sont là, tout autour de nous, et qu’ils nous accompagnent, quand le vent soupire. c’est comme j’ai dit: des vagabonds se cachent dans les taillis.

Le crépuscule habille les visages et les sentiers d’ombres mouvantes. Eugenia s’épanouit sur la route, et rit avec une gaieté que je ne lui connaissait pas. Ses pieds minuscules ne laissent pas de traces sur le sol poudreux. »

sheep-g43648c65a_640Ange est le berger d’un propriétaire de troupeaux, Mr Bartimée. Ange est un homme simple, qui vit de peu, accompagné d’Isidro, un ouvrier agricole. Le patron est un homme rude, en particulier avec son épouse Livia.

Un jour donc Guillermo, ingénieur clandestin, va confier un dessin, le plan d’une machine à cet Ange décontenancé. Il doit fabriquer cette machine et l’emmener au fils de Guillermo, Tomás, 9 ans, déjà en France. Ce serait bête de vous dire ce que doit fabriquer Ange, ni pourquoi, mais dans cette machine certains verront le diable et d’autres dieu. Alors que la réponse est bien plus simple. En tous cas, ce pauvre Ange va fabriquer cette machine en piquant ici et là – y compris chez son patron – des pièces hétéroclites pour la fabriquer. Une fois terminée, il en sera la première « victime ».

482px-Leonardo_da_Vinci_-_RCIN_912699,_Pictographs_c.1487-90Je mets des guillemets car, comme pour beaucoup d’entre elles, c’est l’usage qu’on fait des choses et aussi le « cœur » qu’on a qui en détermine l’action. 

Nuria, l’épouse d’Hostien, va être assassinée:

« J’ai touché le visage glacé de Nuria, ses mains, sa peau. Ce que j’ai d’abord pris pour une fleur rouge sur sa poitrine. Une putain d’idée stupide. Et même maintenant, j’y pense et je ne vois que la fleur.

J’ai contourné le lit, tiré les rideaux. Le soleil éclairait comme un phare. Éclairait ça. Rouge. Couleur invivable. On devrait l’interdire. Mon pied a buté sur quelque chose. La lame. Manquait la main. La plaie, la lame, la main, le nom. Qui? »

Chronique courte et qui se contente de dire mon enthousiasme pour vous inviter à aller faire un tour à Machado, mais quand même je ne vous laisserai pas en plan sans vous parler juste un peu des quatre sœurs, anachroniques et merveilleuses conteuses, Ada, Ida, Zelna et Florinda ( déjà rien que pour elles la lecture vaut le coup) :

« Quatre silhouettes voûtées surgissent derrière un bouquet de mélèzes rouges. Dans le petit matin, elles descendent à la queue leu leu vers la place du Velo Polvoroso. Vêtues de grandes robes à crinoline, elles font quand elles marchent un bruit de torrent. Ce sont les Impératrices. Elles sont sœurs, et la cadette doit avoir plus de cent ans.

Il y a longtemps, quand elles étaient jeunes, un homme les a aimées toutes les quatre. Un riche marchand à la peau sombre et au parler d’ailleurs. Il les couvrait de cadeaux et de toilettes chamarrées: elles étaient l’attraction du village. Le marchand, lui, n’appréciait pas qu’on lui demande d’où il venait. Il répondait qu’il était français, parfaitement français, puisqu’il habitait l’Empire. Alors on l’a surnommé l’Empereur, pour se moquer. On le disait avec une sorte de courbette ironique pour le faire enrager. Il n’était pas d’ici, c’est tout. Le soupirant est mort depuis longtemps, mais les quatre sœurs ont conservé leur titre dérisoirement clinquant d’Impératrices. »

Les femmes dans ce livre sont magnifiques, toutes, Livia, Ada, Zelna, Ida, Florinda et aussi Eugenia, et Nuria,Talia… Quant aux hommes, ils sont sanguins, colériques, immodérés, sauf les deux bergers, Ange et Isidro, doux comme leurs agneaux. 

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Bonheur, Rosa; Shepherd of the Pyrenees; Brighton and Hove Museums and Art Galleries; http://www.artuk.org/artworks/shepherd-of-the-pyrenees-74284

Voici une superbe histoire métaphorique sur l’amour, mais aussi sur la solidarité. En commençant cette lecture, je ne m’attendais à rien de particulier, et là, j’ai été « chopée »  aux premiers mots par la voix d’Ange et sa façon de s’exprimer ( beau travail sur les voix ):

« Et la vie de Machado se déroule sans penser au reste de la Terre. Même moi, qui travaille ici depuis tout petit, à la ferme de Ventanas, on m’appelle toujours « le gamin d’en bas ». On se moque un peu de moi, je crois qu’il n’y a pas de raison, non: c’est simplement que je viens d’en bas, c’est tout. »

Je m’arrête donc là, encore enchantée par cette si belle histoire pleine de magie, de charme(s), de nature, encore envoûtée par les voix des quatre Impératrices, majestueuses et bonnes. 

Quant à la machine, je ne saurais dire si je souhaiterais la posséder…A vous de voir, à vous de lire. En tous cas :coup de cœur !

Ange et Eugenia, fin du roman:

« Je l’observe à la dérobée. Les idées trottent dans ma caboche, de-ci de-là, comme le mouton à deux têtes. Dix minutes passent en silence, puis Eugenia recommence à bavarder de tout et de rien avec moi. Elle ne parle plus de reconstruire la machine et semble avoir déjà oublié cette conversation. Elle tourne dans ses doigts la médaille de Saint Gilles, qu’elle a trouvée dans la montagne, et qu’elle presse souvent contre ses lèvres. Ça ferait une bonne relique d’amour, oui. »

Pour toutes les femmes de ce beau roman et pour Ange le Tendre: