« La chanson de l’eau » – Erik Orsenna – illustrations Maya Mihindou – éditions Cambourakis/ Musée des Confluences – collection Récits d’objets

La chanson de l'eau par Orsenna« Bonjour!

J’ai neuf ans et je m’appelle Moussa. Moussa 7 plus précisément. Comme mon père, Moussa 6 et mon grand-père, Moussa 5 .

Chez nous, dans la famille, les prénoms sont des programmes à part entière. Des programmes de vie. Vous voulez un exemple? Il n’y en a pas de meilleur que celui de ma sœur: mes parents l’ont appelée Scolastique! Imprononçable, non ? « 

Voici un nouveau texte par Erik Orsenna, qui s’arrête sur une harpe ngombi, instrument qu’on trouve de la région des Grands Lacs jusqu’à l’océan atlantique. Au Gabon, cet instrument sacré, une harpe , représente une femme.Avec humour et poésie, Erik Orsenna parle de cet instrument à travers la conversation du narrateur, Moussa 7 et de son grand-père, Moussa 5. La famille détient une boutique fouillis d’instruments de musique de toutes sortes. L’enfant bavarde avec son grand-père qui l’emmène par le courant des mots, sur le fil d’un conte sur le fleuve Congo. Et la harpe ngombi.

« Il portait ngombi dans ses bras, avec d’infinies précautions, comme une enfant blessée. Une fois tous les trois arrivés sur la petite plage, je l’ai aidé à déposer notre jeune amie bien à plat sur l’eau. Ngombi a résisté un moment, comme si elle craignait de s’abandonner. Elle a tourné sur elle-même. Et puis le courant l’a emportée. »

Ce petit opuscule, plus court que les précédents de la collection, joliment illustré, se lit comme un conte pour enfant, pour aussi, peut-être, ce qu’il reste en nous, adultes, d’enfance. Il parle de la transmission, de la beauté des mythes, de leur philosophie et de l’amour filial. Moussa 7 et son grand-père avec la harpe ngombi sur le fleuve Congo, tous portent une forme de sagesse réconfortante. Voulez-vous l’adresse de la boutique de la famille de Moussa? 

 » Si vous passez par Kinshasa, venez nous voir. Avenue du roi Baudouin numéro 28. Vous ne pouvez pas vous tromper: notre voisin de gauche, c’est chez Gaby, selon moi le meilleur restaurant de la ville (téléphone 819 904 213) »

Et une très jolie conclusion , sur les questions de l’enfant, sur les réponses du grand-père.

« Pourquoi vouloir toujours savoir? Laissons tout son mystère à la musique. Laissons couler le fleuve. Laissons vivre nos amours. À quoi cela nous servirait, de connaître leurs secrets. »

Une belle petite lecture pour tous les âges.

 

« Oraison bleue » – collection Récits d’objets -Bérengère Cournut – Musée des Confluences & éditions Cambourakis

« Cher Geoffroy,

Je me demandais quel serait le premier mot à t’adresser dans cette lettre, et je souris en songeant qu’il suffit sans doute de te dire simplement bonjour, puisque c’est le nom que tu portais : Geoffroy Bonjour.

Cela fait certainement des semaines, presque quatre mois en fait, que tu me  regardes me débattre avec ce texte pour le musée des Confluences de Lyon. Que tu joues avec moi comme la lumière joue sur la surface opaque de l’eau. L’eau des fleuves, des rivières et des lacs; l’eau des rêves aussi. »

Encore une fois un moment formidable avec ce « Récit d’objet », une collection vraiment belle et à chaque fois intéressante. Ici, c’est Bérengère Cournut qui a choisi au musée cette azurite, superbe roche à dominante de bleu, du carbonate de cuivre . J’ai en plus appris que la mine d’où elle provient est tout près de chez moi, dans la commune de Chessy-les-Mines. 

Ici la roche est agrémentée de vert résultat d’une oxydation locale de l’azurite qui transforme le carbonate de cuivre de la lazurite en malachite.

Mais qui est Geoffroy Bonjour à qui s’adresse l’autrice si bien qu’elle provoque une belle émotion dans un cœur qui n’est pas de pierre, le mien. Il se présentait comme:

 » Geoffroy Bonjour (1981-2021)

« Épicurien et créateur de bijoux, je vis au milieu d’une mine de minéraux et j’en fais carrière. « 

On comprend en commençant la lecture que ces deux là aimaient la farce, la vie, les pierres.

Vous comprenez donc bien le choix de l’autrice de cette superbe lazurite en bleus et verts, du sombre au clair. Car elle aussi aime les roches, les cailloux. J’ai retrouvé dans ce livre mon enfance de campagnarde, gamine qui passait son temps dehors, dans les bois et les prés, et qui elle aussi ramassait des pierres, des cailloux qu’elle trouvait jolis, bizarres, doux…et tout un tas de petits trésors. Qu’est-ce qui fait qu’on développe une passion pour une roche, une pierre…Je crois que ça relève d’un monde onirique que nous avons en nous qui se projette sur ces « petites choses » glanées. Ici, Bérengère Cournut explore à travers cette profonde amitié et cette pensée pour l’autre qui s’en est allé ce que représentent ces pierres, et particulièrement cette superbe malachite. Et elle fait ça avec douceur, nostalgie, menant sa pensée au-delà d’elle, menant cette pensée à quelque chose de plus universel. 

J’ai trouvé ce petit texte beau, plein d’amitié et du goût des choses naturelles, et surtout de ces roches surgies du fond des âges, car c’est bien des siècles qui élaborent ces merveilles aux couleurs vives. L’autrice se questionne sur notre relation au minéral, à la Terre, avec inévitablement la question du temps, long, très long pour les pierres, les minéraux, notre Terre, et si bref pour nous autres, humains. Reste l’amitié, l’attachement aux êtres chers.

Une vraie pépite.

« A la pointe » – Pierric Bailly- collection « Récits d’objets » – Musée des Confluences/ éditions Cambourakis

41Cv9Dtr10L._SX195_ » Avant de commencer ma petite enquête, je l’acceptais comme une forme abstraite sur laquelle chacun projette ce qui lui chante, et dans l’idée de ce texte à écrire, je m’imaginais collecter les différentes interprétations en même temps que les différentes appréciations que ce drôle de bâtiment inspire au visiteur comme au simple promeneur. Dès la première prise de contact avec l’équipe du musée, je me lance: » Qu’est-ce qu’il vous évoque, à vous? » Et voilà qu’on me donne la bonne réponse, celle qui a été avancée par les architectes comme étalon, comme idée directive. J’apprends qu’il représente quelque chose de précis, qu’il a un modèle, un modèle concret. Qu’il s’agit d’une forme figurative, même si très libre dans sa traduction, mais qu’elle possède un référent dans le réel. »

Le seul début de ce charmant petit livre m’a ravie! Comme moi, y sentez-vous un petit rien de moquerie indulgente?

Musculation et pilates:

« Ça s’appelle comment ce que vous faites?

-Calisthenics

-Et ça consiste en quoi, du coup?

-En ça. »

Je prends quelques secondes pour observer un peu plus attentivement.

-C’est un peu comme de la muscu, quoi.

-Ouais.

-De la muscu dans la rue, c’est ça?

-…

-Bon, OK, merci. »

Je ne voudrais pourtant pas alimenter le cliché du malabar écervelé, je tombe sûrement au mauvais moment – si ça se trouve, il vient d’apprendre la mort de son grand-père, le pauvre.

Une chose dont je me rends compte, c’est que j’ai plus de facilités à aborder un groupe de mecs qu’un groupe de filles. Auprès des filles, je redoute toujours de ne pas être pris au sérieux et de provoquer des réactions du style: Non mais le type, il s’incruste en plein cours de Pilates, il te baratine qu’il écrit un livre, genre c’est un romantique, vas-y. Mais sois sincère, invite-moi direct à prendre un verre, pas la peine de te faire passer pour Marc Levy. »

Enchantée une fois de plus par cette petite collection, un auteur, un objet du musée des Confluences. Gros plaisir avec cet opus, pour lequel Pierric Bailly a choisi le contenant plutôt qu’un contenu comme objet, et j’ai trouvé ça passionnant. Je ne suis pas lyonnaise, mais ce bâtiment ne m’inspire pas grand chose, si ce n’est un vieux vaisseau spatial échoué là. En parlant avec une amie lyonnaise il y a peu, elle m’a dit la même chose. « Je n’aime pas ce bâtiment, je le trouve laid, il me fait penser à l’épave d’un vieux vaisseau spatial. « . Je crois que ce côté « raté » que j’y vois est dû en grande partie à l’autoroute qui rase l’ensemble, au béton très présent autour, par le fait que personnellement je n’y vois pas grand chose en fait…Mais faut -il interpréter ce bâtiment? J’y suis allée visiter les collections et des expos temporaires et je m’y suis sentie plutôt bien.

 

IMG_0467Mais dehors, ma foi, je suis peut-être un peu bornée, pas dans le coup ou je ne sais quoi, mais je ne lui trouve aucun attrait. Je ne serai pas péremptoire, d’autant que ce petit livre peut avantageusement faire percevoir les choses autrement. Pierric Bailly, lui, me semble bien perplexe tout de même et il va passer un temps d’exploration autour de ce le lieu, en recueillant les avis de toutes les personnes qui le « pratiquent » quotidiennement. En tous cas  ceux qui en ont fait un lieu de vie, que ce soit pour du sport, pour l’aide caritative aux gens échoués sous ce vaisseau qui les abrite, ou les promeneurs, les amoureux…Ce que Pierric Bailly va constater, c’est que ce quartier qui était un pôle industriel à l’abandon a retrouvé vie. Certains personnages comme Alessandro, en particulier, sont très émouvants (mais je vous laisse lire son histoire ).

On sait certes que cette construction a donné lieu à de nombreuses polémiques, en particulier sur le coût, quand on s’est aperçu qu’il reposait sur un fond limoneux absolument inapte à supporter cette structure, etc etc… Là n’est pas ou n’est plus vraiment le propos. Le lieu, cette confluence du Rhône et de la Saône était trop beau pour y renoncer.

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Une architecte suisse, dans une association d’aide aux sans-abri:

« J’aime pas du tout. J’ai des valeurs très communistes en architecture. Je suis pour l’architecture soviétique: simple, rationnelle, efficace, fonctionnelle, pas de fioriture, ultra-sociale. Ce bâtiment, c’est tout le contraire: racoleur, tape-à-l’œil. Ça en met plein la vue mais ça s’arrête là. C’est bien construit, je dis pas, et puis c’est beaucoup de métal, toujours mieux que le béton, au moins ça se recycle…Mais pour moi, un musée, ça doit être une boîte rectangulaire. Là, c’est clairement un caprice. Après, on a besoin de ce genre d’architecture pour faire parler, pour attirer les touristes… »

Donc, notre auteur curieux va s’installer quelques temps aux abords proches du musée et aller à la rencontre des passants, mais aussi des hommes qui nettoient l’extérieur du musée, verre, acier, béton, encordés à l’assaut des parois, mais aussi d’autres qui travaillent dedans. Et puis et puis, on se rend compte que cet endroit vit, pas pour le musée en lui-même, mais pour l’espace externe qu’il offre pour toutes sortes d’activités. L’espace seul et nu, sans la construction qui propose des coins, recoins, cachettes ou espaces ouverts,  aurait-il pu susciter les mêmes usages ? 

Les amoureux ou le baiser:

« En pivotant sur mon banc pour les suivre, je découvre, juste en face de moi, assis sur les dernières marches du socle, une femme et un homme qui s’embrassent. Et alors, qu’est-ce que ça peut te foutre? me direz-vous. Mais rien du tout. Ils font bien ce qu’ils veulent, évidemment. Je remarque seulement que ça fait un moment que ça dure. Je n’ai pas regardé l’heure en arrivant, mais ils doivent s’embrasser depuis au moins cinq minutes. Et encore, je n’étais pas là quand ils ont commencé. Ils s ’embrassaient déjà quand je suis arrivé. Si bien que, oui, je me pose des questions, forcément. Je me demande ce qui peut motiver un si long baiser. Il faut admettre que ce n’est pas courant. »

Et ainsi notre auteur, qui décidément m’amuse beaucoup, s’interroge sur ce qu’il voit. C’est léger, drôle, spirituel, et ça ne donne aucune réponse toute faite. La fin, et la promenade sur le quai Perrache, les annonces racoleuses pour un « workside »:

« Un système rusé de palissades pédagogiques nous apprend que sur le site se tiendront bientôt un espace destiné à révéler notre workside No coworking, no flex office, no open space: Juste reveal your workside ( Nous voilà prévenus) – , un immeuble de bureaux incroyablement novateur: Lumen et son ouftop, conçu pour une à mille personnalités ou une à mille personnalisations ( comme on dit chez moi: oui, il y a des gens qui sont payés pour écrire ce genre de conneries) […]. »

Mieux que de lire mon bavardage, vous pouvez lire ce petit livre plein de vie et d’humour. C’est une lecture d’une petite heure, récréative et intelligente, pleine d’humanité.

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« Fardo » – Ananda Devi -Musée des Confluences/ Cambourakis – Récits d’objets

 » Un aveu

Cela peut arriver: ce fil d’équilibre sur lequel on avançait jusqu’ici sans trop de difficulté peut, sans prévenir, décider de se rompre. Les années se sont bâties sur leur socle d’habitudes, sur leurs piliers de certitudes, mais voilà que quelque chose, en soi, flanche, trébuche. Dans l’espace connu et tant arpenté – mais jamais apprivoisé – qu’est l’écriture, une ombre s’agite.

Une ombre, oui; plus qu’un doute: une menace. »

Ma quatrième lecture de cette collection que j’aime énormément. Et là, je dois dire que je suis sortie complètement bouleversée par ce texte, et même fortement perturbée et mal à l’aise. Et ce n’est pas un reproche, bien au contraire. Rien que les premières pages annoncent une observatrice en état fragile, en déséquilibre, en grande fragilité. L’arrivée et le défi à relever:

 » Mais un texte de commande, une fois accepté, se doit d’être honoré. On ne peut se désister qu’en révélant au monde ce qui nous mine, nous hante, nous obsède: la crainte d’une trahison.

Ainsi grandit l’angoisse, le temps d’un voyage.

Ainsi en va-t-il de la tourmente d’un auteur face à ses secrètes meurtrissures. »

Je n’ai jamais lu Ananda Devi et son écriture est parfaite, juste, posée, poétique aussi, pour ici un contenu qui m’a frappée vivement. C’est très fort de provoquer ça et difficile de dire jusqu’à quel point générer ce malaise est volontaire. Pour amener un sursaut, faire réagir et en tous cas faire réfléchir. Ainsi sur notre anthropocentrisme décuplé par les médias modernes.

 » Chacun se prend pour le centre du monde. Une conviction renforcée par les outils de communication modernes, ces miroirs narcissiques du Soi, qui font de chacun le héros de sa propre narration, et dont la fonction, proche du pain et des jeux de la Rome antique, reviendrait à générer des besoins artificiels et éphémères pour faire oublier la réalité. La vie comme spectacle, comme téléréalité, comme théâtre d’ombres de Platon. »

« L’objet » dont il est question, plutôt un « sujet », choisi par l’auteure au musée est une momie péruvienne datée entre 900 et 1470 après J.C. Ce n’est que mon point de vue mais j’ai du mal avec l’exposition de sépultures, et même du fait qu’on les retire de leur lieu d’origine, qu’on les décortique en quelque sorte, et puis qu’on les expose. Cela m’a toujours mise mal à l’aise. On va me dire: c’est pour faire avancer nos connaissances…oui, et ? Je ne crois en rien, aucun dieu, aucun vague espoir d’un truc après la mort, rien, je ne crois en rien de tout ça. Pour autant, je respecte ceux qui voient dans la mort  le début d’autre chose, une suite, et je respecte les rites, les attachements à des croyances-  tant qu’on ne m’empêche pas d’être une mécréante -.J’ai vu cette momie dans ce musée et le squelette de cette femme du Caucase dont il est question aussi dans ce petit livre, j’en ai vu au musée Champollion de Figeac aussi et ailleurs. Pour le coup, ces cadavres, ce sont bien des cadavres, deviennent des objets scrutés et exposés. Certes, cette femme momifiée est gardée sous verre et dans un lieu sombre, à peine éclairée. Signe de respect et sans doute aussi pour qu’elle ne s’altère pas. Les objets qui représentent sa fonction dans la communauté des siens, des fuseaux serrés dans une main, des plumes dans l’autre. Le fardo est le tissu qui enveloppait la momie, fœtus en attente de renaissance ? C’est une tisserande Ychsma.

« Et c’est pour cela que j’aurais voulu, ce soir, partager sa nuit à elle. Être seule avec elle, accompagner son silence, lui tenir la main par-delà le panneau de verre, et surtout, lui dire qu’on ne l’oublie pas.

Qu’elle est une étoile qui s’est, la folle, rapprochée, et qui va mourir avant moi comme l’écrit René Char. 

Tant il est vrai que sa lumière nous parvient de plus loin que le temps. »

Il fallait le regard d’Ananda Devi pour redonner substance à ce corps, pour en envisager sa vie. À travers elle, c’est sur toutes les femmes du monde et des temps qu’Ananda Devi se penche avec douceur, attention douloureuse et respect. Camus est très présent dans ce livre, et la question de l’humanisme. Ici encore, l’angoisse d’Ananda Devi

« Car notre époque a libéré une parole de violence qui a efficacement coupé les ailes aux bons sentiments: les masques sont tombés, et les gueules s’ouvrent sur leurs hallalis. Si les extrémistes s’affichent aussi ouvertement, c’est parce qu’ils parlent directement à leurs semblables. Ils se confortent, se renforcent les uns les autres, alimentent leur toxicité et leur fiel. Ils n’ont plus besoin de faire bonne figure, puisqu’ils ont le sentiment qu’ils seront bientôt les maîtres.

Ils seront, bientôt, les maîtres, si nous ne réagissons pas.

J’écris ces mots avec une réelle frayeur. » 

Elle engage une réflexion sur la mort et ce qui l’entoure, ce qui la provoque, ce qu’il advient des corps en vie, puis morts. Et elle rend ainsi hommage, en un terrible effet miroir, à toutes les femmes. C’est l’effet miroir qui est ici troublant, révélant une grande souffrance, de nombreux doutes et un profond questionnement sur l’existence. Une femme déstabilisée, qui arrive fragile devant cette momie accroupie, et qui s’y identifie ( enfin quelque chose de cet ordre, je ne suis pas sûre de ça non plus )  dangereusement. C’est un point de vue, un ressenti de cette lecture très belle et dérangeante.

J’ai senti chez Ananada Devi un grand désarroi, un doute et un sentiment de perte. Comme une quête à travers cette tisseuse recroquevillée et sans fardo.

 » Avez-vous aimé, vous les gisantes, les ensevelies? Est-ce la vie ou ma mort que vous avez portée dans votre ventre? Étiez-vous femme comme toute femme qui a osé aimer?

Je le crois, puisqu’une telle complicité s’est créée entre vous et moi que j’ai voulu tenter ce voyage dans vos limbes, dans les lumières qui vous hantent.

Je le crois, puisque je me dis qu’un jour une femme me lira, qu’elle ira alors à votre recherche, et reconnaîtra en vous le sens de sa quête.

Femmes de Koban ou d’Ychsma, le monde vous attend. Il vous désire. »

Un texte très impressionnant.

« L’ourse qui danse » – Simonetta Greggio – Musée des Confluences/ Cambourakis – collection Récits d’objets dirigée par Hélène Lafont-Couturier et Cédric Lesec

« Je suis un Homme. Tel est le nom que nous nous donnons les uns les autres.

Pour vous, je suis un Inuit.

À l’époque où tout ceci est arrivé, je n’avais pas quarante ans. J’habitais une partie du temps avec mes deux sœurs cadettes une minuscule cabane dans un village où les maisons sont de toutes les couleurs et où la neige recouvre l’univers pendant plusieurs mois. Je ne vous dirai pas le nom de ce village, il est imprononçable pour vos bouches et vos langues, vous ne le retiendriez pas.

Le reste du temps j’étais parmi vous, kabloonaks, hommes blancs, dans vos villes et vos maisons, vos bureaux et vos banques et vos cafés. Je sais de vous tout ce qu’il y a à savoir.

Mais vous ne connaissez pas grand-chose de moi. »

C’est pour moi la troisième lecture de cette belle collection. Et je crois que ce texte-ci est celui qui m’a le plus touchée. Je pense que c’est le fait de le lire maintenant, dans cette période pleine d’inquiétudes, d’angoisses, d’incertitudes surtout. Cette histoire est très émouvante. On saisit ici tout ce que nous avons su si bien saccager dans notre rapport au reste du monde vivant. Et les erreurs que nous commettons encore, même pour certains d’entre nous si pleins de bonne volonté.

« Qui mieux que nous sait qu’un animal ne peut être gras dans l’impitoyable nature qui nous entoure? Un animal qui n’est pas sur ses gardes sera mangé par celui qui le précède dans la chaîne alimentaire. L’homme n’est qu’un tube digestif comme les autres dans la neige et la toundra, dans les cours d’eau et dans les hautes herbes de notre bref été. S’il oublie sa place, il est condamné, et entraîne les autres espèces avec lui.

Tout ceci est tellement loin de vous, kabloonaks. »

Un article court pour dire la beauté de cette histoire, sa cruauté, mais sa justesse. Pour résumer et vous laisser savourer cette lecture : c’est un retour aux origines d’un homme qui s’est fourvoyé en ville, pour nous, c’est une immersion dans une culture très très éloignée de la nôtre. C’est l’histoire, à travers le narrateur, d’un peuple méprisé (« animaux humains » ), avili par la sédentarisation et l’évangélisation, abattu par nos diktats et notre morale, mais surtout par l’argent, le profit et la spoliation de ce qui en faisait un peuple libre.

« La baie ultime

C’était un matin de septembre. Les familles « choisies » avaient été purement et simplement abandonnées dans le Haut-Arctique, presque sans vivres, en tous cas sans aucune protection. Quelques heures après leur arrivée, une tempête de neige s’était levée. Les gens  avaient tout de suite commencé à mourir.

C’était la fin de l’espoir et de la confiance. Nous avions été trahis. On nous avait lâchés dans cet endroit où il était impossible à quiconque de survivre. »

Partez avec cet homme à la chasse à l’ourse, et vous lirez, peut-être comme moi les larmes aux yeux, ce qui arrivera dans la confrontation.

« Nous sommes restés ainsi un long moment. Elle au-dessus de moi, balançant d’un côté à l’autre sa grosse tête, ses petits yeux chassieux remplis de rage et de douleur. Moi à genoux devant sa figure fabuleuse, comme sortie des fonds des âges. »

Dans mon exploration de ces lectures sur ces peuples du grand Nord, celle-ci laissera une belle trace, blanche comme la neige, rouge comme le sang, noire comme la colère.

Quant à « L’ours dansant II » , étonnant et visible au Musée des Confluences, c’est une œuvre de Davie Atchealak ( 1947 – 2006 ) , sculptée dans la stéatite. Elle vient de l’île de Baffin ( Ikirasaq ) au Canada.

Ce livre fait écho à « Grise Fiord » de Gilles Stassart et à « Croc fendu » de Tanya Tagaq ( à venir ) .

Coup de cœur plein d’émotion.