« L’amer » – Maëlenn Le Bret- les éditions du Panseur

L'amer par Le Bret« L’amer ( substantif masculin): point de repère fixe et identifiable dans ambiguïté utilisé pour la navigation maritime.

La mère (substantif féminin): femme ayant mis au monde un ou plusieurs enfants.

L’Amer (substantif neutre): femme-ventre figée dans sa forme et identifiable sans ambiguïté allant mettre au monde un enfant. »

Eh bien me voici assez gênée aux entournures avec ce petit recueil qui donc parle de la grossesse, de l’enfantement, du fait d’être « emplie ».

 1) »Enceinte. Le monde entier lui montrait deux lignes. Seul le bâtonnet n’avait affiché qu’un trait »

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De tout ce que ça génère dans le corps d’une femme, tout ce que ça change aussi dans l’esprit, dans le mental, pendant, et évidemment après; nous qu’on fait passer du statut de femme à statut de mère.

2) »Nausée

Elle haïssait ce mot. »

J’ose espérer qu’on peut être ces deux facettes et même plein d’autres. On ne cesse de nous rabâcher que ce sont nos hormones qui nous commandent… bon, j’aurais beaucoup à dire  sur le sujet, mais je m’abstiens…

3) « Un matin, son nombril sortit comme un bec. Je revois son geste, alors, le réflexe enfantin qu’elle avait eu de presser l’accent circonflexe niché sur le haut de son ventre »

 Je reviens à ce court recueil de paroles de futures mères. Et à ces mots pensés ou dits, drainant, une masse d’émotions allant de la colère à la peur, puis à l’introspection perplexe, à l’étonnement et l’éblouissement. Passant par le rire et les larmes et vice versa.

« 4) Une femme tombe enceinte et puis elle disparaît, avalée par la forme à laquelle on la résume. »

En neuf fragments, comme les neuf mois de gestation, des voix de femmes qui n’en font au final qu’une, nous portent les impressions physiques et mentales de cet état qui voit le corps se transformer, ressentir des choses inhabituelles, mettre dans des états parfois incontrôlables ou incompréhensibles..

5) » On l’appela, on la guida, on la pesa

Elle sortit

Derrière on appela, guida, pesa une autre comme elle

Qui sortit

Deux ventres se croisèrent sans parler. »

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Allant du dégoût, du regret, de la peur à une sorte de bulle dans laquelle la femme et l’être à venir se rejoignent. Jusqu’aux cris de la fin, jusqu’à la douleur, cette douleur de l’enfantement, cette foutue punition divine parait-il d’être née femme.  Puis la paix. Parfois. La communication, les premiers échanges tactiles et vocaux.

« 7) Et quand, soudain tranquille, la chose se rendort, elle lui chante le vent, les racines et le ciel, en recouvrant son nom de feuilles rouges et or. Elle berce l’inconnu, à nouveau immobile, en l’embrassant, parfois, de l’arche de ses bras. »

J’ai trouvé l’ouvrage intéressant, assez intense. Et comme c’est court, je n’en fait pas plus, sinon vous proposer quelques phrases de ces neuf phases. Pleines de poésie, en une fin apaisée.

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« 9) Ma fille me regarde, je vois bleu.

Bleu comme les lignes, qu’un jour, je m’amusais à découper des yeux. »

« Darwyne » – Colin Niel – Rouergue noir

Darwyne par Niel« -Son amou-our, durera toujours…

Darwyne n’aime rien comme les chants d’adoration dans la bouche de la mère.

-Son amou-our, calme la frayeur…

À bien y réfléchir, il n’aime pas grand-chose de ces matins de culte à l’église de Dieu en Christ. Il n’aime pas la sensation de la chemise synthétique et collante sur sa peau moite. Il n’aime pas la façon qu’ont les autres garçons de le regarder en croyant qu’il ne s’en rend pas compte, depuis ce banc où ils se retrouvent chaque dimanche comme si c’était un jour d’école.

-Son amou-our, réveille en douceur…

Il n’aime pas le diacre à la cravate, celui qui se tient près du guitariste. Avec ses gros yeux et sa moustache, il lui rappelle les fois où la mère a demandé qu’on prie pour libérer son fils des mauvais esprits qui le persécutaient. »

Voici un livre impossible à lâcher. Colin Niel nous emmène dans les pas de Darwyne au cœur des sortilèges de la forêt amazonienne et dans le quotidien de ce petit garçon de 10 ans que la vie n’a pas gâté. Né avec une déformation des chevilles – ses pieds sont à l’envers – d’une mère dure, peu aimante et souvent maltraitante sous prétexte que c’est pour son bien, Darwyne trouve une vraie vie, un réconfort et un monde dans lequel il n’est pas étrange ni étranger au cœur de cette forêt crainte par presque tous. 

rain-4376988_640Nous voici dans le bidonville de Bois-Sec, où vit Yolanda Massily dans un carbet – une hutte – avec son fils Darwyne et son nouvel amant, numéro 8, Johnson. Darwyne déteste ces hommes que Yolanda fait circuler dans le carbet.Yolanda est belle, très belle, et elle le sait. Darwyne le sait et il aime jalousement sa mère d’un amour indéfectible. Yolanda, quand Darwyne est né avec ses pieds tordus, a fait le maximum pour les faire redresser. Mais ça n’a pas vraiment marché. Et Yolanda n’a de cesse de rappeler au garçon tout ce qu’elle a fait pour lui, tout ce qu’elle fait, son orgueil est immense, et l’image de son fils, si imparfaite extérieurement, la blesse. Derrière une apparence de mère respectable, on découvre de quoi elle est capable, favorisant sa jolie fille Ladymia qui, elle, correspond à ses attentes.

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« Quelques minutes s’écoulent encore, elle revient vers Ladymia, lui tend une assiette en plastique fumante que la sœur regarde avec gourmandise.

Puis elle marche vers Darwyne, un autre bol à la main.

-Mange, dit-elle.

Et Darwyne se redresse pour découvrir son dîner.

Dans le bol, il y a cinq gros piments.

Rouges et fripés et gorgés de soleil.

Il lève la tête vers la mère, qui ne lui rend pas son regard. Elle est calme, elle est toujours calme, dans ces moments-là, elle ne s’énerve pas. Son visage est fermé comme un coffre inviolable, ni colère ni exaspération, non rien de tout ça. Elle répète:

-Prends. C’est ça que ça mange, les animaux, tu le sais. »

640px-Possum122708Né avec cette déformation des pieds, il est tout bancal, Darwyne, il n’aime pas l’école, forcément; si différent, avec sa petite mine peu aimable, il est étrange Darwyne, beaucoup trop pour presque tout le monde. Darwyne, lui, ce qu’il aime, c’est la forêt, juste là, en lisière de Bois-Sec. La forêt, les animaux qui y vivent, les arbres, tout. Il aime sa mère, sa sœur – qui vit sa vie – mais par-dessus tout, il aime cette forêt inextricable – mais pas pour lui – parce qu’il y trouve sa place, parce qu’il ne lui est fait aucune violence dans cette forêt. Lui, si persuadé que sa mère a raison, qu’il n’est qu’un « sale petit pian* dégueulasse ». Les pages 204 et 205 sont particulièrement révoltantes:

« Mange ta saloperie de forêt.[…] Mange, petit pian. Mange.

Et enfin Darwyne s’exécute.

Sabre derrière le crâne, à genoux dans les racines, il ouvre sa petite bouche et la plonge dans la boue, sans même s’aider des mains qui reposent inertes sur les côtés de la bassine. » 

512px-FaultierC’est l’assistante sociale, Mathurine, jeune femme en mal d’enfant qui désespère après des FIV sans succès, c’est elle qui aime la nature, qui sait plutôt bien y circuler, c’est elle en intervenant auprès de Yolanda pour Darwyne, qui va percer la vraie personnalité de cet enfant inadapté à la vie sociale mais si à l’aise en forêt. Et ce n’est pas n’importe quelle forêt, c’est une jungle bruissante, mouvante, pleine de vies secrètes, comme celle de Darwyne. Mathurine va partir avec le garçon pour un parcours en pays de sortilèges. C’est cet endroit qui les lie, qui les réunit dans le même effort, dans le même goût de cette nature toute puissante face à eux. C’est ici qu’ils se ressemblent.

« Le jour s’écoule sans qu’elle voie le temps passer. Ils parcourent kilomètre après kilomètre, remontent rivières et ruisseaux, suivent des lignes arrondies au somment des collines, franchissent vallons, plateaux, savanes-roches, cambrouzes. À mi-journée la pluie s’invite violente, annoncée par un vent qui secoue la canopée, l’eau ruisselle sur les troncs et se déverse des feuillages, le sol gonfle et devient boue. Mais pas de quoi stopper leur progression, à peine ralentissent-ils, Darwyne jette juste un œil dans son dos, pour vérifier que Mathurine est toujours là. À aucun moment elle ne décèle la moindre fatigue chez lui, il lui arrive même de presser le pas en pleine montée, des accélérations qu’elle suit en forçant, elle, sur ses cuisses pourtant robustes. »

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C’est peu dire que ce livre est beau, fort, parfois révoltant, mais toujours juste. Darwyne n’est pas seulement « victime ». La réussite est dans ce personnage souvent ambigu, qui est inquiétant, troublant, qui semble sortir de son titre d’humain pour se muer en animal, en arbre, en mousse ou en liane, il est vibrant de mille choses. Et il est impressionnant. Ce personnage marque mon esprit par sa « sauvagerie », j’entends par là son osmose avec son milieu naturel, la forêt. Darwyne m’a fascinée, j’ai eu beaucoup de tendresse pour Mathurine, si fine et intelligente. Et quant à moi je crois que Colin Niel signe ici un de ses plus beaux romans . 

Il y a encore beaucoup à dire sur les pages de cette histoire, sur la misère de ce bidonville par exemple, sur les impitoyables intempéries et catastrophes de tous genres qui l’affligent régulièrement, sur le caractère de Yolanda – moi, elle me fait peur –  mais je m’en tiens juste à ça, à l’émotion que m’a procurée cette lecture et vous laisse le grand plaisir de lire un tel roman. Un roman accompli qui génère une profonde réflexion sur notre relation à la nature et à l’inconnu. Gros coup de cœur !

« Deux petites maîtresses zen » – Blaise Hofmann- éditions ZOE

« Elles sont les voyageuses que je ne suis plus, je retrouve avec elles une géographie sensible, un ensauvagement des yeux. Je voyage avec deux petites éponges amnésiques qui renaissent à chaque coin de rue, inventent des activités inutiles, coupent de l’herbe, caressent des troncs, récoltent des cailloux, parlent à haute voix à une cousine imaginaire. »

Ce ne sont pas là les premières phrases de ce livre, qui n’est pas un roman, mais quelques mots sur ces deux petites maîtresses zen, qui sont Eve et Alice, les deux petites filles de l’auteur et de son amoureuse – c’est ainsi qu’il la désigne-.

Grand plaisir de lecture pour ce qui semble être un récit de voyage mais qui est surtout une réflexion sur le voyage, celui de nos jours où tout semble à portée de nos envies, avec les possibilités de se rendre de l’autre côté de la planète ou aux antipodes en presque rien de temps. J’ajoute pourtant que ce n’est pas permis à tout le monde financièrement parlant, et plus largement matériellement ( emploi contraignant, etc…). Bon, ici en l’occurrence l’auteur et sa famille peuvent partir un long temps, avec un budget confortable. Mais leur regard sur le voyage est celui des explorateurs, des curieux, des amoureux des sentiers non battus par les tongs, des amateurs du non spectaculaire ( comprendre du non-spot ) et de la vraie rencontre.

« Luang Prabang – capitale historique du Laos –  mot-valise, mot-fleuve, mot pour s’élancer avec un large sourire au sommet du toboggan, si seulement les dealers de divertissements ne vendaient pas à chaque coin de rue leur waterfall, leur elephant bathing, leur farmer experience, leurs selfies pieds nus dans la boue des rizières, leurs visites de grottes en kayak, leurs dégustations dans un whisky village.

La procession des moines est un spectacle folklorique, parfois pratiquée par de faux religieux, sur des rues qui viennent d’être pavées de briquettes rouges. »

luang-prabang-g562ede4e7_640C’est très intéressant parce que Blaise Hofmann et sa compagne, lui grand voyageur depuis longtemps, elle en quête de tissus exotiques et rares pour son commerce en Suisse, sont accompagnées de deux petites, très petites, 3 et 2 ans pour un long périple en Orient, Japon, Inde…Ce qui pousse à réfléchir l’auteur tout au long du voyage – avec divers modes de transports, divers types de logement – c’est l’observation de ses filles, leur regard et le naturel avec lequel elles se fondent dans tout avec simplicité, par une sorte de mimétisme spontané avec les habitants, les animaux, les lieux eux-mêmes, la nourriture. C’est en cela qu’elles sont des « maîtresses zen ».* Elles ne sont pas encore conditionnées et l’esprit libre de leur jeune âge papillonne et capte, teste, examine, intègre, connaissances parmi les connaissances et les savoirs en cours d’acquisition.. Les enfants qui jouent dans la poussière sont leurs semblables et elles jouent avec eux. Les mets nouveaux ne sont pas plus nouveaux que ceux qu’elle découvrent à peine dans leur pays. Des petites personnes toutes neuves en tout.

* »L’approche du zen consiste à vivre dans le présent, dans l’ « ici et maintenant », sans espoir ni crainte. »

C’est pour moi le plus intéressant ici. Même si, évidemment, elles sont protégées, veillées, accompagnées, bien que Blaise Hofmann ne soit pas un père surprotecteur, les laissant vivre leurs expériences ( certaines malheureuses ), bien sûr que ces petites sont plus en sécurité que les enfants des rues indiennes, en tous cas en règle générale. Voilà: ces derniers mots… »en règle générale ». C’est bien là l’écueil qu’évite l’auteur dans son voyage et dans son livre: la règle générale. Je suis sceptique malgré tout, j’aimerais savoir comment il se sent vraiment dans cette peau de voyageur, au vu des critiques qu’il émet.

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« J’ai lu il y a quelques jours que Mike Horn avait traversé le pôle Nord, sans assistance – 87 jours à -40° tirant un traîneau de 140 kilos – il avait évidemment une fois encore frôlé la mort, il avait alors pensé à ses deux filles: » Elles m’offrent une sorte de deuxième vie en venant me déposer et me rechercher sur la glace. » Une énième entreprise coûteuse en énergie et en argent, qui n’apprendra rien à personne, un nouveau dépassement de soi sponsorisé, très masculin, compétitif, égoïste. À peine rentré en Suisse, il s’en ira en Arabie Saoudite pour rejoindre le team Red Bull et participer au Paris Dakar. »

Pourtant, moi qui ai si peu voyagé, j’ai pris un grand plaisir à partager sa route et celle des enfants. Parce que sans aucun doute je n’irai jamais ni en Inde ni au Japon, et que lui le fait et nous apporte son regard, et cette expérience. La seconde chose passionnante ici c’est bien ça, en fond la phrase de Claude Levi-Strauss qui comme on l’entend dans cette interview n’a pas tout à fait été comprise, parce qu’elle était brute, sinon brutale

« Je hais les voyages et les explorateurs. » 

Notre auteur, que je trouve personnellement extrêmement sympathique par sa capacité à remettre en question ce goût des voyages à l’heure de l’empreinte carbone, notre auteur donc pour autant ne peut renoncer au monde et ne peux renoncer à l’offrir à ses filles dont il va tirer des leçons en les voyant se l’approprier justement, qu’il soit celui de leur vie quotidienne ou celui du voyage. Elles appartiennent au monde, c’est tout. 

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La deuxième chose qui m’a marquée c’est ce que Blaise Hofmann décrit – concernant l’Inde et le Népal en particulier -s’incluant d’ailleurs dans le mouvement. Avec d’autres, tous ceux de la grande vague hippie il a parcouru, a occupé et intégré les lieux, les coutumes, les mystiques…ce qui amène des années plus tard à des rencontres comme cette occidentale qui est maîtresse d’un des plus grands ashrams du coin. Est-ce grave? Est-ce important? Lui, comme moi, ne peut l’affirmer. Il rencontre aussi des sociétés comme celle des Akhas, qui le ramènent à cette pensée:

« Je leur prête des convictions qu’ils n’ont pas: décroissance, résistance au consumérisme. Je lutte contre la vision romantique d’une vie sobre: le bon vieux temps. Je repense à l’exploitation des femmes, à l’opium. J’essaie de me situer par rapport au lieu où je me trouve. Depuis deux mois, notre maison tient dans deux sacs à dos, mais ce mode de vie est celui de ceux qui ont fauté et cherchent à se repentir, c’est un manque de respect total envers les pauvres, ces vrais minimalistes. »

Blaise réfléchit et tente d’analyser ce qu’il voit, et sa réflexion qui reste inaboutie, sans conclusion ferme et définitive sur le sujet donne à réfléchir parce que tout au long du livre, la nuance et le perpétuel questionnement dominent. Une très belle évocation aussi de Christian Bobin et cette citation:

rain-g51f416d40_640« Il y a peut-être autre chose à faire dans cette vie que de s’y éparpiller en actions, s’y pavaner en paroles ou s’y trémousser en danses. La regarder, simplement. La regarder en face, avec la candeur d’un enfant, le nez contre la vitre du ciel bleu derrière laquelle les anges, sur une échelle de feu, montent et descendent, descendent et montent. »

C’est le doute que j’ai aimé chez cet écrivain ou plutôt l’impossibilité de trancher, lui, regardant ses filles si à l’aise dans le monde, à n’importe quel point de la planète. Enfin quand Blaise Hofmann cite Nicolas Bouvier, ce grand et si fameux voyageur…je fulmine ! Dans « Poisson-scorpion », extrait d’une lettre que Bouvier envoie à son ami et compagnon de route Pierre Vernet, lui parlant de Manon, son amie du moment qu’il vient de plaquer avec grande élégance, lisez-moi ça…:

« Y a eu un enfant chez Manon, je l’ai fait cureter, y en a plus. Mais cette petite cérémonie pas bien compliquée ( qui a marché d’ailleurs à souhait ), quel monde quand on aime la  fille, et qu’elle vous aime, et qu’elle vous interroge des yeux quand même. »

(-Je ne sais pas vous, mais moi, ces quelques mots me font frémir. Il en ressort que le voyage ne rend pas les gens meilleurs, excusez-moi, mais un salaud est un salaud quel que grand voyageur et auteur fût-il. C’était ma parenthèse énervée.-)

Dernier point, le fait que ce voyage a lieu juste avant l’arrivée du virus Covid 19. Là, chapitre sur les grandes épidémies qui ont cheminé au fil du temps un peu partout et qui pour de nombreuses d’entre elles ont été éradiquées. Mais dans le monde des voyages – des gens et des choses – la contamination est accélérée de façon vertigineuse. Notre petite famille va être embêtée pour trouver le chemin du retour vers la douce Suisse natale…où le virus bosse à fond !

swing-g7f2b2bf67_640« En traversant un village, les filles voient un tape-cul, un tourniquet et un animal à ressort, arrête-toi, papa! Les installations sont habillées de rubans rouges et blancs; un panneau rappelle que jusqu’à nouvel ordre, la place de jeux restera fermée. »

Que dire de plus? J’ai fait un beau voyage par procuration, comme j’en ai fait tant en lisant, j’ai aimé cet auteur, ce papa, cet homme qui avec beaucoup de modestie et de respect énonce ses doutes, ses bonheurs, ses inquiétudes et l’amour infini qu’il a pour ses filles, ses deux petites maîtresses zen.

Beau récit, et large piste de réflexion.

 

« L’enfant de la prochaine aurore » – Louise Erdrich – Albin Michel/ Terres d’Amérique, traduit par Isabelle Reinharez

« Quand je te dirai que mon nom blanc est Cedar Hawk Songmaker, que je suis la fille adoptive d’un couple progressiste de Minneapolis, qu’après être partie à la recherche de mes parents indiens et avoir appris que je suis née Mary Potts j’ai caché à tous ma découverte, tu comprendras peut-être. Ou pas. Cette histoire, je vais tout de même l’écrire parce que depuis la semaine dernière les choses ont changé. Selon toute apparence – sauf que personne ne le sait -, notre monde régresse. Ou progresse. Ou peut-être marche en crabe, d’une façon qui nous échappe encore. Je suis sûre qu’un jour ou l’autre quelqu’un finira par mettre un nom sur ce que nous vivons, mais je n’arrive pas à imaginer comment tout ce qui nous entoure et tout ce qui est en nous pourrait être réparé. L’invisible, les quanta à l’origine de notre création sont mêlés aux événements en cours. Quoi qu’il soit en train de se passer, nous sommes abreuvés de flashs infos sur la manière dont la situation sera gérée – de simples conjectures, en réalité, sur ce qui nous attend- et c’est pourquoi j’écris ce récit. »

Je ne pouvais pas couper cette introduction qui se doit intégrale pour comprendre ce qu’est ce roman. J’aime énormément Louise Erdrich, certains romans plus que d’autres et celui-ci n’est pas dans mes préférés, mais sincèrement, on ne peut confondre la voix, la plume de cette auteure avec aucune autre. Mêlant poésie et langage familier avec un talent fou, ici c’est la voix de Cedar, jeune femme ojibwe adoptée par un couple blanc qui raconte. Elle parle à son enfant à naître comme on écrit un journal. Elle lui parle pour le rassurer, le préparer, lui dire comme elle l’attend avec impatience, lui dire comme déjà elle l’aime infiniment. Très jolie forme donc pour ce roman assez effrayant, présentant un monde dans lequel la religion et le totalitarisme sont en train de prendre les rênes, en particulier sur les femmes enceintes et les enfants à naître.

C’est quand Cedar décide d’aller rencontrer sa mère biologique que tout commence. La famille Potts est décrite avec humour, car jamais d’angélisme chez Louise Erdrich. La mère biologique:

« Elle tend les bras et s’avance vers la voiture. Elle transpire un peu dans son débardeur noir moulant, qui laisse apparaître des bretelles de soutien-gorge roses, et son pantacourt noir et évasé. Son corps bien proportionné, aux allures d’ours, est tout en graisse musclée, et elle a un joli visage aux traits réguliers. Elle est jeune. Elle a d’étincelantes dents blanches et de petits yeux noirs rieurs et fuyants. Sa chevelure châtain, balayée de mèches rousses, est retenue au sommet de sa tête par une de ces pinces crabes en plastique, de couleur bleue, et elle porte des perles aux oreilles. de vraies perles, on dirait. Je descends de la voiture dans l’air chaud et suffocant. »

Elle a à maintes reprises décrit la vie dans les réserves et la tristesse de ces endroits (« Love medicine », par exemple, terrible ). Sur la route, premiers signes:

« 9 août

Le lendemain matin, je prends la route qui va vers le nord pour me rendre chez les Potts. J’ai de fulgurantes bouffées d’émotion. Tout ce que je vois en chemin – sapins, érables, centres commerciaux, compagnies d’assurance et boutiques de tatoueurs, herbes folles des fossés et gens dans les maisons – , tout est physiquement en équilibre sur ce point de transition entre le présent des choses et le grand, l’incompréhensible changement à venir. Et pourtant rien ne me semble franchement insolite. Un peu calme peut-être, et certains sermons annoncés sur les panneaux d’affichage des églises sont plus alarmants que d’habitude. La Fin des Temps est arrivée ! Êtes -vous prêts pour l’Enlèvement? Dans un champ immense et vide se dresse un panneau sur lequel on lit: La Future Maison du Dieu Vivant. »

La mise à l’abri de Cedar va prendre alors l’allure d’une course poursuite sans savoir vraiment qui la poursuit, avec une méfiance envers chaque personne rencontrée, y compris ses plus proches, comme Phil, le papa de l’enfant à naître. Ainsi elle va se retrouver à l’hôpital de Fairview Riverside, chambre 624, après un appel mystérieux de Mère. Ce sont clairement ces chapitres que j’ai préférés, la seconde partie du roman jusqu’à la fin et le dénouement dont je ne vous dirai rien si ce n’est que c’est à pleurer…Belle et froide et blanche de neige.

Remarquable écriture et ici un ton piquant, la voix de Cedar est acérée, teintée d’humour noir, désabusé, colérique et assez désespéré, et puis sans pleurnicherie. Les personnages sont très intéressants, on ne sait jamais qui est de quel côté, la suspicion est constante, la défiance même envers les plus proches, cet « état autoritaire » sème le trouble. C’est curieux, cet état de fait me semble familier. Quand la supercherie idéologique mène le monde à la baguette par des procédés douteux et à des fins douteuses. Jusqu’où ? Cedar et Phil s’aiment et se marient,

« Pendant la journée, le regard perdu dans la végétation touffue et bruyante qui s’étend derrière la maison, je pense au bonheur physique que nous partageons, Phil et moi. Je ferme ensuite les yeux et j’écoute le grondement et le fracas du monde qui passe en trombe. Nous aussi, nous passons en trombe. le vent cinglant nous double. Nous sommes si brefs. Un pissenlit d’un jour. L’enveloppe d’une graine ricochant sur la glace. Nous sommes une plume tombant de l’aile d’un oiseau. Je ne sais pas pourquoi il nous est donné d’être tellement mortels et d’éprouver tant de sentiments. C’est une blague cruelle, et magnifique. »

C’est beau, n’est-ce pas? On sent ici chez Louise Erdrich de la colère et du chagrin, un livre que je suppose écrit à l’ère trumpiste. Parfois un peu dur à suivre pour moi, j’ai tout de même éprouvé un grand plaisir grâce à l’écriture et dans le ton, dans la douceur, l’intelligence et l’humour de cette jeune mère qui écrit à son enfant à venir sans niaiserie, jamais, au contraire avec lucidité, humour, et tendresse…La filiation, l’identité et l’autochtonie sont présentes tout au long de l’histoire en un questionnement profond et assez désespéré. Le seul espoir, cet enfant que porte Cedar en une constante intimité. Naissance.

 » Tu étais bleu, très légèrement. Au fur et à mesure que tu respirais, tu as rosi, puis rougi, et le duvet soyeux qui couvrait ta peau s’est mis à miroiter comme du cuivre. Tes membres veloutés se sont dépliés, souples et forts. Tu as renversé la tête en arrière. Tes yeux étaient du bleu ardoise des yeux de nouveau-né, mais en plus foncé, brûlant déjà de vivre. Tu as soutenu mon regard et j’ai glissé mon doigt dans ta main. Tu m’as dévisagée en t’agrippant avec une force implacable, et j’ai scruté l’âme du monde.

C’est toi, ai-je dit. Cela a toujours été toi. »

Et puis des références à Hildegarde de Bingen, cette femme incroyablement poétique, romanesque, courageuse, tout comme Sainte Kateri.

« Hildegarde de Bingen passa sa jeunesse enfermée dans un abri de pierre. Ses parents décrétèrent qu’elle devrait vivre en recluse et, lors d’une cérémonie funéraire, elle fut claustrée, probablement à l’âge de sept ans. Au moins, elle avait Jutta, son guide spirituel. Il y avait une fenêtre par laquelle on lui donnait à manger. Et une ouverture par laquelle on lui glissait une poubelle. Pas surprenant qu’Hildegarde ait eu des visions bouleversantes.

Tout est pénétré de connexions, pénétré de relations. »

Louise Erdrich est sans aucun doute une des plus grandes plumes venues d’Amérique c’est pour moi incontestable.

Je sors finalement de cette lecture assez sidérée, parce que ce livre est terrifiant et beau. 

« Je reste tranquille, seule.

Et je me rappelle maintenant que j’y étais, la dernière fois qu’il a neigé au paradis. J’avais huit ans. Je le sens, là. Le froid qui envahit mon corps, sa clarté. Le ciel déversait de la neige en abondance. […]Et moi je suis dedans, je tombe avec elle, je l’enfourne dans ma bouche, la lance dans les airs, en bombarde mon père et ma mère. La blancheur emplit l’air et il n’y a rien d’autre que de la blancheur. Je suis ici, et j’étais là-bas. Et je me suis posé la question, depuis ta naissance. Où seras-tu, mon chéri, la dernière fois où il neigera sur terre? »

« L’enfant lézard » – Vincenzo Todisco,éditions ZOE, traduit par Benjamin Pécoud

« L’enfant ouvre d’abord l’œil droit, puis le gauche. Il a la tête à deux endroits. Une fois à Ripa, où rien ne peut lui arriver, et une fois à l’appartement, où il doit compter ses pas. Quatre pas jusqu’à la table, deux jusque sous le buffet, un grand pas jusqu’à l’évier et dix petits pas de la cuisine jusqu’au milieu du long couloir. le point le plus éloigné est la stanza in fondo, la chambre du fond. En cas d’extrême urgence, il faut à l’enfant exactement vingt-trois pas pour y atteindre la grande armoire.

Dehors aussi, l’enfant veut compter ses pas. Mais la lumière vive frappe son visage et l’aveugle.

La nuit surgissent les loups. Il faut marcher à pas feutrés. Mais les loups le trouvent quand même. Ils se penchent sur son lit et montrent les crocs. L’enfant appelle doucement Nonna Assunta: » Parle-le moi, chuchote-t-elle, parle-moi et serre les poings, alors les loups ne te feront rien. » »

Ce début étrange est l’ouverture d’un roman très particulier, un roman à l’écriture sans fioritures, semblable à la vie des personnages, et ce qui pour moi le qualifie le plus c’est un roman sans joie. On a le cœur serré pratiquement tout le temps en lisant cette histoire de « l’enfant lézard ».

Mais qui est donc cet enfant qui compte ses pas, se terre sous le buffet, se cache sur l’armoire, se déplace sans bruit, grimpe, rampe et se tapit ?

« Au début le père n’a le droit de rester que neuf mois par an dans le pays d’accueil, et même moins quand le travail manque. Il habite au baraquement ou trouve à se loger chez des connaissances. Il rentre ensuite au pays pendant trois mois. Tant que la mère n’a pas d’emploi stable, elle ne peut l’accompagner dans le pays d’accueil qu’à titre de touriste. prononcer ce mot la fait rire: « C’est plutôt une vie de gitans qu’on mène. »

À Ripa, la mère doit se rendre utile. Elle le fait à contrecœur et dit qu’elle n’a pas eu de jeunesse. Il y a la mère d’autrefois qui était beaucoup plus jolie et celle d’aujourd’hui qui s’assied au bord du lit et regarde dans le vide. »

Il faut savoir que l’auteur a écrit ce livre en allemand, il est le fils d’immigrés italiens installés en Suisse allemande. C’est le premier livre qu’il écrit dans cette langue, qu’il qualifie de « langue de tête » en opposition je suppose à sa « langue de cœur »: les précédents étaient en italien. Je ne me suis pas penchée sur sa biographie, me contentant de ce qui est dit en 4ème de couverture. Et je ne peux évidemment pas m’empêcher de penser qu’une part de son expérience de vie compose cette terrible histoire, sans pour autant que ce soit la sienne ou celle de sa famille d’ailleurs, mais par ce biais, il parle de cette vague d’immigration italienne des années 60/70, et plus globalement des travailleurs dits « déplacés ».

« Nonna Assunta se rend au cimetière avec l’enfant. Ils se tiennent par la main en silence. Elle lui montre les tombes et lit les noms inscrits sur les pierres. Certains aïeuls sont enterrés là. Sur la tombe de Nonno Eraldo, il n’y a pas de photo. Nonna Assunta dit qu’elle n’en a pas.

Entre-temps le printemps est arrivé. Le visage de Nonna Assunta pâlit quand elle annonce à l’enfant: »La semaine prochaine, tes parents viennent te chercher. Ça n’est pas autorisé normalement, mais ta mère veut t’avoir avec elle, il faut la comprendre. »

Les parents de l’enfant, le père d’abord, puis la mère, quittent leur pauvre village pour travailler dans un pays plus riche, Allemagne, Suisse ? Mais l’un ou l’autre accepte les adultes, des bras, des mains, de la main d’œuvre, mais pas les enfants. La mère va confier l’enfant à la grand-mère tant aimée, Nonna Assunta, le cœur aimant de ce petit garçon si spécial…Mais la mère ne supportera pas la séparation si longue d’avec son petit; il voyagera caché , entrera en douce, furtivement dans le pays « d’accueil », et sera tenu enfermé dans l’appartement, devra être silencieux et invisible à d’autres yeux que ceux des parents.

Mais outre cette vie qui n’est pas celle que doit avoir un enfant, il est tout de même particulier, ce gosse. On n’arrive pas à lui donner un visage, il n’est qu’un corps qui glisse d’ici à là sans bruit, incolore, inodore, silencieux. Il y aura une sorte d’émancipation peu à peu, l’enfant créera des liens, sortira en cachette et toujours aussi furtivement; mais caché, il l’est plus que physiquement, il est comme annihilé par ces années d’invisibilité forcée, privé d’une existence au monde.

« Les parents comptent les années et en sont maintenant arrivés à 1970. La mère continue à sursauter quand on sonne à la porte, et elle continue à pleurer quand l’enfant lézard s’accroupit dans un coin et s’égare dans ses monologues,ou qu’il disparaît et reste introuvable.[…]

Tandis que la mère ne voit pas d’issue, qu’elle se tait et pleure et que le père augmente le volume de la télévision, l’enfant lézard gratte le mur avec ses ongles. Il parle seul à voix haute et bute à tout bout de champ sur ses phrases, si bien que le père finit par se boucher les oreilles face au téléviseur qui marche à plein volume. »

Je ne peux pas en dire plus, mais le fond de l’histoire c’est une forme perverse de maltraitance de ce « pays d’accueil » qui n’accueille pas les enfants nés ailleurs. Il y a le patron, le père qui travaille comme un damné, la mère qui va travailler aussi et cet enfant lézard, seul. Et le silence, et la peur de tous, parents et enfant – hanté par des loups –  et l’éveil du garçon qui grandit et sait qu’il existe un dehors.

C’est une histoire terrible. Seule la Nonna est lumineuse, chaleureuse, les quelques passages de la famille italienne, Nonna, tante Melinda, les oncles et Emmy l’amie inespérée donnent un semblant de vie à ces jours laborieux, durs, tristes…mais même les quelques heures arrachées au travail n’offrent que des ombres de sourires. L’image du lézard est parfaite, animal à sang froid, furtif, fuyant, insaisissable…mais que c’est triste collé au mot « enfant »…

« L’enfant lézard ne cesse de s’aménager de nouvelles cachettes et il faut des heures aux parents pour le retrouver. il traverse les pièces comme un Indien qui approche à pas feutrés, sans laisser de trace. Il campe derrière les rideaux, se drape dans les couvertures, rampe sous le lit, enroule son corps dans les tapis, se glisse dans le panier à lessive et se couvre de linge, grimpe entre les vêtements dans l’armoire. Il peut rester parmi les robes et les manteaux jusqu’à ce qu’il n’y ait plus aucune lumière qui perce les fentes. La mère passe en revue toutes les cachettes, mais il y en a toujours une qu’elle ne connaît pas encore. »

Il faut se préparer un peu pour cette lecture qui peut affecter le moral, en ces temps qui (re) confinent. On y ressent une solitude intense et inquiétante. C’est donc un très bon livre, remarquable par sa capacité à nous faire éprouver ce qu’il diffuse, et c’est en cela que sa lecture n’est pas aisée. Mais c’est vraiment un sujet qui reste d’actualité, sur la séparation, la privation de liberté et les liens humains qui nous sont si nécessaires pour le rester nous, des êtres humains.

Le disque préféré de la mère, comme une réminiscence de jeunesse, de joie, d’énergie…toutes disparues.

ICI, un lien très intéressant . Et un AUTRE