« L’épouse » – Anne -Sophie Subilia, éditions ZOE

thumb-large_zoe_lepouse » Gaza, janvier 1974

Arrive une carriole tirée par un petit âne brun. Elle quitte la route Al-Rasheed, qui borde la mer, et s’engage dans l’allée à peu près cimentée de la maison. Elle passe la grille restée ouverte et fait halte plus près du mur d’enceinte que de la bâtisse, peut-être pour ne pas se montrer intrusive. L’âne comprend qu’il faut attendre, il piétine. Ses sabots claquent contre le ciment pour chasser les mouches, qui reviennent. Il trouve une touffe de foin dans le sable et entraîne la carriole un peu plus vers la maison. Son maître le laisse brouter. Assis en tailleur dans sa robe, sur le plateau de bois, l’homme regarde en l’air. »

Cet homme, c’est Hadj. Elle, c’est Piper, l’épouse de Vivian, délégué humanitaire pour le HCR, en mission à Gaza. Piper est anglaise, et je me suis très vite attachée à cette femme.

C’est sans conteste grâce à l’écriture d’Anne-Sophie Subilia, que j’avais découverte avec  « Neiges intérieures », superbe huis clos, terrible et glaçant. Elle a une façon de raconter une histoire très intelligente, détachée et en même temps ancrée au cœur de l’intimité des personnages. Cette façon très personnelle et unique de raconter, de décrire. L’écriture est très sensuelle, très fine. Et puis crédible tant on peut se retrouver parfois dans les réactions de Piper, comme femme, comme épouse qui fréquente le Beach Club le week-end avec son époux, dans ces soirées où la futilité et les privilèges l’emportent sur la réalité quotidienne:

Caipirinha_1« Juda, c’est le barman du Beach Club. un grand type, vêtu d’une chemise noire lustrée. Il secoue son shaker en rythme; au bord de l’oreille, les yeux mi-clos, c’est hilarant et magnifique. Les glaçons tintent dans le récipient métallique. Il ouvre son shaker et verse le contenu dans deux verres, comme on l’aurait fait d’une huile sainte. Il fixe une rondelle décorative et, d’un geste ample, amplifié, dépose les boissons sur le comptoir. »

C’est le rôle de Piper: épouse. Ici, elle accompagne Vivian dans une maison de Gaza, maison avec un jardin et un jardinier. C’est là encore un décor que j’ai aimé. Hadj, déjà âgé, vient avec son âne et deux de ses garçons pour entretenir le jardin. Il est un personnage important, qui va accompagner Piper dans sa solitude. Au fil des jours, des semaines, on est dans la vie de cette femme que je trouve tellement attachante, sensuelle, rapidement éprise de cet endroit, des gens qu’elle croise. Elle a l’esprit ouvert à la découverte de ce lieu soumis aux guerres. Elle qui vit dans cette maison, un havre de paix, protégée. Hadj devient un personnage majeur, en ce qu’il représente pour Piper. Hadj a un frère en prison mais ignore laquelle et Vivian a agi pour aider cette famille. Visite du couple chez le vieil homme.

 » -Mister Vivian…, répète Hadj en présentant sa lettre et cette fois en demandant le concours de sa fille Maryam.

640px-Embroidery_from_Bethlehem_Dress_(Palestinian_Thobe)Celle-ci se penche vers la femme.

-Votre mari a pu aider notre famille, dit-elle.

-Comment ça?

Muhammad, qui ne parle ni français, ni vraiment anglais, s’impatiente d’être mis lui aussi au courant. Il attrape et tient le bras de Hadj, mais le vieux jardinier est trop concentré pour satisfaire cette demande. Samir prend le relais, murmure simultanément en arabe dans le creux de l’oreille de Muhammad qui ponctue son écoute de petits bonds excités sur son fauteuil, car il est tout aussi surpris que la femme d’apprendre à mesure ces nouvelles. C’est tout récent. En passant par Maryam, la fille de Hadj, « Mister Vivian » (prononcé « Viviane ») a convoqué Hadj dans les bureaux du CICR. Le vieil homme y est allé avec sa belle-sœur, tous deux escortés par Maryam. Le délégué a enregistré leur témoignage. Trois jours plus tard, il a pu leur dire dans quelle prison se trouvait le frère. Pas à Jénine-Cisjordanie, Dieu soit loué, mais à Ashkelon, « bien plus près de chez nous », à une vingtaine de kilomètres. Vivian s’est organisé pour que la prison d’Ashkelon fasse partie de sa prochaine tournée de visites. Dans peu de temps, oui peu de temps, on aura des nouvelles fraîches. On pourra transmettre des messages et faire passer un colis de nourriture. »

Il y a bien sûr aussi dans ce livre un regard sur les humanitaires et leur travail, par les yeux de Hadj, par ceux de Piper, quand elle va visiter des enfants à l’hôpital ou qu’elle « visite » la région avec Vivian. C’est ce que j’ai aimé chez Piper, son regard sur ce qui l’entoure. Car séjourner à Gaza n’est pas une chose ordinaire, facile – malgré le Beach Club , mais la curiosité de l’épouse, son envie d’exister dans ce lieu parmi les habitants est extrêmement touchant. 

C’est un livre à la manière de Anne-Sophie Subilia, c’est à dire qu’on est dedans et en dehors en même temps, c’est assez difficile à décrire. Cette écriture parvient à nous montrer le décor, sentir les parfums et percevoir les goûts, comme on ressent les colères, les frustrations, les chagrins et les joies de Piper. L’épouse. L’épouse qui est de temps à autre fâchée, ou infiniment triste. Piper n’a pas d’enfant, et regarde avec tendresse les fillettes qu’elles croisent, les bébés délaissés, Piper pleure quand son frère tant aimé vient passer une semaine avec elle. Piper regarde les gens de Gaza avec une attention rare, elle observe, elle échange. Et c’est Hadj qui va être comme donkey-ga8bdfda02_640une épaule « virtuelle » sur laquelle se reposer. Les descriptions du jardin sont merveilleuses, on entend le murmure des feuillages, et on sent le jasmin plein du bourdonnement des insectes. Première rencontre avec Hadj, l’âne de Hadj, une carriole et trois dromadaires :

« Elle découvre une scène assez drôle et désolante dans son jardin – une vision un peu anarchique, qui confine aux situations de rêves: une carriole qui tourne sur elle-même, un âne au museau gris, un vieillard muni d’un fouet  et trois dromadaires surgis du voisinage, arrachant autant d’herbes hautes que possible. À cet instant, le vieux maître semble incapable de guider sa bête qui caracole et finit par amener la carriole devant les jambes de la dame. Lui la regarde en baissant légèrement la tête. Est-ce un sage? Un soufi? Il porte un de ces bonnets brodés magnifiques, un kufi. La couleur bleu roi couronne sa vieillesse. »

Des événements surviennent, liés au couple, liés à la guerre, liés au quotidien, mais le temps long pour Piper est rendu sans une seconde d’ennui car cette femme a une vie intérieure qui ne sommeille jamais. Le couple est un peu défaillant; parfois elle résiste, elle argumente, elle sollicite et exige. Mais Vivian travaille, est souvent absent, souvent soucieux, et il boit beaucoup quand il rentre à la maison.

On sent malgré ça un attachement et quelque chose de tacite entre eux. L’épouse va rencontrer Mona et se prendre d’affection pour elle, psychiatre palestinienne. Le livre est par moments sous tension, entre les conflits du pays en filigrane et ceux du couple, perçus dans les gestes, les mots rares. Et puis il y a Hadj, et la petite Naïma, mais malgré tout, la vie quotidienne n’est pas toujours satisfaisante, le mari absent et la mélancolie vite envahissante. En tous cas, c’est là un très beau livre, grâce à l’écriture subtile d’Anne-Sophie Subilia. Il y a de la délicatesse dans la manière de parler des personnages. Quant aux descriptions, des personnes, des oiseaux, des plantes, c’est enchanteur.

640px-Huppe_fasciée_dans_l'Ain_18« La huppe s’interrompt et dévisage la femme si intensément, d’un œil, que celle-ci retient son souffle. L’iris brillant qui la fixe s’enchâsse dans un visage qui semble saupoudré de cannelle. Son bec s’entrouvre, laissant passer un liseré de lumière. L’oiseau semble sur le point de s’exprimer. Sa crête de plumes s’ouvre d’un coup, la huppe se secoue comme un chiffon et s’envole au milieu de ses ailes arrondies, emportant dans les airs ses rayures noires et blanches, sa majesté et sa trouvaille, un ver mou. »

Je sais, je ne vous ai rien dit, sinon que vous promener à Gaza avec Piper, dans l’esprit de Piper, suivre ses gestes et ses pensées, a quelque chose d’envoûtant. De triste et de beau aussi. Elle me plait vraiment beaucoup, cette Anglaise. « Neiges intérieures » était un roman assez dur, noir même, qui m’avait impressionnée, du genre qu’on n’oublie pas. Celui-ci, dans lequel on retrouve vraiment un caractère dans l’écriture, un vrai style, me trotte toujours dans la tête, parfois je pense à Piper. 

« Ils sont retournés au Beach Club se réchauffer avec un dernier whisky sour. Certains collègues étaient partis entre -temps, d’autres tenaient la jambe au pauvre Juda qui semblait dormir debout, abruti, saisi d’une crise de bâillements, pendant qu’il faisait sa vaisselle. Assis sur les grands tabourets de paille, ils sont encore restés bien une heure, à jouer aux dés.

Gaza alentour était plongée dans la nuit, telle une ville tranquille. »

On peut ne pas parvenir à entrer dans ce livre, dans la vie de Piper, ni dans ce microcosme de l’humanitaire qui fait la fête le week-end entre deux missions. Piper, elle, va entrer, à sa façon, dans la vie des Gazaouis avec beaucoup d’humilité, enfin je trouve. Pour moi, c’est cet aspect du livre que je préfère, les problèmes de couple restant pour moi l’aspect qui m’a le moins touchée. C’est l’intimité humaine de Piper et sa pensée qui m’a émue.640px-WMC_Gaza_City

Ici tout est en nuances, en touches d’ombre et de lumière. J’ai beaucoup aimé cette lecture et beaucoup aimé Piper, une femme qui attend, une femme qui peut-être espère, une femme seule, au fond. L’épouse. 

La quatrième de couverture dit avec justesse que dans ce livre, « Anne -Sophie Subilia révèle la profondeur de l’ordinaire », ce avec quoi je suis d’accord, mais la seconde phrase: « La lucidité qui la caractérise ne donne aucune circonstance atténuante à ses personnages ». Pas aussi d’accord que ça car personnellement, je suis très indulgente avec Piper. Elle est je crois une personne intègre, attentive et curieuse. Je ne vous ai rien dit de son rapport aux enfants, ce livre est plus riche que ce petit post peut le laisser penser. J’ai beaucoup beaucoup aimé.

Beau paragraphe final:

« Perçant l’obscurité, ils traversent la bande de sable à tue-tête, happés par le faisceau d’un éclairage cru, comme au cinéma. Parmi eux, il y a Jad, Samir et leur petit cousin, il y a Sélim et Nour, les fils du tapissier, il y en a des centaines, zigzaguant en camisole claire dans les ornières des Jeeps que leurs pieds pulvérisent. Naïma, lancée dans la nuit avec ses deux nattes poudrées par la lune, shoote de toutes ses forces dans un ballon mousse qu’un chien paria rattrape au vol et mord. »

25 septembre: Quand j’ai écrit cet article il y a quelques semaines, je me disais qu’Anne-Sophie Subilia est  vraiment une voix originale de la littérature contemporaine francophone. Je ne cache pas mon plaisir à lire que ce roman est dans la sélection du prix Médicis et du prix Fémina. Et je veux dire encore le plaisir que j’ai à écouter cette voix, la bulle dans laquelle je me suis trouvée, dans ce livre et dans le précédent, transportée ailleurs. Je remercie celle qui m’a permis ces voyages immobiles.

« Marta et Arthur » – Katja Schönherr – ZOE éditions, traduit de l’allemand par Barbara Fontaine

 » Elle avance à peine dans ce vent, sur le sable mou, et le cuir de ses bottes est mouillé depuis longtemps. Il n’y a personne sur la plage en dehors de Marta. Des centaines de carapaces abandonnées, de fines pattes cassées et de pinces rejetées par les flots sont éparpillées sur le sol; un champ de bataille de crabes morts. Le vent frappe Marta au visage, le froid est mordant. Les vagues heurtent violemment les brise-lames en pierre et s’écrasent. Le lourd ciel anthracite enfonce l’horizon dans l’eau. Prélude à une tempête enragée.

Environ à mi-hauteur entre la digue et la mer, quelqu’un a disposé un cercle de pierres dans le sable. Il est presque entièrement recouvert. Ça devait être là, à cet endroit, se dit Marta en s’arrêtant. Elle sort un sac en plastique plié de la poche de son manteau. Puis elle s’accroupit et commence à le remplir de sable. »

Le roman débute avec la mort d’Arthur. Intéressant choix de narration que ce va-et-vient entre la fin et l’histoire de ce couple. Lecture faite avec un recul viscéral que j’ai ressenti face à ces personnages, Marta et Arthur. Cela donne une lecture à distance face à ce couple franchement pas sympathique. Mais je m’attache pourtant à la lecture et très vite m’obsède une question: Mais pourquoi ?

L’auteure je crois s’applique particulièrement à décrire froidement tout le parcours de ces deux personnes. Marta est lycéenne quand elle rencontre Arthur, un professeur – et un grand écart d’âge. Dès le début, je me suis dit oh mais noooon ce n’est pas possible, elle ne va pas avoir une histoire avec ce type, extrêmement antipathique !  ( et moche comme je me l’imagine ) Et si, elle l’a.

« L’encre se brouilla. Il laissa ainsi son empreinte digitale sur le cahier de Marta. À la maison, Marta recopia son empreinte au format A3. Elle passa des heures penchée sur ce labyrinthe, avec le sentiment de s’approcher de cet homme à chaque ligne.

Mais en fait. En fait, Mr Baldauf ne lui plaisait pas du tout. Quand elle le regardait en cachette, elle trouvait toujours quelque chose de nouveau qui la dérangeait. Ses dents, jaunies par le tabac. Son col, beaucoup trop strict. Son nez, déformé. Sa moustache, vieillotte. Et pourtant, Marta ne pouvait pas s’empêcher de penser continuellement à  cet homme. Elle savourait le sentiment de lui plaire et était toujours fébrile à l’idée de le revoir. »

Mais est-ce une histoire d’amour? Qu’est-ce qui fait que Marta va poursuivre cette relation, si jeune ? Son histoire familiale? Une recherche insoupçonnée d’affection, d’amour, de stabilité? Oui, mais pourquoi avec ce type? Voilà, ça commence comme ça, l’auteure m’a hameçonnée et c’est parti pour tout lire, en état parfois de sidération, tenue à distance par autant de stupidité – en apparence car il y a sûrement un traumatisme chez Marta pour s’enferrer là dedans, non ?

C’est bien là une relation sado-masochiste, avec Baldauf odieux, dur, railleur, méprisant ( je le hais !!! ) et une Marta qui endure au début avec un sentiment d’être aimée, elle est jeune. Et bête je trouve. Quand Arthur va récupérer les affaires de Marta chez sa mère.

« Arthur rentra à la maison et parut très content. Dorénavant – et bien qu’elle doive ménager son pied – , elle s’occupa du ménage d’Arthur avec beaucoup de zèle; heureusement, sa grand-mère lui avait appris tout ce qui était important. »

et peu regardante sur le respect

« Une fois, Marta le chatouilla sous son aisselle béante en disant: « Guili-guili. »

Arthur sursauta. Puis il lui cracha au visage. Marta fit mine de rire tandis que la salive au dentifrice d’Arthur lui coulait sur le nez, mousseuse. »

J’ai aussi bien du mal à aimer Marta, sans en penser grand chose, mais elle génère en moi une totale incompréhension. C’est ça qui fait tout l’intérêt de ce roman, c’est que ces deux ne sont en aucun cas attachants. Car Marta a un travail, de quoi se débrouiller seule…Ce qui la taraude, c’est sans doute l’idée d’être aimée…Mais alors, pourquoi ne choisit-elle pas le gentil et charmant Georg, son collègue de travail? Mais pourquoi ??? Je saisis le côté pervers, malsain d’Arthur, un vrai de vrai sale type…Oui, mais…En fait il faut aller jusqu’au bout pour saisir le choix de Marta et qui est Marta. Entre l’histoire du couple, les funérailles d’Arthur ponctuent le récit. Bien étranges funérailles, l’application de Marta à ce sinistre spectacle, rituel, adieu ? Où l’on comprend que tout n’est pas si simple, ou si tranché.

« En entrant dans la chambre, elle est accueillie par un mur d’air vicié. La pièce est surchauffée. Comme jamais. « Bonjour », murmure Marta en tenant le sac en hauteur, comme si Arthur pouvait mieux le voir ainsi, malgré le torchon qui couvre son visage. Elle ouvre le rideau et s’approche d’Arthur. Elle commence à lui retirer ses chaussettes. Puis elle se baisse pour dénouer le sac poubelle. Les poissons frétillent et bruissent toujours. Marta retire la mousse des marais du sac et la met sur la tête d’Arthur, l’arrange pour en faire une coiffure d’algues. Puis elle rabat précautionneusement le torchon vers le bas de façon à dégager son front ridé; les yeux restent couverts. Elle laisse une tige de mousse des marais dépasser sur son front comme un fougueux accroche- cœur. »

Et puis il y aura Michael, le fils, qui bébé pleure beaucoup, qui dort bien peu et Marta en mère; là, on commence à s’interroger. On a pitié de Marta, et elle fait un peu peur et elle devient inquiète, quand Michaël grandit.

« Michaël leva la tête. Un regard que Marta n’avait jamais vu entre eux glissa  d’Arthur à Michaël, du père au fils, et il y avait dans ce regard quelque chose de tellement intime, une si profonde compréhension mutuelle que Marta prit aussitôt peur. L’adolescent pouffa de rire, Arthur l’accompagna de son rire sonore, et Michaël se tenait déjà les côtes avant que ça puisse lui faire mal. Ils riaient de Marta.

Dans le miroir: son visage à elle, ses taches de rousseur. En arrière-plan: la moquerie. »

Le seul que j’aie aimé franchement est Georg – Michael est peu présent dans l’histoire sauf tout petit et ado mais éclaire la fin -. Le seul être normal est Georg. Georg aime Marta, lui; Georg sourit, est respectueux, gentil et intelligent…Mais Marta a choisi Arthur…et je vous le dis: c’est incompréhensible !

« Georg rit et prit congé en faisant son fameux salut temporal.

Marta sentit son cœur battre la chamade. Elle lâcha Neptune et suivit Georg.

-Georg!

-Oui, dit-il en se retournant.

-Est-ce que tu as tenu ta résolution?

-Ma résolution de toujours dire ce que je pense?

-Oui.

-Non, répondit-il. Mais tu fais bien de me le rappeler: je reprendrai la même l’an prochain.

-Tu veux que je te dise ce que je pense maintenant?

Georg réfléchit avant de répondre, en regardant le ventre de Marta:

-Il ne vaut mieux pas. C’est trop tard? Ça ne me sert plus à rien si tu commences à être franche maintenant. »

Ce livre parle donc des actes manqués, des décisions fatales, des choix dont on ne sait d’où ils viennent, c’est un roman noir, oui, je ne pouvais pas le lâcher, tenue par une colère sourde. Comment un choix va diriger une vie, comment deux personnalités si peu faites pour s’assortir vont entrer en guerre avec effets collatéraux. Beaucoup de choses s’éclairent dans la seconde moitié de ce roman si bien construit. 

Moi je dis: « Chapeau !  » à Katja Schönherr d’arriver à ce résultat, à savoir un coup de cœur pour l’histoire de ces deux personnages repoussants, chacun à sa manière, et pour une écriture glacée, glaçante et parfaite.

Cette citation de dernière page, attribuée à l’ancien directeur de l’Office fédéral de police criminelle allemande, Horst Herold.

« Si on allumait des bougies, la nuit, sur les tombes de tous ceux qui en réalité ont été assassinés, nos cimetières seraient bien éclairés. »

« Tordre la douleur » – André Bucher – Le Mot et le Reste

« 2015

Un petit soleil souffreteux qui patine et vieillit lui aussi. Depuis le temps qu’il brille. Deux nuages rôdent, ils s’approchent, adoptent la forme des mains sans  parvenir un seul ensemble à l’attraper. Illusion et espoir, l’ombre et la lumière empêtrées dans l’attente d’une solution. Une allégorie de l’ineffable, lancinant théâtre où le chagrin et la douleur jouent à guichets fermés. »

Ma première lecture d’André Bucher, ce fut « Le cabaret des oiseaux », un pur enchantement d’une intense poésie. Ce fut un gros coup de cœur, et j’ai aimé ensuite « Le pays qui vient de loin » et « Pays à vendre ». Ce dernier je lui ai acheté lors d’une dédicace à la Maison de la Presse de St Chély d’Apcher, pour une foire dans le village. Comme lui, j’aime ces régions propices à la poésie, à la contemplation de paysages; il vit dans la vallée du Jabron. Vous trouverez facilement des topos sur son parcours atypique et sur sa vie.

En tous cas, j’ai eu beaucoup de plaisir à retrouver dans ce court roman ce qui m’a tant plu chez lui, à savoir son talent à parler de la nature ( et j’éviterai de parler de « nature writing », même si on retrouve chez cet écrivain les thèmes de cette veine littéraire américaine, l’échelle et les points de vue diffèrent ), c’est ce que je préfère dans ses livres. Je crois que j’aimerai lire un texte de lui sans présence humaine – s’il en existe un, je suis preneuse  ! -. Néanmoins, André Bucher sait faire de très beaux portraits et ici j’adore Bernie; il est pour moi, humainement, le résultat du chagrin et de l’amour, amour vécu, perdu, chagrin installé mais pansé vaille que vaille par une vie dans les montagnes, entouré de nature; Bernie donne vie aux pages que j’ai préférées.

« Le ciel s’ajourait de rose et le soleil se couchait lentement sur la cime enneigée, criblant de ses ultimes rayons par réflexion les sombres parois du versant opposé. La ligne blanche de l’horizon jaunissait et se voilait peu à peu. En contrebas, dans l’étreinte des gorges, la rivière soulignait de son méandre paresseux les bosquets, de saules, d’aulnes et de trembles. »

Sur fond de manifestation de gilets jaunes, plusieurs vies vont se voir bouleversées. Celles de Sylvain et Solange, frère et sœur qui perdent leur mère Sarah

« Après avoir déposé en hommage un petit chardon pourpre au dos de velours sur son écrin de piquants qu’il épingla comme une broche à une gerbe de fleurs, Sylvain fut enclin à s’allonger auprès de la tombe de Sarah et de lui avouer à quel point il se sentait seul, ne pouvant se résigner à se séparer d’elle. »

celle d’Elodie, responsable de la mort de Sarah, celle d’Edith qui fuit un mari violent, et par rebond, celle de Bernie. La vie de Bernie est déjà cernée de chagrin après la mort de son fils de 42 ans, Thomas, qui entraine la séparation d’avec son épouse Annie.

Souvenir de Thomas, enfant.

« Bernie avait hissé son gamin sur ses épaules et imitant le cri du hibou, il faisait mine de s’envoler. La lune se pavanait, son disque argenté oscillait doucement, elle tournoyait telle une toupie à la parade. Thomas, survolté, battait des mains, allongeant ses petits bras pour la toucher pendant que des centaines d’étoiles somnolentes et paresseuses striaient le ciel de leurs providentielles flèches de lumière et cris silencieux. »

Bernie s’installe dans les hauteurs des Alpes- de- Haute -Provence, amoureux de la forêt et des arbres qu’il entretient avec amour et passion, se sentant là entouré de bras amis .

Tous ces personnages vont interagir de près ou de loin, jusqu’à une fin lumineuse et réconfortante. Une fin qui laisse se dégager l’horizon des personnages, une autre vie, un autre lieu et d’autres espoirs.

Il en faut, du réconfort, car l’histoire se déroule en hiver, l’auteur évite ainsi l’image prévisible de la Haute Provence en été, la présentant plutôt dans sa réalité nue et crue de la mauvaise saison .

« Le lendemain, six décembre, Bernie ne risquait pas d’en oublier la date, des tourbillons cernèrent en continu puis disloquèrent l’énorme masse épandue dont des lambeaux blafards se détachaient en claquant pire que des draps suspendus à un étendoir.

La pluie vint s’en mêler durant deux jours sans discontinuer, lestant la couche neigeuse d’un poids tel que les chênes, les érables et peupliers, encore pourvus de leur frondaison, ne purent le supporter. Le vent en embuscade s’offrit une ultime apparition, parachevant le travail.

Bernie, très affecté, inventoria les dégâts. La forêt ravagée, des centaines d’arbres déracinés, scalpés, mutilés sur pied, qu’il conviendrait hélas d’abattre.

Il révisa son jugement, les arbres également étaient capables de souffrir. »

Et puis ça met en phase le décor et les humeurs des personnages, touchés par le chagrin, le deuil, la colère, le désir de vengeance, mais aussi la soif d’amour et de réconfort. Bernie sait donner de la compassion et de l’amitié autant aux êtres qu’aux arbres en souffrance, c’est en cela qu’il est mon préféré. Il offre un répit, une attention désintéressée. J’aime Bernie. Il fait à lui seul de ce livre un livre plein d’amour.

C’est un très beau livre, rugueux parfois et en même temps très sensuel, André Bucher traite ses personnages avec respect, tendresse et tient à distance les malfaisants d’une plume ferme sans haine stérile.

Lecture qui enveloppe la lectrice, ça se lit d’une traite. Et au risque de me répéter: j’aime Bernie. Je termine comme le livre avec Élodie:

« Dehors, un océan laiteux cernait le garage. De la terrasse, elle distinguait au loin le village engoncé sous son manteau blanc. Un animal cloué au sol et empêché de bondir. Tout autour, les montagnes, ces belles endormies et le ciel couleur de cendres, sa chape de plomb refermée sur leur sommeil. Parfois sur la route, entre les congères, l’ombre fantôme d’une voiture, vite engloutie par le silence.

Elle huma l’air et son odeur singulière. Les fruits en coton de la neige se répandaient à nouveau sur la plaine comme un doux duvet sur une blessure. »

Vous trouverez ci-dessous dans les commentaires une interview d’André Bucher, partagée avec moi par Benoit