« Minuit dans la ville des songes » -René Frégni – NRF/ Gallimard

minuit-ville-songes« Un minot

Maintenant je vis dans une maison au bord de la forêt. Vers cinq heures du soir, l’hiver, je fais du feu dans un poêle en fonte noir et je relis de vieux livres. Je lis trois pages, je regarde la danse des flammes, je m’endors un peu, je rattrape mon livre, tourne deux pages, ajoute une bûche…Je serai bientôt vieux. Je dors souvent. »

Une simple note de lecture pour ce livre qui m’a été offert par une personne chère et qui me connait bien. Je la remercie parce que j’ai été très très touchée par ce récit – ce n’est pas un roman – une vie racontée de l’enfance jusqu’à la date où René Frégni a su que son 5ème roman serait le premier édité chez Denoël. Et quelle vie a eu cet homme… C’est Marseille, ville de sa naissance qui va faire de lui qui il fut, c’est sa fuite qui en fera qui il est devenu, mais il n’en reste pas moins que cette ville qui le vit naître est la racine de qui il devint. Et sa mère, la femme de sa vie. L’amour de sa vie. Un lien superbement raconté. 

« Tout ce qu’elle me lisait était beau à pleurer, à hurler. Je détestais les livres d’école, je n’aimais que la voix de ma mère. »

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Petit délinquant, insubordonné il ira en prison et c’est là qu’il va faire LA rencontre qui le guidera tout au long de sa fuite. Il rencontrera la lecture, la littérature grâce à un « bandit » corse et à l’aumônier de la prison où il croupit.

« Sans ce colonel, cet aumônier, sans la sombre révolte d’Ange-Marie, et ces murs que nous devions franchir, coûte que coûte, en lisant, en refusant, serais-je devenu écrivain ? « 

Il sera intégré dans l’armée et il désertera, pour cela sera recherché par les gendarmes. Qui finiront par le coincer. Tout ça avec la constance de l’amour de sa mère qui va le protéger, toujours, et des amis sûrs et constants. Mais si ce n’était qu’une cavale. Non, c’est une naissance à laquelle on assiste, la naissance d’un lecteur, boulimique et passionné et celle d’un auteur. De Bastia à Manosque puis à Aix en Provence, il va tracer son chemin nourri de romans et de récits. Il va lire de façon insatiable jusqu’à un jour devenir écrivain. Et que c’est beau, mais qu’il est beau ce livre !

« Bastia m’adopta, comme elle avait adopté sans doute, depuis des siècles, tous ceux qui fuient une prison, une légion, parfois même un petit crime que l’on peut comprendre, sur cette île, pour peu que l’on n’ait tué ni femme ni enfant. S’il y a un peu d’honneur ou de passion, le crime est mieux accepté que la loi. »

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Moi qui ai vécu à Marseille et à Aix, qui aime tant Giono – comme lui – j’ai entendu par sa plume les mots que je ne sais pas toujours bien dire quand il s’agit de mon amour des livres, des mots, des histoires et des personnes qui les écrivent et me les offrent.

« J’allais rester six mois à Manosque et lire passionnément tous les romans et récits de celui qui devint pour moi, désormais, le plus grand écrivain français. Je dévorai Les Grands chemins, Un Roi sans divertissement, Les Ames fortes…
Aucun écrivain ne parvenait à me jeter sur les routes, dès la première page, avec une telle vitalité, un sentiment si fort de liberté. »

Je n’avais jamais lu René Frégni et le découvrir avec ce récit autobiographique me donne bien évidemment l’envie de lire ses romans. En tous cas mon amie, toi qui m’a offert cette lecture, merci !

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Je conseille absolument ce livre qui se lit vraiment comme un roman, tendre, intelligent, enthousiaste et enthousiasmant. Coup de cœur !

« Un silence brutal » – Ron Rash – Gallimard/La Noire, traduit par Isabelle Reinharez

« Alors que le soleil colore encore la montagne, des êtres aux ailes de cuir noir tournoient déjà à faible hauteur. Les premières lucioles clignotent, indolentes. Au-delà de cette prairie des cigales s’emballent et ralentissent comme autant de machines à coudre. Tout le reste paré pour la nuit, hormis la nuit elle-même. Je regarde l’ultime lueur s’élever au-dessus de la rase campagne. Au sol des ombres suintent et s’épaississent. Des arbres en cercle forment des rives. La prairie se mue en étang qui s’emplit, à la surface des dizaines de suzanne-aux-yeux-noirs. »

 

Ron Rash, toujours parfait. Ce livre commence avec un court préambule, une descente dans la grotte de Lascaux, subtile métaphore sur les profondeurs, ce qui s’y cache, ce qui en resurgit, et sur la créativité que génère la nature quand on y est en phase, quand elle nourrit, enchante et effraie aussi. Le propos est plein de finesse et on le comprend mieux au fil des pages. Ne pas négliger la phrase en exergue extraite du livre   « Le chant du monde » de Jean Giono, auteur qu’admire Ron Rash. Car rien n’est hasard ici, la construction à plusieurs voix et l’avancée dans le récit, tout est au millimètre sans qu’on s’en aperçoive. Travail d’orfèvre.

Becky aux enfants en visite au parc:

« Je parie qu’il y a autre chose que vous ne savez pas. Que des jaguars et des perroquets vivaient autrefois dans ces montagnes. Presque tout le monde pense que les perroquets ont disparu il y a plus d’un siècle, mais moi je connais un monsieur, et lui il dit qu’il en a vu en 1944. Du coup, j’ai envie de croire qu’il en reste quelques-uns par ici, pas vous ? »

Les enfants firent signe que oui.

Je leur montre un nid de colibri vide, leur permets de toucher une carapace de tortue boîte , d’autres petites bricoles. enfin nous remontons au-delà du pont pour aller nous asseoir sur la berge. »

On se souvient déjà de l’évocation des perroquets dans « Une terre d’ombre ».

Tout ce livre est ainsi plein de nuances, de pensées en filigranes, plein de touches délicates, répétées, qui amènent à percevoir le fond très riche du propos. On a le sentiment que Ron Rash, auteur de plusieurs recueils de poésie dans son pays, tend inexorablement à cette vocation première de poète, dans ce livre plus que jamais à travers le personnage de Becky. Becky qui aime, protège, transmet son savoir aux enfants et aux visiteurs dans le parc régional de Locust Creek. Becky qui défend le vieux Gerald malgré les accusations qui pèsent sur lui.

« Bientôt Gerald et moi serons assis sur sa galerie, une bassine en fer-blanc tambourinant au fur et à mesure qu’y tomberont les haricots effilés. Tu n’as pas davantage de famille que moi, m’avait-il lancé quand je lui avais appris que mes parents étaient morts et que j’étais fille unique. Il m’avait parlé de son fils, de sa femme et de sa sœur, tous disparus avant lui malgré leur plus jeune âge. J’en ai assez d’être oublié ici-bas, avait-il avoué un jour, les yeux embués de larmes.

Mais oublié jamais vous ne le serez par moi. Jamais par moi. Jamais. »

Et puis il y a Les, une fois encore dans l’œuvre de Ron Rash, ce shérif un peu las, mais surtout brave homme plein de compréhension et de compassion ( on se rappelle des shérifs de « Un pied au paradis » et de « Serena » ).

L’intrigue est construite sur la découverte de truites empoisonnées dans le parc et de Gerald, qui incarne la génération respectueuse de la nature, accusé par Tucker. Lui appartient à la génération du monde des affaires et de l’argent et il gère le parc en pensant avant tout à l’argent qui entre dans les caisses grâce au tourisme, en particulier les pêcheurs. Becky va soutenir Gerald bec et ongles, Les va jouer le modérateur, bref, il y a bien une enquête qui est surtout prétexte à nous offrir des pages merveilleuses sur la beauté de la nature à travers les yeux de Becky qui souvent va écrire dans le calme des lieux. De la poésie dans laquelle Becky invente un vocabulaire:

« le nid du colibri au bord de la prairie – un dé de paille

les ailes du colibri – vitrail animé dans un soudain scintillement

de soleil

des fleurs des champs oscillent dans leur florabondance

les ailes de papyrus grinçantes de la sauterelle »

Je dois dire que ma perception de cette lecture a été forcément influencée par les deux conférences avec Ron Rash que j’ai écoutées, car j’ai lu le roman après. Et j’ai bien retrouvé les colères de l’homme face au traitement que les hommes de pouvoir – économique, industriel – infligent à leur environnement, mais aussi face à la pauvreté grandissante de certaines régions, comme ces Appalaches délaissées par ce qui existe de pouvoirs publics, écoles, services postaux, sociaux  ou médicaux et fatalement emploi. Ceci entraînant cela, la jeunesse rencontre la meth, une sorte d’atroce fatalité. J’ai lu un grand nombre de livres traitant de ce fléau. Je dois dire que la rencontre de Les accompagné de ses adjoints Jarvis et Barry avec Robin, Greer et le bébé vous balance un sacré direct à l’estomac dont comme Barry, on a du mal à se remettre.

« Le pire, c’était de trouver un enfant sur les lieux. On arrivait souvent près de la maison ou du mobil-home sans rien savoir. Et puis on repérait un jouet ou un petit pot de bébé, et on avait les tripes nouées. Des trucs qui en temps normal sont associés au bonheur, comme un nounours ou une tétine, devenaient d’aussi mauvais augure que des phares brillants au fond d’un lac. »

Je dirais aussi que le passage du prêche du pasteur Waldrop est un morceau d’anthologie – où l’on voit que Ron Rash a, en plus de tout le reste, le sens de l’humour – tant ce sermon est drôle.

Court passage, le début du sermon:

« Et Pierre il était là, avec le Christ tout-puissant juste devant lui. Lui, le gars qu’on appelle toujours la pierre de l’Église et qui pataugeait sans plus de grâce qu’une mule à trois pattes. Pensez donc. Le même Pierre qu’avait vu les paralytiques filer au petit trot sans un faux pas, des aveugles les yeux baignés de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Pierre, il avait assisté à tout ça. Ses propres yeux avaient vu les morts tourniller pour se sortir de leur linceul comme le papillon de nuit se débarrasse de son cocon. Avez-vous déjà assisté à ce spectacle-là dans vos bois et dans vos champs, mes frères et mes sœurs? Moi, oui. C’était l’après-midi et le cocon j’ai cru que c’était rien qu’une merde de renard. »

Enfin on retrouve ici cette écriture profondément sensible et poétique, mais aussi pleine de vigueur et d’élan. J’ai écouté l’homme parler de sa grand-mère (ici, c’est celle de Becky), des heures qu’il passait chez elle à apprendre le nom des plantes, des fleurs, des insectes, à se poster pour regarder en silence la faune, et on comprend bien son affection pour Giono. Il y a une foule de choses dans ce roman, une foule d’actions et de déroulements tendres mais cruels et violents aussi, comme un reflet assez fidèle de la vie de ces personnages au cœur des Appalaches.

Le tout étroitement encastré dans le décor.

« Un champ fauché apparaît, les chaumes blonds noircis par un vol d’étourneaux. Sur mon passage, le champ semble s’élever dans les airs, jeter un coup d’œil pour voir ce qu’il a en-dessous, puis reprendre sa place.[…] La volée décolle à nouveau et cette fois continue à monter, un tourbillon qui s’amenuise comme aspiré par un tuyau, puis le déploiement d’un rythme brusquement relâché, qui se charge en entité alors qu’elle se plisse et se déplisse, descend au fil de l’air tel un drap claquant au vent.[…] Que pourrait y voir un enfant? Un tapis volant soudain devenu réalité? Des bancs de poissons nageant dans l’air? La volée vire à l’ouest et disparaît. »

J’ai eu le privilège d’écouter Ron Rash échanger avec le grand James Sallis, avec lequel il partage comme le dit si justement Wollanup chez Nyctalopes une grande humanité ( les deux sont poètes avant d’être romanciers ). J’ai aimé Becky et beaucoup Les, shérif amateur d’art et personnage essentiel à la communauté, intelligent, sensible et compréhensif ; peut-être bien incarnent-ils deux facettes d’un même personnage qui aime l’art et la nature, qui est apte à la révolte comme apte à la tendresse, une part traumatisée et l’autre solide…je me suis assez retrouvée dans les aspirations de ces deux êtres qui s’aiment de loin.

Chez Gerald par Becky:

« Tandis que s’éteint l’ultime clarté du soir, un bouleau blanc scintille tel un diapason frappé. Je laisse le vélo à la maison forestière et traverse la prairie. J’ai besoin de sentir la terre ferme. L’air est frais, pas froid, mais Gerald prépare une flambée. Comme toujours il y a dans l’âtre une bûche de pommier. À cause de ses jolies couleurs quand elle brûle, dit-il. Il dispose le bois d’allumage te le papier journal avec autant de soin que s’il nouait une mouche de pêche à la truite, puis il gratte une allumette. Sous les chenets le spore du bois aux pointes rouges s’épanouit. Le feu ruisselle autour des brindilles, enfle et se rassemble, s’élève en tourbillons tandis que les étincelles crépitent, éclaboussent lentement la pierre du foyer.

Sur le bois de pommier poussent des plumes rougejaunevert et le perroquet disparu semble jouer le phénix au milieu des flammes. Les paumes de Gerald s’ouvrent comme pour bénir le feu, ou peut-être pour que le feu le bénisse. Combien de milliers d’années contenues dans ce geste, sa promesse de lumière, de chaleur et de prompt repos. »

Ce roman est à placer parmi les meilleurs livres – et je les ai tous lus, romans et nouvelles – de cet écrivain qui pour moi est un des plus brillants représentants de la littérature américaine contemporaine.

« Et peut-être pour la dernière fois, je pris la roue de Mist Creek Valley, pas jusqu’au bout mais assez longtemps pour réveiller des souvenirs. J’allumais la radio, une station de vieux tubes country. Johnny Cash chantait la dure expérience des champs de coton en Arkansas. Il y avait dans sa voix une douleur que toute la renommée et les richesses qu’il avait acquises n’avaient jamais pu guérir. Son frère était mort lorsqu’ils étaient enfants et, pour une raison quelconque, on l’avait poussé à se sentir coupable. »

Et moi, j’ai choisi cette chanson :

Avant de finir sur les réflexions de Les, départ à la retraite:

« C’est ce qu’on ressent tous à l’approche de la retraite, me dis-je pour me rassurer. C’est un changement, et n’importe quel changement peut être angoissant parce qu’on perd pied. Puis je réfléchis à ce que je ne ferais pas – plus de visites pour informer de braves gens qu’une catastrophe était arrivée à une être cher. Plus jamais je n’aurais à entrer dans une maison où l’on fabriquait de la meth et où un enfant inhalait du poison. Non, m’ennuyer de temps en temps, ce serait parfait. »

Beau travail de traduction pour un roman parfait.

 

« Sept jours avant la nuit » -Guy-Philippe Goldstein – Série Noire Gallimard

« Zéro.

Inde.

Quartier résidentiel Central New Dehli – Appartements privés

L’instant d’avant, le Swami égrenait encore lentement son chapelet de cent huit perles tout en récitant les yeux fermés les mantras du matin à même le sol, le corps encalminé dans son dhoti safran, les épaules, les bras et le buste recouverts des cendres sacrées, le front marqué à la craie blanche et au kumkum qui d’un trait rouge vif marque la présence de Lakshmi, l’âme sœur de Vishnou, au point du sixième chakra, à la base du cerveau, là d’où l’esprit du prêtre accède directement à la lumière de la connaissance divine. »

Si vous pensez qu’il s’agit là d’un roman mystique, erreur ! Quoi que tout bien considéré, le mystique, le sacré, l’au-delà et le « venu des étoiles », tout ça est devenu bien relatif, discutable et à prendre avec des pincettes car tant malmené, utilisé à toutes les sauces et galvaudé jusqu’à être vide de son sens d’origine – je précise illico que personnellement je ne crois en rien de tout ça -.

Voici le genre de roman que je n’ai pas vraiment l’habitude de lire; annoncé thriller, c’est certes un livre qui parfois atteint un suspense terrible et dont on avale les pages avec frénésie; mais c’est surtout pour moi un roman géopolitique et d’anticipation ( je rajoute: hélas… ), ce n’est pas ce que je préfère en règle générale; d’autant que là, ça vous fiche une peur bleue  – enfin vous je n’en sais rien, moi oui ! -. Mais ici, c’est passionnant bien que terrifiant, parce que si proche et si envisageable à très court terme . Pendant ma lecture, en faisant une pause je suis tombée par un total hasard sur une émission sur France Culture consacrée à la montée violente du nationalisme en Inde, pile dans le sujet, enfin dans un des sujets de ce roman effrayant.

« Ils recherchent la pureté originelle d’un « âge d’or » mythique, qui se traduit dans les faits par un retour aux valeurs précivilisationnelles, propres à nos origines primatologiques: rôle social inférieur de la femme, contrôle de la sexualité, valorisation de l’agression masculine, rejet des individus hors groupe – et donc de l’étranger – , recours à l’action violente allant jusqu’au meurtre. Quelles que soient les latitudes, l’expression est la même parce que ce n’est pas une idéologie mais un réflexe sociobiologique ancien. »

Je me suis engouffrée dans ce compte à rebours de ces sept jours en lisant les longs passages techniques, technologiques, militaires sans vraiment chercher à tout bien assimiler ( je m’en sens incapable et au fond ça ne change rien à ma lecture, ça me fait juste bien comprendre que c’est très compliqué, très élaboré et très dangereux ! ), j’ai trouvé par contre un grand intérêt à suivre les diverses manipulations entre les personnages, les mensonges, les trucages, les doubles jeux, mais surtout ce qui m’a passionnée, c’est la méthode des extrémistes qui consiste à appuyer sur ce qui fait mal chez ceux qu’ils veulent convaincre: le déshonneur, l’humiliation, l’asservissement ou l’avilissement d’un peuple, en utilisant pour ça les fondements de leur civilisation, les textes fondateurs, ce qui fait leur fierté, détachant et interprétant certains passages hors du contexte. Ce qui était leçon de vie devient arme de guerre.

« Le Satguru lui avait dit ces paroles de la Gita, qu’il a répétées jusqu’à les apprendre par cœur: »Car tout ce qui est né est assuré de mourir, et tout ce qui a connu la mort de renaître. Face à l’inéluctable, il n’y a pas de place pour la pitié. » Et par la suite: »Te refuser à cette lutte légitime, ce serait forfaire à ton devoir, à l’honneur, et tomber dans le péché? Et les gens iront colporter ta honte ineffable. Pour un homme d’honneur, l’infamie est pire que la mort. » C’est son rang à lui, et le statut de son sang, qui doit désormais accéder au plus haut? Cette élévation effacera à jamais toute honte passée ou présente. »

Les mots, nous qui les aimons quand nous lisons, nous le savons bien sont puissants, et ce sont eux la première arme de guerre de ce livre où à maintes reprises les textes sacrés de l’hindouisme ( qui n’est pas une religion, mais un ensemble de concepts philosophiques ) sont cités, détournés. Toutes les grandes sagas védiques sont ici citées je crois, ainsi la bhagavad gita * devient par la voix de chefs de groupuscules avides de gloire une suite de puissants appels au crime et à la vengeance. Alors que pour Samesh, ce jeune garçon perdu, ces textes étaient la voix douce et aimante de sa mère décédée, les chefs haineux en ont fait des mots vengeurs et pleins de rage.

C’est aussi avec les mots que la première héroïne de l’histoire, Julia, accomplit une grande part de son travail ( elle travaille pour les services de renseignement des États Unis, mais je préfère dire que c’est une espionne ! ). Faut-il que je vous dise ce qui est mis en perspective ici ? Un peu, juste un peu.

On confie à Julia une mission de la plus haute et plus vitale importance. Grâce à l’informatique et à ses possibilités infinies, des pirates extrémistes de droite hindous, parviennent à se procurer de l’uranium enrichi dans les stocks de l’état indien et menacent de jeter une bombe sur une grande ville. Mais laquelle ?

Ainsi va commencer ce compte à rebours angoissant qui va mettre sur les dents toutes les plus grandes puissances mondiales, qui bien que disposant des plus hautes technologies, des meilleurs agents, vont se retrouver acculées à des décisions plus que délicates, au résultat vertigineux.

« La nouvelle ambassade s’est réfugiée de l’autre côté de la Tamise. Ses murs de verre résistent aux souffles d’explosion; les buttes aux alentours et les douves de la citadelle stoppent manifestants et camionnettes. L’ère des cinq bons empereurs s’est achevée. La crise de l’Empire est venue dans les pas des  Commode et des Héliogabale. Les seigneurs se retranchent désormais derrière leurs villas fortifiées.

J’entre dans le château aux murailles invisibles. »

De Londres à Washington, du Cap à New Delhi, en passant par Riyad et au ciel où les avions présidentiels tournent en rond, des immeubles de verre ultra sécurisés aux temples de l’Inde, va se dérouler un périple tétanisant vers l’abîme imminent. Entre diplomatie subtile, suspicion et terreur, on verra ce qui va arriver à Ann Baker, très croyante et très obsessionnelle présidente des USA, les jeux de pouvoir en Arabie Saoudite, au Pakistan et en Inde. On suivra Rakesh et Samesh, jeunes pousses fragiles mais décidées et explosives implantées en Angleterre, élèves du professeur Sanil Pathak, bras droit de V.T. Kumar, ogre mâle avide de puissance et de pouvoir.

J’ai beaucoup aimé Julia, sa solitude, sa force et son esprit, dont on apprend pas mal de choses – étonnantes-  à la fin du roman.

« Je roule dans une petite bille d’acier, perdue au milieu d’un chapelet de dominos de briques, de béton et bitume, parfaitement alignés pour l’anéantissement nucléaire – et l’ignorant superbement. Nous nous balancions, insouciants, de branche en branche de fer, sous le feuillage de verre et le soleil sous cloche de carbone toujours plus brûlant, ignorants de notre fragilité.Et puis vint cet homme un peu plus nourri de violence que tous les autres -[…] »

Alors voilà, j’ai été très absorbée par cette lecture qui développe des sujets brûlants, j’ai frémi en écoutant cette série d’émissions sur l’Inde sur France Culture – qu’on ne peut pas accuser de faire de l’à peu près, je pense – tellement à propos et validant plutôt l’état des lieux du livre. Alors j’ai dit au tout début que pour moi ce livre était de l’anticipation, ce qui est pire que de la fiction, on est d’accord ? Voici donc une vision de l’apocalypse comme personne ne peut en souhaiter. MAIS je vais me convaincre que non, ce n’est pas comme ça que tourneront les choses, je vais utiliser le pouvoir des mots pour me dire que tout n’est pas foutu ! Je me suis dit que Julia était comme James Bond, histoire de dédramatiser…Bon, ça n’a pas trop marché. Je crains que ce livre d’anticipation soit lucide, très lucide.

Ce roman a le grand mérite de mettre le doigt sur des thèmes qu’il serait temps de prendre en considération –  je veux dire sérieusement – (la technologie nucléaire et les réseaux informatiques entre les mains de tous et donc de n’importe qui, y compris des  extrémistes) et ce par un auteur qui sait de quoi il parle (Il est analyste des questions de stratégie et de cyberdéfense ).

« Le moment est venu de reconnaître ce qu’a été, est et sera ma vie tout entière : rien d’autre que la mission. On avance et on continue. Le septième jour est arrivé avec sa révélation : Il n’y aura pas d’autre choix.

Tout commence maintenant. »

« Les fantômes du vieux pays » – Nathan Hill – Gallimard / Du monde entier, traduit par Mathilde Bach

« Si Samuel avait su que sa mère allait partir,  peut-être aurait-il fait plus attention. Peut-être l’aurait-il davantage écoutée, observée, aurait-il consigné certaines choses essentielles. Peut-être aurait-il agi autrement, été une autre personne.

Peut-être aurait-il pu être un enfant pour qui ça valait la peine de rester.

Mais Samuel ne savait pas que sa mère allait partir. Il ne savait pas qu’en réalité elle partait depuis des mois déjà – en secret, et par morceaux. Retirant des choses de la maison, une à une. Une robe de son placard. Une photo de l’album. Une fourchette du service en argent. Un édredon de sous le lit. Chaque semaine, elle prenait un objet différent. Un pull. Une paire de chaussures. Une décoration de Noël. Un livre. Lentement, sa présence s’atténuait dans la maison. »

Il y a des livres qui font un peu peur quand on les prend en mains la première fois. C’est lourd, épais, compact; si on feuillette, les pages sont bien noires tant l’écriture est serrée. Personnellement j’aime ce genre de défi parce que je me dis que si c’est bon, je vais avoir une bonne grosse dose de plaisir. Eh bien voilà !  Il y avait un moment que je n’avais pas ouvert un pavé comme celui-ci, un peu plus de 700 pages, et s’il a fallu environ 100 pages pour que je sois absorbée totalement, ce roman fleuve ensuite n’a été que plaisir et jubilation, lu en 3, 4 jours, par longues doses, une totale addiction. Le livre qu’on n’a pas envie de lâcher – en tous cas pas moi !

J’avais commencé un article très long et après réflexion je renonce. Non par paresse, non, mais parce que j’ai toujours peur d’affaiblir ce que j’ai perçu durant ma lecture. Pour une fois, je vous propose la 4ème de couverture, je le fais rarement, mais vous y trouverez le condensé des sujets abordés par l’auteur , et je vous parle ensuite de ce qui m’a le plus marquée, de mes personnages préférés, de mes passages préférés… je vous invite vraiment, mais vraiment à lire cet extraordinaire roman. 

La 4ème de couverture:

Voici l’histoire de Samuel Andresen-Anderson, qui va reconstituer comme un puzzle celle de Faye, sa mère partie du foyer quand il n’était qu’un enfant. Partie comme ça, disparue au réveil, quittant fils et mari, une seule valise à la main. Alors voici aussi l’histoire de Calamity Packer, « dangereuse terroriste » qui agresse le futur sénateur du Wyoming Sheldon Packer, un républicain pur et dur. Enfin on voit d’elle une photo, une vidéo, lâchant des poignées de gravillons en direction de Packer passant par là. Samuel retrouve ainsi sa mère, près de 30 ans plus tard – si je ne me trompe pas – :

« Il frappe. Entend une voix à l’intérieur, la voix de sa mère:

« C’est ouvert », dit-elle.

Il pousse la porte. Du couloir, il voit que l’appartement est baigné de lumière. Des murs blancs nus. Une odeur familière qu’il n’arrive pas à resituer.

Il hésite. Incapable de se résoudre à passer cette porte et à rentrer dans la vie de sa mère. Au bout d’un moment, sa voix résonne de nouveau. « Tout va bien, dit-elle. N’aie pas peur. »

À ces mots il manque de s’effondrer. Il la revoit à présent, les souvenirs affluent, sa silhouette au-dessus de son lit dans le matin blême, il a onze ans et elle est sur le point de partir pour ne plus jamais revenir. 

Ces mots le consument sur place. Ils franchissent les décennies d’une seule enjambée, convoquant ce petit garçon timide qu’il était alors. N’aie pas peur. C’était la dernière chose qu’elle lui avait dite. »

Samuel joue en ligne, il est Dodger dans Elfscape. Pour jouer il s’enferme dans son bureau à l’université où il enseigne – tente d’enseigner serait plus juste – la littérature à des étudiantes récalcitrantes, comme Laura Pottsdam.

Avec Laura arrivent les ennuis qui vont avec cette enfant gâtée ( chapitre 4 de la partie 1, très très drôle ! ), ce sera le premier pétard qui fera sursauter Samuel.

« Samuel ferme sa porte. S’assoit. Fixe sa jardinière – un sympathique petit gardénia à l’air un peu fatigué. Il prend le vaporisateur et asperge la plante, le vaporisateur fait ce petit bruit, comme un canard qui caquette.

À quoi pense-t-il? Au fait qu’il pourrait bien se mettre à pleurer maintenant. Que Laura Pottsdam va sans doute effectivement le faire renvoyer. Qu’il y a encore une odeur dans ce bureau. Qu’il a gâché sa vie. Et qu’il déteste cette expression aller beaucoup trop loin. »

C’est au CM2 que Samuel a rencontré Bishop Fall – j’aime ce Bishop, il me touche beaucoup – et sa vie va amorcer un virage vers plus de sociabilité, enfin…un peu plus, et s’en suivent de très bonnes pages sur la cour de l’école, monde en raccourci où déjà les forts et les faibles s’affrontent:

« Bishop Fall était un voyou, certes, mais pas le genre primaire. Il ne choisissait pas des proies faciles. Il fichait la paix aux petits maigrichons, aux filles ingrates. La facilité ne l’intéressait pas. Ce qui l’attirait, c’étaient les puissants, les arrogants, les forts, les dominants.

Durant le premier rassemblement scolaire de l’année, Bishop se focalisa sur Andy Berg, champion local en matière de brutalité, le seul élève de CM2 doté de poils aux jambes et sous les bras, terreur de tous les gringalets et pleurnichards du coin.[…]Le Berg était le voyou typique de la petite école : beaucoup plus grand et plus fort que n’importe qui dans la classe, laissant se déchaîner des démons intérieurs enragés par ses limites mentales, seules limites qu’il connaisse d’ailleurs. »

 

Samuel tombera très amoureux de la sœur de Bishop, Bethany petite violoniste atteinte d’hyperacousie.  

Samuel est accessoirement écrivain, enfin il le pense, une nouvelle de jeunesse a été éditée, il a décroché un contrat en or massif, mais n’a rien écrit depuis; il y songe, mais ne le fait pas. Il rêve depuis toujours d’écrire « Un livre dont vous êtes le héros », le genre qu’il préférait lire gamin. L’auteur en profite pour nous glisser de la page 335 à la page 392 un morceau de bravoure qui fait passer du rire aux larmes, une mise en abyme absolument sidérante qui retrace l’amour, l’amitié, les malentendus du trio et le destin tragique de Bishop, le tout dans le contexte politique mouvementé du moment relaté avec une virulence extrême, sous le titre :  « Tu peux sortir avec cette fille » – Une histoire dont vous êtes le héros » et qui se termine ainsi:

« T’y voilà donc. C’est enfin le moment pour toi de faire un choix. À ta droite, la porte de la chambre, où Bethany t’attend. À ta gauche, la porte de l’ascenseur et le grand vide du monde autour.

C’est le moment. Prends une décision. Quelle porte choisis-tu ? »

On passe aussi de nombreuses pages dans le jeu et le monde virtuel où Samuel évolue des heures durant, et surtout on rencontre Pwnage qui plus qu’un personnage est un symptôme ou un archétype peut-être qui synthétise à lui seul un grand nombre d’aspects de son pays et de son temps à travers son addiction au jeu. Lui aussi aura un destin tragique.

L’auteur bâtit ainsi son édifice, nous emmenant d’un temps à un autre, d’un personnage à un autre en une construction magistrale qui imprime au récit un rythme bien particulier et des enchaînements vertigineux. On pourrait je pense comparer cette œuvre à une symphonie, avec ses longs mouvements qui chacun ont leur structure interne. Une symphonie échevelée et palpitante.

Dix parties constituent ce roman qui se déroule sur plusieurs époques : fin de l’été 1988, fin de l’été 2011, printemps 1968, fin de l’été 1968. On saute dans le temps sans aucune difficulté, les bonds en arrière reconstruisant l’histoire de Faye dans sa jeunesse, de ses parents et plus précisément de son père, Franck, venu du « vieux pays ». Ce vieux pays c’est la Norvège d’où il a ramené les nisses qui plus que des fantômes sont des lutins domestiques assez bienveillants. Je trouve intéressant que le mot « fantômes » ait été choisi pour nommer ces créatures déplacées aux USA dans la poche de Franck ( Fridtjof ), les nisses ont pris un tout autre sens, celui en effet de fantômes parce qu’ils hantent Faye plus qu’ils ne la réconfortent.

 Faye est celle qui m’a le plus touchée. Elle est la seule je crois qui ne m’a pas parue ridicule ou idiote, à aucun moment, même quand elle est en mauvaise posture. C’est une femme qui va sans cesse s’enfuir, non pas pour échapper à des responsabilités, mais en quête d’elle-même. Elle sera multiple, vivant des expériences inattendues qui la laisseront étourdie, mais toujours apte à réagir et surtout à réfléchir. Pour moi elle est la personne la moins conventionnelle du livre alors que rien ne l’y prédispose, en tous cas pas son éducation. Peut-être que ce que je dis là parlant d’une femme qui abandonne son enfant pourrait choquer, mais quand on lit l’histoire de Faye, quel enfant est Samuel malgré toute la tendresse et la patience d’ange qu’elle garde envers lui (excusez-moi mais ce gosse est insupportable sans qu’on comprenne bien pourquoi ! ), si on s’écarte des préjugés, on comprend Faye qui s’enfuit, Faye qui se sauve. Je la comprends. Et puis c’est sans doute aussi celle qui se remet le plus en question, même si ça ne marche pas toujours, si des choses lui échappent. Faye en fait cherche la liberté, toujours, celle d’être elle-même. Ainsi quand elle ressent le désir d’un homme, elle répond à sa pulsion et se heurte parfois, comme avec Henry qui deviendra son mari, à une posture pudibonde – pas avant le mariage, pas ici, pas comme ça… – Le chapitre 34 de la neuvième partie sur ce sujet, sur cette quête de Faye est magnifique. 

Sinon, je pense que Nathan Hill a dû bien s’amuser avec la galerie de névrosés qu’il met ici en scène. On peut dire qu’il n’y va pas de main morte ! Des années 60 à fin 2011, on a un panorama impressionnant d’une société guindée, coincée, répressive qui voit surgir – forcément ! –  une jeunesse qui rue dans les brancards, tombant dans tous les excès en réaction au terrible carcan de conventions et d’hypocrisie bien pensante. On va assister alors aux manifestations étudiantes à Chicago en 1968 lors de la convention démocrate, tandis que les jeunes filles aux seins nus militent et manifestent pour la liberté sexuelle, pour la liberté pour tout, qu’on assiste aux meetings pacifistes du mouvement hippie sous le règne de Krishna et l’œil bienveillant d’Allen Ginsberg  et à une répression policière extrêmement violente. Tout ça avec une ironie qui n’épargne absolument personne. Très moqueur, Nathan Hill ! Seule Faye un peu paumée dans cet univers, curieuse et sceptique devant ce qu’elle voit et vit, entend et lit, seule Faye garde son esprit libre et son sens critique. Bon, la tête, elle la perd un peu quand elle croise le sourire de l’ambigu Sebastian, mais je n’en dis pas plus. 

On fréquente en 2011 un éditeur douteux, le monde de l’argent, de la procédure judiciaire, on va retrouver le flic amoureux de 1968, Brown, devenu juge impitoyable et handicapé – plus que névrosé il se rapproche du psychopathe…- et discrètement l’auteur tisse sa toile, commence à nouer les personnages les uns aux autres, l’air de rien…Parce que la fin va nous révéler en une apothéose l’histoire que nous avons vu s’élaborer page après page .

Vaste entreprise qu’un tel roman. Si c’est une réussite c’est par la construction remarquable, l’humour, parce que le ton est grinçant, ironique, fort critique souvent, l’écriture touffue mais en même temps si bien organisée qu’on ne se perd jamais et là, je tire mon chapeau à la traductrice Mathilde Bach.

Petite parenthèse : le chapitre 3 de la partie 8, d’environ 12 pages, est écrit en une seule phrase ! Oui, comme je vous le dis. On y voit quelques points virgules, mais de point, point ! Et je vous assure que lire ce chapitre ne pose aucun problème de compréhension…Pourtant ça pourrait; cette phrase est une phase finale sur Elfscape, et vraiment c’est épatant ! Le talent de portraitiste de Nathan Hill est bluffant. Et puis enfin, ce chapitre remarquable a un sens métaphorique très puissant et effrayant.

D’une plume ébouriffante et cinglante, Nathan Hill raconte une histoire de femmes et d’hommes, une histoire de son pays qui laisse sur le flanc par sa verve, sa poigne qui tord et triture. Et les personnages satellites sont tout aussi forts, comme Periwinckle l’éditeur – un important satellite – le juge Brown ou l’avocat de Faye, Simon Rogers, sans parler d’Allen  Ginsberg qui m’a paru un peu ridicule dans sa posture de gourou,… globalement, je dirai que Nathan Hill est plus clément avec ses personnages féminins.

Si Samuel enfant m’a exaspérée avec sa façon de cataloguer ses niveaux de pleurnicherie, si professeur à l’université de Chicago il m’a agacée, en avançant dans la lecture, il m’est devenu un peu plus sympathique. Laura, elle, m’a bien fait rire, mais au fond, quelle tristesse que sa vie si vide.

Dans une vague narrative précise, nerveuse et je le répète souvent très drôle l’Amérique de Nathan Hill déferle sur le lecteur sans le noyer, c’est réjouissant, intelligent, très méchant et très acerbe aussi et il reste néanmoins des personnages lumineux comme Faye et son indécision, ses incertitudes et ses doutes jusqu’à son retour aux sources, quand s’éclairera son histoire, dans la maison rouge saumon à Hammerfest. Pour moi, Faye est le personnage le plus touchant et triste, avec Bishop, que j’ai vraiment beaucoup aimé. Un livre où Samuel enquête et découvre sa mère si méconnue, inconnue de lui, un livre qu’il écrit tandis que nous le lisons. 

La fin du roman est absolument formidable, avec ce qui ressemble à une résurrection de Pwnage. Une lecture inoubliable.

« Manuel d’exil : Comment réussir son exil en trente-cinq leçons » – Velibor Čolić – Gallimard

« J’arrive à Rennes avec pour tout bagage trois mots de français – Jean, Paul et Sartre. J’ai aussi mon carnet de soldat, cinquante deutsche marks, un stylo à bille et un grand sac de sport vert olive élimé d’une marque yougoslave.[…] C’est la fin de l’été 1992 mais je suis habillé comme pour une expédition polaire: deux vestes d’une autre époque, une longue écharpe, aux pieds j’ai mes bottes en daim, avachies, mordues mille fois par la pluie et le vent. Je suis un cavalier léger, un voyageur au visage scellé par un froid métaphysique, cet ultime degré de la solitude, de la fatigue et de la tristesse. Sans émotions, sans peur ni honte. »

Je vous ai parlé de ce livre, de cet homme entendu à Brive à la Foire du Livre lors d’une conférence sur l’exil qui lui donnait la parole aux côtés d’un jeune poète syrien, Omar Youssef Souleimane ( « Loin de Damas » , éditions Le temps des cerises ) et d’Emma Jane Kirby pour « L’opticien de Lampedusa » ( éditions Équateurs ). Demandé à la médiathèque en Décembre, ce roman autobiographique arrive enfin chez moi ! Tout ce temps pour une lecture de deux heures d’une traite; on part avec cet homme jeté par la guerre sur les routes et les rails de l’Europe, échoué sur des bancs et dans des foyers, comme des milliers d’autres. Il a déserté l’armée bosniaque, fui les horreurs de la guerre

« A une dizaine de mètres une fillette joue avec des choses invisibles pour nous, les adultes.(…) Je la connais, on l’appelle Alma. Elle a sept ans et vit de la charité, brutale et versatile, que lui font les ivrognes auxquels elle vend des fleurs et son sourire d’enfant dans les cafés. (…)Subitement je la vois tomber en silence. Elle ne bouge plus. C’est un peu étrange, un enfant qui tombe soit il se relève soit il pleure, mais la petite Alma ne bouge pas.(…) L’unique et seule balle qu’un sniper tira du haut des collines a atteint en pleine gorge cette petite Tsigane diligente et frivole. Son petit corps est dans une posture naturelle, comme si l’enfant dormait. Le sang qui trempe la poussière autour d’elle est un tel fardeau pour nous tous, pour ce maudit pays et pour cette putain de guerre. »

 et se retrouve seul,  sans ressources et sans amis, et surtout sans la langue pour s’exprimer, dans un foyer de réfugiés.

Comme des milliers d’autres hommes et femmes à travers le monde. Son récit est très intéressant parce que cet homme est lettré, cultivé, écrivain. Et lui qui a lu la littérature française ( traduite ) et qui idolâtre de nombreux auteurs de notre pays, se retrouve à écouter des gens lui parler comme à un demeuré, comme à un enfant et ce sera pour lui sa plus grande humiliation :

« Je suis un homme de pluie, enfermé dans le silence, traversé par les spasmes et la toux rauque de l’insomnie. Je suis l’autre. Celui qui ne comprend rien et n’arrive pas à se faire comprendre. Dans mon baladeur blanc en mauvais état de marche, dont les écouteurs sont cassés, tournent en boucle mes deux uniques cassettes: Lou Reed, Magic And Loss, et Leonard Cohen, Greatest hits. »

Il disait à Brive que la langue remettait un homme à la verticale, et son livre montre à quel point c’est vrai. C’est ici qu’il écrira ses romans, ici qu’il sera publié; il raconte ses passages à la radio, où un « philosophe » bien de chez nous s’empare de la parole alors que lui hésite pour dire les choses sans se tromper de mots et l’autre, parlant pour un homme dont il ne sait rien ! Il rencontrera aussi Salman Rushdie, qui exilé où qu’il soit, brièvement échangera un regard de connivence avec le grand Bosniaque échoué, dans leur même foi en la puissance de la littérature :

« Je n’arrive pas à oublier que cet écrivain est menacé de mort, que ses ennemis sont urbi et orbi, dans le monde et dans la ville, au ciel comme sur la terre. Qu’ils sont prêts à verser un million de dollars pour tuer un écrivain, rien d’autre et rien de plus qu’un écrivain.
C’est déplorable et révoltant, je réalise que la littérature est une courageuse sentinelle, une sorte de papier de tournesol pour examiner le taux d’acidité et de folie dans ce bas monde. »

J’ai vraiment été touchée par cette histoire, parce que l’auteur ne tombe à aucun moment dans  la simplification sirupeuse, parce qu’il dit ce monde des exilés avec ses travers, ses vices et ses abandons, mais aussi avec ses chagrins, ses désespérances, ses misères matérielles et humaines. L’ironie et la lucidité donnent à ses mots une force terrible, disant un drame que nous regardons de loin, que nous jugeons aussi sans en saisir vraiment la dureté, même en ayant les meilleures intentions et sentiments du monde. L’auteur dit comme personne la grande solitude et l’anonymat :

« Je suis assis sur ce banc public à Rennes. Il pleut de l’eau tiède et bénite sur la ville. Je réalise peu à peu que je suis le réfugié. L’homme sans papiers et sans visage, sans présent et sans avenir. L’homme au pas lourd et au corps brisé, la fleur du mal, aussi éthéré et dispersé que du pollen. Je n’ai plus de nom, je ne suis plus ni grand, ni petit, je ne suis plus fils ou frère. Je suis un chien mouillé d’oubli, dans une longue nuit sans aube, une petite cicatrice sur le visage du monde. »

Ce passage n’est-il pas magnifique ? C’est bouleversant, non ? Moi ça me bouleverse, qu’un être humain puisse se sentir « Une petite cicatrice sur le visage du monde »…  

Le parcours de cet homme est émouvant et l’auto-dérision désamorce la tension dramatique, enfin, un peu:

 » Dans ma chambre il fait tellement froid qu’en prenant la douche je garde mes chaussettes.(…)
Je dresse un inventaire:
Je m’habille chez Abbé & Pierre, je suis PDF ( plusieurs domiciles fixes) ou QDF (quelques domiciles fixes), j’ai tout le temps faim et froid, je ne parle pas bien le français, dans mon pays c’est encore la guerre, mais il me semble que je suis toujours vivant. »

Je ne saurais trop vous conseiller ce très beau livre, qui s’il est un témoignage est aussi une véritable œuvre littéraire, poétique et puissante, l’écriture est riche et fluide; l’écrivain est parvenu à me faire sourire, à m’émouvoir et aussi à me mettre en colère. Certaines pages sont très acides ( chapitre 26 ) et  Čolić ne ménage personne, lui pas plus que les autres. Une lecture salutaire !

Une interview de l’auteur ici, et une chanson de l’album Greatest hits de Leonard Cohen, choix tout personnel, « Famous Blue Raincoat »