« Le soldat désaccordé » – Gilles Marchand- éditions Aux forges de Vulcain

CVT_Le-soldat-desaccorde_8161« Je n’étais pas parti la fleur au fusil. Je ne connais d’ailleurs personne qui l’ait vécu ainsi. L’image était certes jolie, mais elle ne reflétait pas la réalité. On n’imaginait pas que le conflit allait s’éterniser, évidemment. Personne en pouvait le prévoir. On croyait passer l’été sous les drapeaux et revenir pour l’automne avec l’Alsace et la Lorraine en bandoulière. De retour pour les moissons, les vendanges ou de nouveaux tours de vis à l’usine. Pour tout dire, ça emmerdait pas mal de monde cette histoire. On avait mieux à faire qu’aller taper sur nos voisins. »

Voici encore un livre magnifique. Ce début, assez banalement dit le départ de toute une génération « la fleur au fusil », et pourrait annoncer un énième roman sur cette affreuse guerre de 14-18.

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Il n’en est rien, car ce livre s’affirme avec force très vite comme original, traitant autant de l’amour que de la guerre. Une guerre atroce et un amour fou. Joindre ainsi ces deux sujets aussi bien, je crois que c’est très rare. Parce que cette histoire ne ressemble à aucune autre que j’aurais lue sur ce sujet. Écriture remarquable qui provoque une vive émotion, la fin m’a beaucoup touchée, toute cette histoire m’a émue, j’irais jusqu’à dire bouleversée. 

Gilles Marchand a une voix originale, une narration qui noue l’horreur, l’ironie, la force humaine, la résistance, et puis cet amour fou entre Emile et la Dame de la Lune.

 » Y avait plus d’arbres, plus d’animaux, plus de vie. Alors des fleurs, vous pensez bien. Elle avançait dans l’obscurité, s’accroupissait, ramassait une douille et la mettait dans la gibecière qui lui cognait les cuisses à chaque pas. Je ne sais pas comment elle faisait pour pas se faire tirer dessus. À croire que les Allemands la voyaient pas. On disait qu’ils pouvaient pas la voir parce que la lune ne l’éclairait que de notre côté. C’est pour ça qu’on l’appelait « la Fille de la Lune ». Il y en a qui affirmaient qu’elle ne vivait que la nuit. Le jour, elle disparaissait. Elle se volatilisait. On ne savait jamais comment elle arrivait là. On jetait un œil par-dessus le parapet et elle était là. »

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Le narrateur est un ancien combattant, qui aux premiers feux de la guerre a perdu une main, et qui quelques années après l’armistice est chargé de retrouver Emile Joplain. Comme d’autres comme lui, il est chargé de retrouver une personne ou sa dépouille pour les familles assommées de chagrin de ne pouvoir se raccrocher à quoi que ce soit, même pas un lieu. Sa rencontre avec Blanche Maupas va être décisive,  la mère d’Émile. Gilles Marchand nous emmène alors sur la piste du soldat disparu, dans les décors sinistres de cette guerre. Galerie de portraits, vision des tranchées, récit d’un massacre général, pourtant, l’amour complètement fou entre Emile et La Dame de la Lune, car, cette fiancée lunaire, Lucie, elle aussi cherche de manière totalement démente son fiancé disparu. Quant à lui, notre narrateur, il pleure sa bien-aimée Anna.

« Mon Anna. Rêvée pendant quatre ans, partie en quelques heures.

Je me suis allongé contre elle, j’ai pressé mon visage contre le sien, je l’ai embrassée. Je voulais qu’elle m’embrasse aussi, qu’elle m’emmène avec elle. Je voulais l’accompagner.

La mort n’a pas voulu de moi. Elle m’avait rôdé autour pendant quatre ans et maintenant, elle m’ignorait, cette vieille carne.

J’ai pleuré.

Je n’avais pas pleuré à la guerre. Je n’avais pas pleuré quand j’avais perdu ma main. Quand Anna est morte, j’ai pleuré toutes les larmes de mon corps. Elles étaient inépuisables. Je pleurais pour tout ce gâchis, ces années perdues, volées, massacrées. »

Je tiens à le dire, ce roman est non seulement riche en histoire, cette Histoire à grand H qui est souvent un conte d’horreur, mais il est aussi riche en histoires, celles au petit « h », celles de gens comme cet ancien combattant, ses camarades, son Anna, la Dame de la Lune Lucie ou Emile Joplain le disparu. Et toutes ces masses de pauvres soldats entraînés dans quelque chose qui les dépasse et les abat avec une infinie violence et une ineptie tout aussi infinie. Quand le soldat enquêteur arrive au bout de sa recherche, une autre guerre pointe sa face morbide à l’horizon. C’est dire comme le monde a mauvaise figure. 640px-0_Le_boyau_de_la_mort_-_1914-1948_-_Dixmude_(Belgique)_2

La fin du livre nous plonge dans le chant poétique d’un accordéoniste, alter ego d’un cireur de chaussures à la gueule cassée, quand le narrateur demande une histoire d’amour. 

« Je me suis installé sur la chaise et, pendant que le cireur frottait le cuir de ma chaussure gauche, son comparse me demanda si je voulais une histoire à pleurer, une histoire à frémir, une histoire à rire, une histoire à frissonner.

Un peu désœuvré, je répondis que j’avais déjà entendu toutes les histoires, que c’était même mon métier. Il est resté silencieux. Alors j’ai ajouté: « Moi, ce que je voudrais, c’est une histoire d’amour. »

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Le long chant de l’aveugle accordéoniste, qui tel un aède déroule une histoire d’amour comme on en rencontre peu, clôt le livre avec une émotion qui personnellement m’a fait venir des larmes. 

« On voulait des lions, on a eu des rats.

On voulait le sable, on a eu la boue.

On voulait le paradis, on a eu l’enfer.

On voulait l’amour, on a eu la mort.

Il ne restait qu’un accordéon. Désaccordé. Et lui aussi va nous quitter. »

Lisez, et allez rencontrer « Le soldat désaccordé » . Pour moi, méchant coup de cœur. 

« Héroïne » – Tristan Saule- Le Quartanier éditeur/ Parallèle noir

6243468698eac« Le samu, bonsoir.

Au bout du fil, une voix féminine, brisée, tremblante.

-Il faut venir. Il faut venir.

-Dites-nous ce qui se passe, madame, dit la permanentière. Comment vous appelez-vous?

Il y a un souffle dans le combiné. Le vent peut-être. Ou alors la respiration vaine de la femme.

-C’est moi, dit-elle. Je suis rentrée dedans. Je l’ai tuée. Elle bouge plus.

-Où êtes-vous madame? »

Comme j’ai aimé ce livre ! Noir à souhait, dans le sens le plus large qu’on donne à ce qualificatif. Ce court roman, court mais parfaitement bouclé n’est peut-être pas fait pour les jours de bourdon. Nous voici dans la ville de Monzelle, avec ses quartiers  populaires, ses dealers, et son hôpital où sévit l’épidémie de Covid qui commence juste son travail de maladie, de mort et d’isolement. Sans oublier les victimes de tout le reste.

Je ne savais pas qu’il y avait un volume précédent de Tristan Saule ( quel joli pseudo… ), titré « Mathilde ne dit rien ». Regroupés sous le titre général de « Chroniques de la place Carrée », un livre par an est annoncé. Je vais évidemment lire le premier, et je ne raterai pas les suivants, tellement j’ai aimé d’une part la façon d’écrire, la construction et l’abord des personnages.

640px-Grands-ensemblesOn commence avec la colline et les dealers, Tonio, Ahmed, et Le Manouche, Lounès et Mokhtar et Salim. Puis arrive Laura. Sans aucun doute et en ce qui me concerne le personnage le plus émouvant. Laura est infirmière et ce soir-là, c’est une autre Laura qui arrive sur une civière. Ambiance Urgences, lumières blafardes, odeurs, stress, bruit des roues des brancards, voix sous les masques qui tentent de rassurer, où qui disent l’urgence, hâte organisée que seul un hôpital peut contenir. Laura qui garde la tête froide autant que possible, devant cette situation où elle avance à tâtons, dans l’inconnu, comme ses collègues. 

« Les constantes vitales de la jeune fille s’effondrent. En une chorégraphie lugubre, Rose, Gauthier et Brigitte, une infirmière venue en renfort, s’affairent autour de la victime dans un mutisme inquiétant. Ce sont les machines qui parlent, tel un chœur antique déjà en train de pleurer l’héroïne que le destin enlève. Dans le vacarme des sonneries électroniques, des grincements de semelles sur le lino, sous la plainte du lit métallique malmené par les opérations de réanimation, une vie sur le point de s’achever. »

Laura. Laura, celle qui pousse le brancard de l’autre Laura, Laura l’infirmière est tombée raide dingue amoureuse de Marion. Elles se croisent au cinéma, car Laura est cinéphile. Laura finira par être assez convaincante pour séduire Marion. Mais.

Il y a les dealers, en un réseau bien mal organisé, des silhouettes qui arpentent les zones de HLM, semant leurs petits sachets tout en se faisant quelques prises.

« Ahmed est dans le vestibule de la tour 1, assis entre les poussettes que les mamans préfèrent laisser là plutôt que de les monter et les descendre de l’appartement trois fois par jour. À cette heure-là, personne ne le dérangera. Et puis, il sera à l’abri du vent. Avec l’hiver qui approche, il ne fait pas chaud, cette nuit. Il sort sa boulette d’héroïne et son matériel d’injection. »

Mais un gros coup, une jolie livraison arrive. On rencontre plus précisément le Manouche et son lieu de vie pour le moins alternatif. Puis quelques habitants de la cité, Joëlle, Thierry et Cynthia, Nadine, Zacharie et son vélo de livraison Uber Eats et beaucoup d’autres. Et puis deux enfants qui jouent, Idriss et Zoé. Et tout ce monde humain forme un nuage mouvant, une nébuleuse qui varie au fil des jours et des nuits, au fil des événements que personne ne maîtrise vraiment. Et la mort qui rôde:

640px-Defense.gov_News_Photo_970806-N-2066E-002« On discute avec lui, on rigole et puis, une heure plus tard, on le fout dans un sac. J’ai dit tout ça, dans la chambre, devant tout le monde. Je pleurais au bord du lit comme une gamine, c’est pas vrai, Sonia? Je voyais rien du tout. Je savais pas quelle tête vous faisiez. J’ai juste entendu sa voix. La docteure Hanh, elle a dit « OK ». Elle a dit « OK, on bouge pas d’ici. Vous lui faites la toilette mortuaire et, seulement après, je prononcerai le décès et on l’isolera. » C’est son mot pour dire qu’on la fout dans un sac. Mais elle a été cool. Nous, on a fait la toilette. Il y avait plus un bruit. C’était pas des belles funérailles. Il en aura pas, des belles funérailles, ce monsieur. Mais c’était déjà ça. »

cinema-g53bda65a1_640Les paragraphes se fondent les uns aux autres, s’interpellent, en une construction qui rend si bien les mouvements, déplacements, et les pensées parfois floues, confuses, ou prosaïques: c’est remarquable ! Toute la vie de cette cité bruisse, vibre, se déplace, ça rebondit comme une balle contre un mur, sans prendre jamais la même trajectoire. J’ai trouvé ça absolument réussi et très puissant, en tous cas, l’effet que ça a produit sur moi est très fort. Le cinéma tient une place importante, comme Laura dans le livre. L’amour de Laura pour Marion aussi, fend le cœur. Reparler de ce livre me bouleverse. La vie de l’hôpital, très présente sur la seconde partie du livre, est décrite avec une grande humanité, et un réalisme frappant.

« Alors que Laura porte les draps souillés vers la corbeille, le téléphone sonne. Le service de néphrologie a besoin d’un lit tout de suite pour un homme de soixante-six ans, admis huit jours plus tôt pour insuffisance rénale. À son arrivée, il toussait un peu et son état s’est aggravé. En début de soirée , il respirait avec peine. Il n’a pas été testé mais le scanner est parlant. Il est sûrement positif au corona. C’est Jean-Jacques Richter, un ancien collègue, infirmier à la retraite […] À 3 h 05, Richter débarque dans le service, sur un brancard poussé par le docteur Millot, furieux, et Quentin, l’aide-soignant. Le patient est très faible. Il ouvre grand la bouche pour respirer. À chaque inspiration, ses yeux reflètent un éclat de panique. »

Je suis sortie de cette lecture un peu abasourdie, une calotte derrière la tête, de celles qui font venir les larmes aux yeux. Parfois, je trouve cette tentative de restituer une lecture assez facile. Parfois non mais on y arrive, et parfois c’est mission impossible. Je remets ça tout le temps en question. Ce livre est beau, triste mais pas seulement, il est plein de vie, des réalités de la vie, de la conception à l’enfance et à la mort, ce livre est une atmosphère, et comme je le dis plus haut, vraiment c’est un jeu de phrases lancées comme des balles sans véritable cible qui rebondiraient entre les murs de Monzelle, contre ceux des HLM et ceux de l’hôpital, entre les cœurs palpitants de Laura, Marion, et les autres, laissant des traces, blessant ou tuant aussi sûrement que cette héroïne qui circule à Monzelle. Mais héroïne aussi est Laura, dont le destin me remplit de chagrin.

Je me refuse ici à raconter les faits, à entrer dans le détail. Ce livre est construit de chair, de sang, d’espoir désespérant et désespéré – oui c’est possible, un espoir désespéré – pétri d’humanité, cette humanité à la peine autour de nous. Celle qui finit par s’étioler, se décourager. Face aux difficultés économiques, face à la solitude, face à un désarroi qui recouvre tout. Tristan Saule parvient avec une impressionnante sobriété à nous donner un texte qui cogne à l’estomac, qui touche au cœur, qui met KO. Et il parvient surtout à parfaitement rendre cette atmosphère de temps suspendu que nous avons tous vécu plus ou moins bien, mais qui a laissé des traces, je crois, en chacun de nous. Une écriture remarquable qui m’a touchée. Je lirai le premier et j’attendrai les autres.

C’est là un énorme coup de cœur, et je reste sur Laura et son chagrin, Laura qui aime tant le cinéma. Je finis donc avec ces courtes phrases qui émaillent le récit, et une musique qu’écoute Laura.

cinema-g941c1826b_640Au cinéma…

…la caméra s’éloigne pour insister sur la solitude des héros.

…l’héroïne tragique tue ou meurt.

…la musique fait pleurer mais son absence brise le cœur.

…tout ce qu’on voit est faux et tout ce qu’on en déduit est vrai.

…les couchers de soleil ne brûlent pas les yeux.

…tant que le générique n’est pas terminé, il reste toujours quelque chose à sauver.

…les battements d’aile des papillons provoquent des éruptions volcaniques. »

Petit aperçu de mon état du moment, par les mots des autres

En attendant le prochain –  très prochain – article sur ma dernière lecture, voici ce qui peut expliquer mon relatif silence ces derniers temps.

J’ai préféré les mots des autres, au point où j’en suis de douter de l’intérêt des miens.

« Le pouvoir est d’infliger des souffrances et des humiliations. Le pouvoir est de déchirer l’esprit humain en morceaux que l’on rassemble ensuite sous de nouvelles formes que l’on a choisies. Commencez vous à voir quelle sorte de monde nous créons ? C’est exactement l’opposé des stupides utopies hédonistes qu’avaient imaginées les anciens réformateurs. Un monde de crainte, de trahison, de tourment. Un monde d’écraseurs et d’écrasés, un monde qui, au fur et à mesure qu’il s’affinera, deviendra plus impitoyable. Le progrès dans notre monde sera le progrès vers plus de souffrance. L’ancienne civilisation prétendait être fondée sur l’amour et la justice, la nôtre est fondée sur la haine. . Dans notre monde, il n’y aura pas d’autres émotions que la crainte, la rage, le triomphe et l’humiliation. Nous détruirons tout le reste, tout. »

« 1984 » 
 George Orwell 

Et ceci en guise de message à ceux qui se reconnaîtraient s’ils lisaient ( ce blog ou autre chose ! )

« La seule intelligence qui vaille la peine, c’est celle qui nous permet de nous mettre à la place de l’autre – de ressentir ce qu’il ressent sous la douleur et l’humiliation. »

« L’art presque perdu de ne rien faire » 
Dany Laferrière 

Et enfin, parce que ça ne peut pas faire de mal, un peu de philosophie ICI