« Le train des enfants » – Viola Ardone, Le livre de Poche, traduit par Laura Brignon (Italien )

« 1946

Maman devant et moi juste derrière. Dans les ruelles des Quartiers espagnols, où tout le monde parle napolitain, maman marche vite: quand elle fait un pas, j’en fait deux. Je regarde les chaussures des gens. Si elles sont en bon état, je gagne un point; si elles sont trouées, je perds un point. Pas de chaussures: zéro point. Chaussures neuves: étoile bonus. Moi, des chaussures neuves je n’en ai jamais eu, je porte celles des autres et elles me font toujours mal. Maman dit que je marche de traviole. C’est pas ma faute. C’est à cause des chaussures des autres. Elles ont la forme des pieds qui les ont utilisées avant moi. » 

Ce très beau petit roman relate une histoire authentique. Entre 1946 et 1952, le Parti communiste italien et l’Union des femmes italiennes décident d’envoyer près de 70 000 enfants pauvres du sud de l’Italie vers le nord, dans des familles qui prendront soin de leur santé, de leur éducation, avec des conditions de logement et d’hygiène qu’ils n’ont jamais connues, tout comme des conditions affectives pour certains très nouvelles. L’amitié, les copains c’est ce qui garde un peu de joie au cœur des enfants.

Viola Ardone a donné voix ici à Amerigo, âgé de sept ans. Il vit seul avec sa mère Antonietta. Elle a perdu son premier fils,

« Luigi, c’était mon grand frère et sans la mauvaise idée qu’il a eue d’attraper l’asthme bronchique quand il était petit, maintenant il aurait trois ans de plus que moi. Ce qui fait qu’à ma naissance, j’étais fils unique. »

Le mari est supposé être parti en Amérique, et pour beaucoup de choses, la douceur, la tendresse, comme le dit Amerigo de sa mère, tout ça, « Ce n’est pas sa spécialité. »

La description de la vie de ce quartier misérable de Naples, où les enfants récupèrent quatre sous ici ou là, comme notre petit garçon qui ramasse des chiffons, la description des conditions de vie, le côté pittoresque et turbulent de cette ville sont bien vite mis à mal par tant de pauvreté et d’insalubrité. Mais ce peuple ne connait que ça.

buildings-3700062_640« Au départ, Tommasino n’était pas mon copain. Une fois, je l’avais vu faucher une pomme sur l’étal de Tête-Blanche, le primeur qui a sa carriole sur la piazza Mercato, et alors je m’étais dit qu’on ne pouvait pas être copains, parce que maman Antonietta m’a expliqué que d’accord on est pauvres, mais pas voleurs. Sinon après on devient des crève-la-faim. Tommasino m’a vu et il a volé une pomme pour moi aussi. Comme cette pomme je ne l’avais pas volée mais je l’avais eue en cadeau, je l’ai mangée, il faut dire que j’avais la faim au ventre. Et on est devenus copains. Copains de pommes. »

cobbler-3285152_640Quand le parti communiste va organiser ce train à destination de Modène, il sera expliqué aux parents pourquoi. Car bien évidemment, les enfants ne sont pas enlevés à leurs parents, mais ces derniers y voient une porte de secours pour leurs gosses, un espoir d’une vie meilleure. On va donner à chaque enfant des chaussures neuves, un manteau, des vêtements propres et pas rapiécés, et des garanties d’éducation, de nourriture quotidienne et de santé. Ainsi, pères et mères vont confier leur fils ou fille à ces femmes militantes, et le train partira. Ci-dessous, un documentaire assez court sur ces « trains du bonheur ».

https://www.arte.tv/fr/videos/111199-005-A/en-italie-les-trains-du-bonheur/

Par la voix d’Amerigo, tout nous est conté. Avec ses mots, ses moyens, mais aussi son imagination, sa grande sensibilité, lui qui n’a guère connu les caresses, la voix douce, les gestes tendres, lui qui sera le dernier, sur le quai de la gare de Modène, à voir arriver une famille pour lui, c’est par lui que cette histoire incroyable est arrivée jusqu’à moi, qui ne la connaissais pas.

C’est l’histoire de ce petit garçon intelligent, malaimé par une mère qui s’est blindée, le privant d’affection, c’est ce petit Amerigo qui raconte son histoire. Et si c’est souvent drôle, c’est aussi très émouvant. Il va briller à l’école et rattraper son retard.

« Moi dans la ruelle on m’appelle Nobel parce que je sais plein de trucs, même si j’ai arrêté l’école. J’apprends dans la rue, je me balade, j’écoute les histoires, je me mêle des affaires des autres. Personne ne naît avec la science en infusion. »

Il va rencontrer à Modène l’homme qui sera à l’origine de sa profession des années plus tard. Il sera aimé, choyé, encouragé par une famille cultivée, engagée et aimante. Dans cette histoire, l’univers enfantin est vraiment bien rendu par la parole d’Amerigo, car il est un gosse, avec des copains, des jeux, des rêves quand même, et il est très attachant, évidemment.

Le premier retour, chez sa mère, terrible.

« Maman ne m’aime plus, je finis par dire. D’abord elle m’envoie là-haut et maintenant elle m’en veut. Je veux repartir là où ils m’aiment et où ils me font des câlins. »

Puis à la fin, le retour adulte, sur le cercueil nu de sa mère est d’une grande tristesse. 

music-1283851_640« Je n’ai plus envie de rentrer à l’hôtel, je n’ai pas faim, je ne sais pas si tu me manques et je ne sais pas encore comment tu me manqueras. La distance est devenue une habitude entre nous. Nous avons raté bien des rendez-vous. Depuis le moment où tu m’as fait monter dans ce train, toi et moi avons emprunté des voies différentes, qui ne se sont plus jamais croisées. Maintenant que cette distance est infranchissable et que je sais que je ne te verrai plus jamais, je me demande si tout cela n’a pas été une méprise réciproque. Un amour fait de malentendus. »

Voici un roman très accessible, facile à lire tout en étant remarquablement bien écrit ( traduit aussi ). Un pan de l’histoire italienne contemporaine, ce pays riche au nord et pauvre au sud, déjà alors et encore aujourd’hui, à travers le destin d’un enfant exilé pour son plus grand bénéfice, finalement, et quelle que soit la dureté de sa relation avec sa mère.

J’ai beaucoup aimé. Et bien sûr, il y a une chanson:

« L’orangeraie » – Larry Tremblay, éditions ALTO/Coda

« AMED

L'orangeraie - Éditions Alto - Éditeur d'étonnant« Si Amed pleurait, Aziz pleurait aussi. Si Aziz riait, Amed riait aussi. Les gens disaient pour se moquer d’eux: « Plus tard ils vont se marier. »

Leur grand-mère s’appelait Shahina. Avec ses mauvais yeux, elle les confondait tout le temps. Elle les appelait ses deux gouttes d’eau dans le désert. Elle disait: » Cessez de vous tenir par la main, j’ai l’impression de voir double. » Elle disait aussi: » Un jour, il n’y aura plus de gouttes, il y aura de l’eau, c’est tout. » Elle aurait pu dire: « Un jour, il y aura du sang, c’est tout. »

Amed et Aziz ont trouvé leurs grands-parents dans les décombres de leur maison. Leur grand-mère avait le crâne défoncé par une poutre. Leur grand-père gisait dans son lit, déchiqueté par la bombe venue du versant de la montagne, où le soleil, chaque soir, disparaissait. »

Ce bouleversant petit roman m’a été offert, au Canada. Il se lit d’une seule traite, court, fluide, terrible. En 145 pages vibrantes, fluides et lumineuses, l’auteur nous livre pourtant une histoire affreuse, de ces histoires de guerre, de sacrifice incompréhensible à tout esprit rationnel, l’histoire d’une famille, père, mère et Amed et Aziz, jumeaux. De leur vie dans une orangeraie, leur ressource, leur lieu de vie. On entre dans le livre avec cette bombe qui détruit un pan de l’histoire familiale, les grands-parents, la merveilleuse Shahina dont la vie paisible s’achève dans la violence. 

640px-Orange_1271Des personnages de cette famille, unie, la mère Tamara est admirable, dénuée au fond d’elle de toute violence, avec pour seul objectif de vivre dans cette orangeraie, au jardin, avec ses fils qu’elle aime plus que tout. La voir souffrir a été un des moments sensibles de ma lecture, je l’ai aimée. Tamara, la clairvoyante, emmène Amed au jardin, pour lui parler:

« -Écoute-moi, Amed. Bientôt ton père entrera dans ta chambre sans faire de bruit pour ne pas réveiller ton frère, s’approchera de toi et posera sa main sur ta tête comme je l’ai fait moi-même tout à l’heure. Et toi, tu sortiras lentement du sommeil et tu comprendras, en voyant son visage penché sur le tien, qu’il t’a choisi. Ou il te prendra par la main, t’emmènera dans l’orangeraie et te fera asseoir au pied d’un arbre pour te parler. Je ne sais pas en fait comment ton père va te l’annoncer, mais tu le sauras avant même qu’il n’ait ouvert la bouche. Tu sais ce que ça signifie? Tu ne reviendras pas de la montagne. je ne suis pas au courant de tout ce que Soulayed vous a raconté, à ton frère et à toi, mais je le devine. Ton père dit que c’est un homme important qui nous protège de nos ennemis. Tous le respectent, personne n’oserait lui désobéir. Ton père le craint. Moi, dès que je l’ai vu, je l’ai trouvé arrogant. Ton père n’aurait pas dû accepter qu’il passe le seuil de notre maison. Qui lui a donné le droit d’entrer chez les gens et de leur enlever leurs enfants? »

L’histoire repose sur le sacrifice, l’idée de vengeance; on ne sait pas bien où se situe cette histoire, on le suppose, mais ça n’a aucune véritable importance, c’est le propos qui est universel. Et puis, au cœur de cette épouvantable action, voici Soulayed, la main vengeresse qui armera le corps d’un des jumeaux qui doit s’offrir en sacrifice pour venger la bombe sur la maison des grands-parents. Voilà, le nœud de l’histoire, c’est ça. Fanatisme guerrier et vengeur, déni d’humanité, il faut mourir en martyr. Et pire que tout il faut choisir qui le sera.

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Ce pourrait n’être qu’un livre sur la guerre, etc etc…Non. L’auteur, au-delà de ça, parle d’identité, d’amour, de lien, de famille. Et de chagrin. La fin est absolument bouleversante, magnifique. Qui dit que cette résilience qu’on met un peu partout n’est pas une évidence, ni toujours la clé du mieux être, et que parfois, garder un peu de cette colère nichée en soi, ça peut servir. Qui dit qu’aimer, perdre ceux qu’on aime, continuer à vivre sans, nous affaiblit mais nous consolide aussi, ainsi Amed/Aziz, devenu comédien, en conflit avec son metteur en scène. Aziz entre en scène:

« Aziz s’est avancé au centre de la scène. La lumière venant du plancher allongeait sa silhouette. Il ressemblait à une flamme très droite aspirée par le ciel. Il s’est adressé au public.

« Quel âge as-tu? Commet t’appelles-tu? Tu as le nom d’un père et l’âge d’un père. Mais tu possèdes bien d’autres noms et bien d’autres âges. Je pourrais te parler comme si tu étais mon frère. À la place de ta mitraillette que tes mains tiennent avec tant d’acharnement, tu pourrais porter autour de tes reins une lourde ceinture d’explosifs. Ta main serait sur le détonateur et ton cœur serait sur le mien. Et tu me demanderais de te raconter une histoire pour ne pas t’endormir afin que ta main, par inadvertance, n’appuie pas sur le détonateur. Et je te parlerais jusqu’à la fin des temps, cette fin qui est parfois si proche. »

Tragique, lyrique sans excès, mais surtout extrêmement touchant, voici un petit roman à découvrir absolument. Sur un sujet sensible, voici un texte qui frappe fort, à mon sens un réquisitoire contre la guerre d’une grande puissance de conviction. « L’orangeraie » a été couvert de prix à sa sortie en 2016, au Québec, en Grand Bretagne, en Allemagne, Belgique et Pays-Bas, en France avec le prix Folio des Lycéens et le prix Culture et bibliothèques pour tous.

Bref, un méchant coup de cœur.

Adaptation théâtrale, Théâtre du Trident ( ville de Québec )

« Les routes » – Damien Ribeiro-éditions du Rouergue/La brune

41i-4IvFqkL._SX195_« Sur les chantiers quand approche l’heure du repas, les hommes font taire les pelles dans de profondes bassines d’eau. Là, ils lavent leurs mains, rincent une tomate, une pomme, à grands éclats, puis l’un siphonne un peu d’essence dans la bétonnière, l’autre rassemble des sacs de ciment vides, des bouts de polystyrène, du bois de palette. La surface des bassines redevient lisse et se nimbe d’une pellicule calcaire tandis qu’on allume un feu. L’épaisse fumée fait croire à une tombée de nuit. »

Après ces phrases qui entament le roman, on assiste au repas de ces ouvriers du bâtiment, puis un court paragraphe parle des incendies qui chaque été embrasent le Portugal, parle des pompiers, de ce qu’ils sentent, ressentent et font. Et on accède ensuite à l’histoire qui se déroule de 1955 à 1995, trois générations d’hommes nés au Portugal, ceux qui y sont restés, ceux qui en sont partis, certains revenus, pas d’autres. Ce roman parle de l’exil de la génération de Salazar, ceux qui fuyaient. Puis ceux qui partaient plus tard, pour une vie « meilleure ». Hélène, l’épouse française de Fernando:

carnations-ge14b82236_640 » La révolution des Oeillets était vieille d’un an quand elle avait rencontré Fernando mais elle le considérait tout de même comme un réfugié politique. Pour principal acte de résistance, il déplaisait à ses parents; cela comblait ses aspirations de grand air, de révolte et d’horizon. Pour lui plaire déjà, elle avait appris les paroles de la chanson Grãndola, Villa Morena qui figuraient à l’intérieur de la pochette du disque de José Afonso. C’est la chanson de votre révolution, tu devrais la connaître. Vous avez mis fin à la dictature sans aucun coup de feu, tu te rends compte? Les Français ont coupé des milliers de têtes et vous, pas un mort, avec des militaires à la manœuvre en plus! » Un œillet rouge avait fleuri au Portugal et chacun projetait ses rêves sur le petit État. »

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Ainsi de 1955 à 1995, on suit des hommes, de la même famille, mais qui s’éloignent inexorablement les uns des autres. Par leurs choix, par leurs perspectives de vie, ceux qui restent, ceux qui partent et parfois reviennent, un peu, mais pas pour toujours.  Le dernier homme c’est Arthur, dont le prénom, choisi par sa mère française rompt définitivement les amarres avec la famille portugaise, sauf qu’Arthur ressemble, sous ses airs un peu inconsistants, à un nouveau prototype. Fernando, son père l’entrepreneur, celui qui « réussit » en bâtissant des maisons « contemporaines et design « , Fernando est l’axe de ce roman. Fernando et son fils qui ne réussit pas au football:

« Arthur n’avait rien du fils Guimarães. Et si sa pratique du français lui avait donné une impression idiote de sophistication? S’il avait voulu qu’Arthur fût le fils de Guimarães ou n’importe lequel des autres gamins de ses compatriotes doué avec un ballon, Fernando aurait peut-être dû lui apprendre la rudesse du portugais. Il y avait renoncé par orgueil, presque par superstition, pour faire cesser une espèce de malédiction révélée par Hélène: » C’est bizarre, tu es portugais, mais tu n’as aucun accent, ou alors un léger accent de Marseille. Tous les autres, quand ils parlent, on croirait des Lisboètes expliquant son trajet à un touriste français. Tes copains, ils vivent ici depuis  dix ans, on dirait qu’ils sont encore là-bas. » Même s’il partageait son avis, cette remarque l’avait blessé. »

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Je ne vois pas quoi vous dire de plus. Ce roman n’est pas un livre d’action, on le lit en observateur genre entomologiste, mais ce serait trop froid, il y a un déchirement dans les personnages, y compris chez Fernando. J’ai beaucoup aimé cette histoire, avec un peu d’affection pour ceux qui restent, et puis, et puis, une fin tragique et magnifique, qui se lit comme une allégorie, de la solitude, de l’incompréhension, de la destruction…Ce que dit Damien Ribeiro, clair et bien sûr juste:

En commençant cette lecture, je n’étais pas certaine d’y trouver beaucoup d’intérêt. Qu’est ce qui a fait que finalement je l’ai lu avec plaisir – un plaisir grandissant au fil des pages?. Grâce au ton, ironique et doux amer, tendre parfois et rude aussi, grâce à une écriture pleine de finesse. Bref, très bien écrit, on ne s’attache pas spécialement à un personnage ou à un autre, on les observe, s’éloignant les uns des autres, avec des envies différentes, des choix différents. Je trouve que c’est une réussite.

Finir avec la grande Amãlia Rodrigues, et ce pays qui inspire le respect et l’affection:

« Personne en avait rien à foutre de Carlotta » – James Hannaham, Globe, traduit par Cécile Deniard ( USA)

Personne en avait rien à foutre de Carlotta par Hannaham« Deux décennies et des pouces après sa condamnation, Carlotta Mercedes se préparait pour son cinquième passage devant la commission de libération conditionnelle de l’État de New York. Elle savait que ses nombreuses années de mitard ( H23 et 7 jours sur 7, sans télé, sans radio, sans livres, ni contact physique agréable) la planteraient sans doute de nouveau cette fois-ci. Avec tous ces séjours au trou, elle n’avait pu finir aucun de ces programmes de désintox qui plaisaient tant aux crânes d’œuf. Mais être restée trop longtemps à l’isolement n’était encore pas le pire de ses handicaps. Mauvais comportements, qu’y disent ces connards, mais pour eux mauvais comportement c’est si tu gueules quand un maton t’fouette comme un fudge cake Betty Crocker. Pourquoi est-ce qu’on n’arrêtait pas de la frapper? »

Eh bien voici un drôle de roman à savourer pour sa verve, son humour ravageur et rageur, pour Carlotta, évidemment, un superbe personnage tour à tour drôle, émouvant et très intéressant. Carlotta Mercedes, ce n’est pas n’importe qui, une sorte de prototype de personne courageuse, pleine d’une pulsion vitale incroyable, à la langue bien pendue. Mais pour moi, Carlotta est surtout bouleversante. Voici un livre pour lequel il faut saluer chapeau bas la traductrice. C’est je suppose un tour de force que de rendre en français le langage, la langue de Carlotta, son débit de parole, ses tournures de phrases improbables, et le contenu argotique, mais pas seulement, on se dit que la langue de Carlotta n’appartient qu’à elle; elle dit des choses qui font frémir, vibrer, pleurer ou rire, mais Carlotta sait parfaitement s’exprimer au sens strict du terme. Bref, bravo, vraiment, parce que l’ensemble se tient en un souffle haletant, et se lit de même. Les extraits seront un peu plus longs que d’habitude, car Carlotta n’est pas très laconique pour mon plus grand plaisir. Commission de libération conditionnelle:

american-flag-gca4c81e2f_640« Un petit sourire réussit tout de même à se frayer un chemin jusqu’à ses lèvres -si faux qu’il lui fit l’effet d’une couche de cire chaude sur son vrai visage. De nouveau, elle déglutit et de nouveau elle dit ce nom, si fort que c’en devenait presque une moquerie. Elle fit semblant de croire qu’on lui avait demandé le nom de son frère. Dustin Chambers.

-Parfait, monsieur Chambers, continua l’autre. Je vois ici que vous avez purgé vingt ans d’une peine de vingt-deux ans assortie d’une période de sûreté de douze ans et demi pour un braquage à main armée.

Carlotta confirma d’un signe de tête. Sans compter l’année de détention provisoire, mais on va pas chipoter et répondit: « C’est exact. » Comment j’ai pu tenir vingt et un ans et plus, c’est que j’suis une putain de bruja*. »

Carlotta est transgenre, Carlotta sort de prison, et elle va nous raconter ce qu’elle y a vécu – l’enfer – et ce qu’elle y a appris, elle va nous raconter sa sortie, la perte de tous ses repères dans sa ville, son quartier, et avec les siens, famille et connaissances. Retour au monde:

site-gc1d345e02_640« Quand elle arriva à la porte et découvrit la coulée de boue humaine qui déferlait dans la 42e, elle se fit l’effet d’un éléphant d’Afrique un peu simplet qui essaierait de s’incruster dans un jeu de corde à sauter. Les buildings vomissaient des Asiatiques et des Blancs, à fond dans le personnage du Cadre Sup pour qui n’existe rien d’autre que son portefeuille d’actions. Des chauffeurs de taxi du Moyen-Orient la klaxonnèrent – peut-être pour lui faire du gringue, peut-être pour l’insulter, peut-être simplement pour qu’elle libère le passage. Des Latinas et des Sud-Asiatiques traversaient en dehors des clous, et un jeune Black avec une monumentale coupe afro filait à toute vapeur sur le trottoir, fendant la foule furieuse. Le brother en a pas rien à foutre de rien, j’adore. Tout là-haut dans le ciel, des poutres IPN rouge vif suspendues à une grue d’une hauteur phénoménale tournoyaient, instables, dans la stratosphère. »

Seule Doodle, son amie, va être présente vraiment pour l’épauler. Et suivre ces deux nanas en goguette, ça n’est pas triste. Des scènes extrêmement drôles, beaucoup, et en fond sonore de la lectrice le cerveau de Carlotta qui discute avec lui-même, et puis en ce qui me concerne, le cœur serré souvent, beaucoup d’émotion et de compassion, mais pas juste ça, de l’affection pour cette personne qui sait très bien qui elle est, mais que les autres ne discernent que de manière floue, hésitante, indéfinie.

Rencontre avec Lou, la conseillère d’insertion:

« Elle hocha la tête. « Merci d’être arrivée jusqu’à nous, Carlotta.  Sincèrement, on est passés à deux doigts du viol. »

-À deux doigts de quoi? Du viol? » s’indigna Carlotta. Elle se tourna sur le côté, croisa les jambes et, par habitude, se prépara à se faire agresser. Au secours, est-ce que ça va être comme au bloc D, où ça viole à tout va, genre On est plus en sécurité nulle part, ma pauv’ dame, avec les surveillants qui participent et qui font mine qu’y s’est rien passé, même que tu vas voir ces connards pour porter plainte? Merde, ils l’écrivent carrément dans les rapports: Y A PAS PERSONNE QU’A VIOLÉ PERSONNE. C’est quoi, l’idée? Le système tout entier te viole et t’as juste qu’à fermer ta gueule?

Lou se prit le front entre le pouce et l’index et serra comme un étau.[…]. « Que je suis bête! J’ai trop l’habitude de notre jargon et personne ne m’a jamais reprise. Je voulais simplement dire qu’on était à deux doigts d’un viol caractérisé de vos clauses de remise en liberté. Mais vous avez raison, c’est un mot extrêmement malheureux. Je ne vais pas vous toucher, Carlotta. »

Carlotta Mercedes est bien une femme. Dire ça à son fils, à sa mère, à tout le monde…C’est le parcours chaotique de cette superbe Carlotta qui nous est conté. 

La prison d’Ithaca et les viols, 20 ans dans la violence, l’abomination des conditions du quotidien, il a fallu à cette chère Carlotta une résistance titanesque pour survivre à tout ça. Mais Carlotta, de nature, a de la joie en elle, de la sensibilité, elle est tellement attachante et émouvante. Pourquoi vous en dirais-je plus? Les scènes de la fête funéraire, le bazar à tous les étages, et Carlotta, au milieu de tout ça, qui cherche à trouver sa place, dans sa maison, mais dans les cœurs…elle a conquis le mien. Sur un sujet « casse-gueule », une œuvre vive, brute, sans afféterie  – c’est le moins qu’on puisse dire – et extrêmement touchante et tendre.

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Conversation entre Doodle et Carlotta, à propos du fils, Iceman, qui joue à Super Mario non stop enfermé dans sa chambre en compagnie de Dieu:

« Doodle prit sa voix la plus douce. « En même temps, on peut comprendre ce jeune homme, qui s’est cherché un père toute sa vie, dit-elle en désignant Iceman d’un geste plein de tact. Et là…

20180922_163408-Et là, quoi? Y se retrouve avec moi? Spère que vous savez faire la différence entre « un père » et moi, d’accord? C’est comme ces enfoirés qui disent « un Noir » pour Barak Obama, comme si c’tait le premier négro venu qui dort dans le métro et pas un individu qu’a réussi des trucs en veux-tu en voilà, qu’est couvert d’étoiles d’or et tout, qu’a fait des choses que même les Blancs sont pas capables de faire. Lors si ce que tu veux, c’est « un père », va falloir que tu révises ta conception de ce que ça veut dire ou que tu fasses avec ce que t’as devant toi. Y a pas tromperie sur la marchandise, comme disait Géraldine. » Telle une pin-up, Carlotta mit les mains à la taille et se déhancha. »

Donc, je mets quelques phrases, pour vous donner une idée du ton, mais surtout, je vous invite à découvrir ce roman incroyable, déjanté et admirable. Et la belle Carlotta aux chaussures dépareillées, face au monde. Coup de cœur évident.

Lou :

« -Pour tout vous dire, moi aussi je fais partie de la communauté de l’alphabet LGBTQIA+. La beauté de la chose, c’est qu’une fois qu’on a dit ça, les gens sont quand même obligés de deviner à quelle lettre on correspond. »

Et une chanson, choisie dans la bande-son conséquente de ce roman jubilatoire.  Dur de choisir entre toutes les versions, j’aime bien celle-ci, qui doit faire du bien à Carlotta, quand elle fait son échappée au bord de mer, vers la fin du roman

« L’amer » – Maëlenn Le Bret- les éditions du Panseur

L'amer par Le Bret« L’amer ( substantif masculin): point de repère fixe et identifiable dans ambiguïté utilisé pour la navigation maritime.

La mère (substantif féminin): femme ayant mis au monde un ou plusieurs enfants.

L’Amer (substantif neutre): femme-ventre figée dans sa forme et identifiable sans ambiguïté allant mettre au monde un enfant. »

Eh bien me voici assez gênée aux entournures avec ce petit recueil qui donc parle de la grossesse, de l’enfantement, du fait d’être « emplie ».

 1) »Enceinte. Le monde entier lui montrait deux lignes. Seul le bâtonnet n’avait affiché qu’un trait »

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De tout ce que ça génère dans le corps d’une femme, tout ce que ça change aussi dans l’esprit, dans le mental, pendant, et évidemment après; nous qu’on fait passer du statut de femme à statut de mère.

2) »Nausée

Elle haïssait ce mot. »

J’ose espérer qu’on peut être ces deux facettes et même plein d’autres. On ne cesse de nous rabâcher que ce sont nos hormones qui nous commandent… bon, j’aurais beaucoup à dire  sur le sujet, mais je m’abstiens…

3) « Un matin, son nombril sortit comme un bec. Je revois son geste, alors, le réflexe enfantin qu’elle avait eu de presser l’accent circonflexe niché sur le haut de son ventre »

 Je reviens à ce court recueil de paroles de futures mères. Et à ces mots pensés ou dits, drainant, une masse d’émotions allant de la colère à la peur, puis à l’introspection perplexe, à l’étonnement et l’éblouissement. Passant par le rire et les larmes et vice versa.

« 4) Une femme tombe enceinte et puis elle disparaît, avalée par la forme à laquelle on la résume. »

En neuf fragments, comme les neuf mois de gestation, des voix de femmes qui n’en font au final qu’une, nous portent les impressions physiques et mentales de cet état qui voit le corps se transformer, ressentir des choses inhabituelles, mettre dans des états parfois incontrôlables ou incompréhensibles..

5) » On l’appela, on la guida, on la pesa

Elle sortit

Derrière on appela, guida, pesa une autre comme elle

Qui sortit

Deux ventres se croisèrent sans parler. »

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Allant du dégoût, du regret, de la peur à une sorte de bulle dans laquelle la femme et l’être à venir se rejoignent. Jusqu’aux cris de la fin, jusqu’à la douleur, cette douleur de l’enfantement, cette foutue punition divine parait-il d’être née femme.  Puis la paix. Parfois. La communication, les premiers échanges tactiles et vocaux.

« 7) Et quand, soudain tranquille, la chose se rendort, elle lui chante le vent, les racines et le ciel, en recouvrant son nom de feuilles rouges et or. Elle berce l’inconnu, à nouveau immobile, en l’embrassant, parfois, de l’arche de ses bras. »

J’ai trouvé l’ouvrage intéressant, assez intense. Et comme c’est court, je n’en fait pas plus, sinon vous proposer quelques phrases de ces neuf phases. Pleines de poésie, en une fin apaisée.

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« 9) Ma fille me regarde, je vois bleu.

Bleu comme les lignes, qu’un jour, je m’amusais à découper des yeux. »