« Enfant de salaud » – Sorj Chalandon – Grasset

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Dimanche 5 avril 1987

-C’est là.

Je me suis surpris à murmurer.

Là, au bout de cette route.

Une départementale en lacet qui traverse les vignes et les champs paisibles de l’Ain, puis grimpe à l’assaut d’une colline, entre les murets de rocaille et les premiers arbres de la forêt. Lyon est loin, à l’ouest, derrière les montagnes. Et Chambéry, de l’autre côté. Mais là, il n’y a rien. Quelques fermes de grosses pierres mal taillées, calfeutrées au pied des premiers contreforts rocheux du Jura.

Je me suis assis sur un talus. J’ai eu du mal à sortir mon stylo. Je n’avais rien à faire ici. J’ai ouvert mon carnet sans quitter la route des yeux.

« C’était là », il y a quarante- trois ans moins un jour.

Cette même route au loin, sous la lumière froide d’un même printemps. »

Ainsi commence ce roman autobiographique qui fait suite à « Profession du père ». Sorj Chalandon boucle ici l’enquête, en quelque sorte, qu’il a menée sur son père. Cet écrivain dont j’aime et l’écriture, et les propos m’avait bouleversée avec « Profession du père » et une histoire d’enfance si tordue, si triste qu’on a même du mal à croire qu’une personne, un père en l’occurrence, de cette sorte puisse exister et qu’un enfant puisse en sortir comme l’a fait Sorj Chalandon. Et pourtant. J’imagine la souffrance qu’il a pu ressentir en écrivant ces deux récits. Comme l’extraction d’une mauvaise dent qui fait souffrir, taraude, harcèle et prend toute la place, parce qu’elle fait partie de nous, l’écrivain a voulu faire place nette et tenter d’extirper un peu de vrai de tout ce qu’il savait faux des dires de ce père, sinistre et pitoyable personnage. Et néanmoins : son père. Quand il lui dit « Papa », ça me fait mal pour lui, le fils, l’enfant de salaud..

800px-LeeMutimer_-_MMp0673Sorj Chalandon écrit bel et bien un roman, car il fait coïncider sa découverte du dossier de son père avec le procès de Klaus Barbie à Lyon, en 1987, alors qu’il a obtenu ce dossier, son père déjà mort. Sorj Chalandon couvre le procès avec un reportage pour le journal Libération, ce qui lui vaudra le prix Albert Londres ( pour ce reportage et ses reportages sur l’Irlande du Nord ). Dans ce roman, donc toujours tenu par le désir et l’impérieux besoin de comprendre qui est son père, il se décide à chercher, une seconde enquête en marge du procès mais en fait en lien total. L’auteur qui au début du livre se trouve à Izieu, bouleversé par cet endroit et l’histoire sinistre qui s’y déroula, est ramené à son père qui l’a abreuvé de mensonges, qui l’a maltraité et qui sans relâche poursuit sa mythomanie fantasque et cruelle.

« Non. Le salaud, c’est l’homme qui a jeté son fils dans la vie comme dans la boue. Sans trace, sans repère, sans lumière, sans la moindre vérité. Qui a traversé la guerre en refermant chaque porte derrière lui. Qui s’est fourvoyé dans tous les pièges en se croyant plus fort que tous: les nazis qui l’ont interrogé, les partisans qui l’ont soupçonné, les Américains, les policiers français, les juges professionnels, les jurés populaires. Qui les a étourdis de mots, de dates, de faits, en brouillant chaque piste. Qui a passé sa guerre puis sa paix, puis sa vie entière à tricher et à éviter les questions des autres. Puis les miennes.

Le salaud, c’est le père qui m’a trahi. »

La quatrième de couverture donne un des meilleurs extraits du livre de « cet enfant de salaud », qui résume à lui seul d’une part les actes du père, d’autre part la colère et surtout la souffrance du fils, privé de tout ce qui est le père, un père. Et on a le sentiment en lisant ce livre que jamais il ne s’en remettra, et c’est bouleversant. Pour moi presque traumatisant.

Ainsi, suivant le parcours d’un père fou à travers les rapports de police, divers papiers qu’il arrive à exhumer, il suit une piste tortueuse et surtout inepte, incompréhensible tant va se révéler grand l’écart entre les dires et les faits. Et tant le père ressort de cette enquête veule, lâche, et finalement complètement fou.

Dans cette vidéo, Sorj Chalandon explique comment s’est construit ce roman.

Quant au procès, le fils en profite pour observer son père venu y assister, voir ses réactions, les expressions de son visage. Ce salaud de père semble aimer particulièrement les interventions de Me Vergès et être bien peu atteint par les témoignages des rescapés des camps, des interrogatoires et des tortures de la Gestapo. Extrait particulièrement abominable:

« À propos d’un témoin, femme violée par un chien dans le bureau de Barbie:

« -La torture est liée dans l’imaginaire, à la sexualité. Pour qu’un chien puisse violer une femme, il faut que celle-ci l’y incite, au moins par une posture indécente. »

Dans la salle ce fut la consternation. Deux avocates se sont levées.

« -Un chien ne peut pas posséder une femme, mais seulement une chienne, à quatre pattes. »

Le témoin qui avait rapporté la scène s’est levé en criant.

« -Ce que je dis est vrai! »

Simone Lagrange, jeune fille torturée devant ses parents, s’est dressée à son tour, hors d’elle, avant de se rasseoir, de se tasser sur sa chaise et pleurer. Vergès, lui, a continué, sans un regard pour ces détresses.

« -L’évolution des fantasmes de certains témoignages pourrait intéresser les psychiatres, pas la justice ! »

Silence dans le public. Les journalistes notaient, tête baissée. »

Sorj Chalandon relate le témoignage de Geneviève De Gaulle-Anthonioz, alors que ce jour-ci son père est absent.

« Jeune étudiante en histoire, Résistante, arrêtée, battue, déportée à Ravensbrück, elle a évoqué l’acharnement des nazis à fabriquer des « sous-êtres ». Pas un mot brisé lors de son témoignage, pas une phrase en larmes, pas une plainte, pas un sanglot. Elle a partagé avec nous l’image des nourrissons noyés dans un seau à la naissance. La stérilisation forcée des gamines tsiganes de 8 ans. La nièce du Général nous a raconté à quoi s’amusaient les bandes d’enfants abandonnés qui survivaient derrière les barbelés.

-Ils jouaient au camp, monsieur le Président.

Sa voix douce.

-L’un tenait le rôle du SS, les autres des déportés. »

J’aurais tellement aimé que tu apprennes cela.

Et que tu voies cette grande petite dame s’écrouler d’un malaise cardiaque sur les marches du palais de justice en sortant de l’audience, terrassée par ce qu’elle venait de revivre, et mourir à nouveau pour nous tous. »

325px-Dossier_de_photographies_soumises_aux_témoins_du_procès_Barbie,_portrait_de_Klaus_BarbieOn va les entendre, ces témoins, et ça donne des pages terrifiantes, qui désespèrent de ce que peut être parfois un être humain. L’auteur, écoutant cela et mettant en parallèle les mensonges multiples de son père est totalement effondré et entre alors dans une colère froide, allant enfin au bout et parvenant à mettre son père au pied du mur.

Ce livre m’a touchée profondément. Outre la sympathie et une sorte de solidarité ressentie pour l’auteur – le mot « empathie » commence à m’agacer, mis à toutes les sauces…-, il est toujours utile de revivre ce genre de procès, et de se souvenir de ce qu’est réellement une dictature, de se souvenir de ce que sont capables d’infliger à des êtres humains d’autres êtres humains à partir de théories nauséabondes. Il est utile et urgent de s’en souvenir. 

Pour moi, Sorj Chalandon est vraiment ce qu’on appelle « un grand bonhomme » qui chaque fois qu’il écrit m’atteint émotionnellement. Je dois le dire, et je le salue : respect, Monsieur.

« Klaus Barbie est mort à Lyon le 25 septembre 1991, incarcéré à la prison Saint-Paul.

Il avait 77 ans.

Mon père est mort à Lyon le 21 mars 2014, interné à l’hôpital psychiatrique de Vinatier.

Il avait 92 ans.

Le dossier de la Cour de Justice de Lille, qui lui était consacré, était conservé aux Archives départementales du Nord sous la cote 9W56. J’ai pu l’ouvrir le 18 mai 2020, six ans après sa disparition. Grâce au travail, à l’attention et à la délicatesse de Mireille Jean, directrice des Archives, et de son équipe. »

« Fantômes » – Christian Kiefer – Albin Michel/Terres d’Amérique, traduit par Marina Boraso

Fantomes« Ray Takahashi revint au mois d’août. À ce moment-là nous avions relégué cette histoire dans le passé – ou du moins avions-nous essayé de le faire -, et ce que l’on pouvait éprouver d’inquiétude ou même de culpabilité avait cédé la place à un mélange d’exultation et de désespoir, car nos garçons étaient maintenant de retour, transformés par la guerre. Chez certains, il ne subsistait plus qu’une absence là où s’était trouvé un bras ou une jambe; d’autres revenaient brisés par des expériences dont nous ne saurions jamais rien. Et puis il y avait ceux, bien sûr, qui ne rentreraient pas, et dont les familles recevaient via la Western Union un télégramme signé par un général inconnu de nous tous. Plus tard arriverait le cercueil drapé dans les plis de la bannière étoilée. »

Un intense plaisir à lire ce très beau livre, très touchant sur cette histoire de la déportation de la population japonaise des USA dans les années 40, après l’attaque de Pearl Harbor J’avais lu avec curiosité et une grande émotion le livre de Julie Otsuka « Quand l’empereur était un dieu », car je ne connaissais pas du tout ces faits. Christian Kiefer, tout en pudeur, avec une grande empathie intègre cette histoire dans une terrible histoire familiale.

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J’ai trouvé là à mon sens un écrivain abouti et cette lecture a été un intense moment, car malgré l’histoire si dure, entre les retours de la guerre du Viet-Nam de jeunes gens détruits, des familles détruites, entre l’histoire bouleversante de la famille Takahashi, les amours et les amitiés trahies, derrière ça et malgré ça, j’ai ressenti un sentiment de fraternité avec ces personnages. Christian Kiefer évite avec beaucoup de délicatesse tous les écueils et lieux communs qui auraient pu se trouver dans un tel récit.

« Je ne crois pas exagérer en disant que l’Amérique était devenue pour moi – comme peut-être, pour tous les soldats de retour d’Asie du Sud-Est – un lieu complètement étranger, où les passants aperçus semblaient interpréter un rôle qu’on leur aurait attribué, déambulant sur les avenues propres  et blanches d’une Amérique propre et blanche. J’étais incapable de me faire à l’idée que ce monde-là et celui dont je revenais pouvaient exister simultanément et sans contradiction apparente. »

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J’ai tellement aimé sa voix, celle de John qui rentré de la guerre, revenu de l’enfer, trouve abri chez sa grand-mère – merveilleux personnage – et après avoir repris pied dans la vie « ordinaire », John Frazier va  trouver la paix en écrivant un roman. Son personnage est Ray, le jour de la déportation, sous l’œil de Kimiko:

« Ce qui retenait son attention, c’était la silhouette claire et nettement découpée de son propre fils dans son jean et sa chemisette, tout près des enfants Wilson – qui, en réalité, n’étaient plus des enfants – , l’inséparable trio manifestant toujours cette complicité cultivée au fil des ans. À son retour de la guerre, une part obscure se serait mêlée à son caractère, quelque chose qui prendrait dans mon imagination l’aspect d’une floraison noire s’étendant sur lui au cours des nuits passées en pleine forêt vosgienne, alors que le sang de ses amis et compagnons coulait sur les pentes fangeuses tapissées d’épaisses broussailles. »

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C’est donc dans son entourage proche qu’il se plonge sans se douter qu’il va mener une  enquête autour de Ray qui lui révèlera des secrets affreux, douloureux. Sous sa plume, le drame de la famille Takahashi, de Ray leur fils, va apparaitre au grand jour. Et ce n’est pas glorieux.

Les personnages principaux, enfin les deux femmes au cœur de l’enquête de Ray sont  Evelyn Wilson, la tante de John, épouse de Homer, mère d’Helen et de Jimmy, et Kimiko Takahashi, épouse de Hiro, mère de Doris, Mary et de Ray pour Raymond. Evelyn :

« Tante Evelyn.

-Bonjour John. »

Elle n’est pas allée jusqu’à me sourire – je crois bien qu’elle ne souriait jamais -, mais le signe de tête qu’elle m’a adressé se voulait probablement aimable; son visage anguleux et ciselé était toujours bordé d’un foulard léger, dont les bords formaient une corolle autour de la masse bouffante de sa chevelure. »

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 Tule Lake

Alors que Hiro et Homer vont se lier d’une véritable amitié, alors que Ray, Jimmy et sa sœur  joueront ensemble, puis que Ray et Helen tomberont amoureux, on suit l’avancée des temps et cette brutale déportation des américano-japonais à Tule Lake, une déportation nommée « mise à l’abri », alors que Pearl Harbor génère une haine intense contre les Japonais aux USA. Après l’Europe, la guerre dans le Pacifique génère la haine, le rejet. C’est la désillusion pour la famille Takahashi, une colère sourde, et pour Hiro, la constante confiance en son ami Homer. Evelyn et Kimiko se tiendront toujours à distance l’une de l’autre. Et des années plus tard, le monde a changé:

« L’endroit où m’a emmené ma tante était un modeste café un peu vieillot dans la rue principale d’Auburn, dont la rangée de commerces à l’ancienne fleurait la nostalgie d’une période qui relevait probablement du fantasme. La mémoire s’entend si bien à filtrer les horreurs qu’il ne demeurait de ce temps-là qu’une vaporeuse lumière jaune et le sentiment qu’avait existé, dans un fabuleux autrefois, un monde où la vie était plus belle qu’elle ne le serait jamais, un monde où les enfants respectaient leurs aînés, où les branches étaient chargées de fruits et les règles justes et faciles à appliquer. »

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Tandis que John nous conte son retour de guerre, ravagé par la drogue, soigné par sa chère grand-mère, sa tante Evelyn le sollicite pour libérer sa conscience d’un secret très moche.

Toute la lecture est passionnante, tout est bien construit, tout est tempéré juste assez pour laisser affleurer ce qu’il faut de sentiments forts chez John, un peu de honte qu’il ne ressent pas à titre personnel mais en écoutant, observant sa tante en particulier.

Voilà ces deux personnages, Evelyn que je trouve insupportable, fausse, et Kimiko, la dignité blessée, le dédain pour Evelyn qui s’est laissée aller bien bas. Que dire de ces deux femmes qui semblant s’entretenir courtoisement en fait s’affrontent, Kimiko toute en dignité et colère sourde, Evelyn, avec ses airs éternellement supérieurs, jamais humble, jamais vraiment sincère. Je ne vous dis pas pourquoi cet affrontement, pourquoi  tant de colère entre elles. Mais le fond du livre, outre la guerre, c’est le racisme, évidemment, et la discrimination.  De ses années de guerre, John a gardé un ami, Chiggers, Hector. Un des moments les plus forts, même si c’est bref, c’est quand John appelle chez la mère de Chiggers et :

« -Je m’excuse d’appeler aussi tard.

-Oh, il n’est pas si tard que ça. »

J’ai cru un moment qu’elle allait me demander d’attendre une minute, ou me répondre qu’il était absent, mais elle est retombée dans le silence et c’est moi qui l’ai questionnée:

« Il est là? Je peux lui parler?

-Oh, non, il n’est pas là.

-Il doit rentrer bientôt?

-No. Se murio.

J’ai éprouvé alors une sensation de chute brutale, je m’abîmais dans un gouffre en battant des bras, précipité vers le sol lointain, au-dessus de moi un hélicoptère hachait l’air de ses pales et les roseaux de l’immense plaine se projetaient vers moi.

« Il est mort, c’est ça?

-Il a marché vers le large. »

Malgré l’émotion qui affleurait dans sa voix, elle ne s’est pas effondrée, elle n’a pas fondu en larmes.

-« Il s’est noyé?

-C’était un bon garçon. »

Il n’y a même pas eu un mot d’au revoir, je n’ai entendu qu’un léger déclic avant le silence complet.

Le son qui est monté de ma gorge tenait du cri et de l’aboiement, une sorte d’explosion qui s’échappait de mon cœur comme un flot de bile noire. Pas plus tard que ce matin, je m’étais installé à cette même table avec une tartine de confiture à la fraise, j’y avais bu un café Maxwell avec du lait sorti du réfrigérateur de ma grand-mère, et pendant tout ce temps, Chiggers était mort. »

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Ainsi Christian Kiefer apporte un nouveau témoignage de l’horreur et de la stupidité de la guerre, où qu’elle soit, quelle qu’elle soit et ce avec un talent exceptionnel et une grande sensibilité. Cette histoire des Japonais en Amérique à cette époque vaut qu’on en parle, et je dois dire que ça fait ici un splendide et très puissant roman, on sent chez l’auteur une humanité noble, sans aucun effet de mode, sincère. Il dédie d’ailleurs ce livre « aux individus et aux familles qui ont été déportés à Tule Lake en mai 1942 ».

Un très beau, très bon livre qui m’a captivée d’un bout à l’autre, car il se lit comme une enquête, sur fond de combats plus meurtriers les uns que les autres, jusqu’au microcosme des familles. Touchée au cœur .

Histoire et écriture magnifiques et bouleversantes. 

Credence Revival, Fortunate son