« Cette corde qui m’attache à la terre » – Lorina Balteanu, Editions des Syrtes – traduit du roumain par Marily le Nir

Cette corde qui m'attache à la terre« Le cri fut bref. Le goût agacé dans ma bouche et la douleur des gencives m’ont fait comprendre que c’était MOI qui avais crié. De peur. Tout d’abord la lumière a balayé mes paupières fermées de ses ailes de colombe. C’était une autre sorte d’obscurité. Blanche. L’autre, à laquelle je m’étais habituée, était simple et uniforme, j’y flottais sans me soucier d’avoir les yeux ouverts ou fermés. Le blanc était tout différent. Visqueux, aux bords effrangés. L’espace d’un instant, j’ai hésité. Mes paupières ont papillonné et, à travers la barrière de mes cils, j’ai entraperçu le monde, trempé dans la chaux. Lever les paupières ou non? Retourner? Mon hésitation a duré jusqu’à ce que les mains en tenaille  de la sage-femme, vigoureuses, tirent sur ma nuque pour me faire descendre. Je ne m’y suis pas opposée. »

Je viens de fermer ce petit livre. Tendre, drôle, et si émouvant. Une fillette raconte sa vie dans un village moldave à l’époque soviétique et si la cocasserie ne manque pas, il y a cette petite, fine, intelligente, dont le seul but est de partir découvrir le vaste monde. Sa voix nous parle du quotidien, de sa dureté, parfois sa cruauté. L’enfant trouve son petit bonheur dans de petites choses. Son prénom ne nous est pas livré, et elle est pour nous la narratrice de sa propre existence, de son histoire qui constituera son journal, journal qu’elle nourrira régulièrement de ses jours, de sa vie, de ses expériences, de ses questions, de ses chagrins et de ses joies parfois, jusqu’au jour où il sera lu dans sa classe, une fin bouleversante. Je suis encore très émue, tout en écrivant, de parler de cette fillette. Si la fantaisie ne manque pas dans la narration, il y a chez cette enfant quelque chose de profondément grave et intelligent, elle engendre l’émotion tout au cours de cette histoire dans laquelle elle raconte son quotidien, sa façon d’observer les autres, tout ce qu’elle écrit donc dès qu’elle sait le faire, dans son journal. La fillette qui répète, chaque fois que ça va mal, qu’elle veut partir découvrir le monde. Elle est la dernière née, cinq frères et sœurs la précèdent. Naissance:

« Les cinq en rang d’oignons devant moi, c’étaient mes frères et sœurs, mais ils ne voulaient pas encore que je sois leur sœur. Ils me regardaient tous avec rancœur et se passaient de l’un à l’autre l’oreiller. Du plus grand au plus petit et inversement. Aucun n’avait assez de courage pour me le presser sur le visage, pour ne plus me voir, pour que je ne les voie plus. Ils voulaient que je disparaisse. J’aurais mieux fait de ne pas exister. J’étais le monstre qui avait fait souffrir leur mère. Le couteau qui l’avait vidée de son sang. Le ver ratatiné qui l’avait rongée de l’intérieur. Un bout de viande gâtée qu’elle avait rejeté. « 

Poêle-lit

Vous conviendrez que ce n’est pas le plus joyeux départ dans la vie pour une petite fille. Mais au fil des pages, on va la voir s’affirmer, on va la regarder grandir dans un environnement où tout est difficile, surtout quand on est comme elle, fine, sensible, toujours à observer le monde, toujours à réfléchir à son sort et à celui du monde qui l’entoure, toujours à se débrouiller avec la vie. Si je le pouvais, je vous le lirais. Je n’ai aucune envie d’écrire un résumé de sa vie, elle le fait très bien, elle. Mais je n’oublie pas de dire qu’on a ici également une chronique villageoise de cette époque, on entre dans les maisons où les familles dorment sur le poêle ( j’ai dû demander à quelqu’un qui connait bien ces lieux de quoi il s’agissait – merci Monica ! – ), où l’alcoolisme est assez présent et où la jeunesse s’ennuie dans le poids des traditions.

On se sent vraiment dans un pays inconnu, où cette fillette regarde le monde étroit qui l’entoure, on l’entend penser. Et ce passage où elle raconte comment elle fauche des billets dans la boîte de son père, de temps en temps, et pourquoi. Extrait assez long, mais tellement bien:

« Le premier billet que j’ai retrouvé avec mon signe au crayon chimique dans un coin, je ne l’ai pas compté, je l’ai mis sous mes fesses et j’ai considéré qu’il m’appartenait. Papa n’a pas remarqué qu’il manquait et ça m’a encouragée à en cacher un de temps en temps. Chaque fois je n’en prends qu’un dans le tas où il y en a beaucoup, pour ne pas me faire pincer. Mon frère ne se doute de rien lui non plus. Lui, il a déjà sa boîte de conserve pleine de billets de un rouble. Toutes mes tantes n’ont d’yeux que pour lui, si beau et si propret, et chaque fois qu’elles viennent elles le couvrent de bonbons et de billets de un rouble. Moi, personne ne me donne rien. Moi, je n’éveille en personne un sentiment de tendresse. Telle que je suis, je ne peux pas être l’objet de leur amour de tantes. Je ne me fâche même pas. Moi, je me rends justice toute seule. Mes sous, gagnés en échange d’une bonne dose de peur de me faire prendre, remplacent parfaitement le manque de leur amour. En revanche, les bonbons, mon frère les partage toujours fraternellement avec moi. Quelquefois il me donne aussi un rouble. Il a bon cœur mon frère. »

Je m’arrête là, mais ma rencontre avec cette fillette, très dégourdie, très lucide, et clairvoyante, cette gosse fine et intelligente, cette rencontre est un gros coup de cœur. Un livre dans un pays de peu de liberté, aux coutumes et aux mœurs au minimum surprenantes, un livre au grand cœur. La petite, les dernières phrases de ce dernier chapitre bouleversant, alors que son journal est lu en classe par Ulea et que celle-ci a censuré des pages ( sur elle entre autres ), jetées et déchirées sur le sol:

« Une fois qu’ils sont partis, j’ai retiré mes mains de mes oreilles, et j’ai ramassé mon journal page à page. J’ai pensé que ça valait peut-être mieux comme ça. Avoir un journal où je ne parle que de moi. Ainsi, je  ne risque pas que quelqu’un me le vole pour le lire à voix haute à tout le monde. Personne ne se soucie de ce que je ressens.

Et moi, je me fiche de ce qu’ils pensent de moi.

DEMAIN, JE M’EN VAIS. »

« Retour de flamme » – Liam McIlvanney, Métailié Noir, traduit par David Fauquembert ( Ecosse )

Retour de flamme par McIlvanney« PROLOGUE

Elle se réveille au milieu de la nuit consciente qu’un truc cloche. Se redresse sur son coude, l’oreille aux aguets. Elle tourne la tête pour vérifier que la petite va bien. La petite a rejeté les draps à coups de pied de son côté du lit, elle est étalée là dans son short et son débardeur blanc crasseux. Denis tend le bras pour plaquer sa paume sur le front de sa fille, la chaleur la fait s’étrangler. La petite aurait-elle attrapé la fièvre? Elle pose le dos de ses doigts sur la joue de sa fille – brûlante, rêche – et souffle sur le visage endormi, fait pivoter sa propre tête pour que l’air frais glisse sur le front, les yeux, le nez, les joues, le menton. La petite bouge, tourne sa tête vers la fenêtre. »

Un excellent polar dans le Glasgow de 1975 qui fait suite au précédent « Le Quaker », souvent cité ici, et dont ma chronique est lisible sur le blog, « Le Quaker » a marqué les esprits. Ici on retrouve McCormack et l’inspectrice Nicol. Les deux enquêteurs principaux, mais autour il y a bien sûr une équipe, mais plus ou moins soudée. McCormack a en effet du fil à retordre car dans son enquête précédente, il s’est mis l’équipe à dos en démontrant la corruption au cœur du commissariat. De fortes tensions donc, mais quand il s’agit de pister la pègre locale – nombreuse et hyperactive – chacun fait son boulot. La ville de Glasgow quant à elle, plus qu’un décor est une sorte de « mère » génératrice de vices, de misère et de violence. Le premier mort n’est pas n’importe qui:

« Les mains de l’homme étaient couvertes de bleus et boursouflées, les doigts noir et violet, avec du sang ou de la boue sous les ongles cassés. Il portait une bague au petit doigt de s amain gauche avec une sorte de rubis ou de grenat, et une chevalière – en fait, non: c’étaient un compas et une règle. Un franc-maçon. »

Comme souvent, résumer ce genre de roman c’est un challenge que je ne suis pas sûre d’assurer, mais je vais essayer de faire au mieux, au moins et surtout de rendre compte de l’écriture, que je trouve vraiment intéressante ( traducteur, merci ! ). Parce que l’épaisseur du livre et son développement, les nombreux personnages et les sujets sont amenés avec beaucoup de finesse et d’intelligence. L’auteur tisse une toile pleine d’accidents, de misère, d’amour absent ou trahi, pleine d’une violence de « castes » qui d’enfants va faire des criminels ou de pauvres gens. Victimes et bourreaux parfois sont les mêmes, on le sait. Donc l’histoire est très touffue, avec des imbrications et des détours dont on comprend plus tard ce qu’ils recèlent, et ça donne un texte comme un concentré, fort, nerveux et très bien fichu. Des retours parfois sur Le Quaker, et de la mélancolie – pas de la nostalgie, non, il n’y a vraiment pas de quoi être nostalgique -, de la tristesse même, mais aussi de l’humour, car McCormack est un homme fin, intelligent, qui sait regarder autour de lui. Et l’auteur ne manque pas de se moquer.

« McCormack avait toujours trouvé pour le moins étrange et dangereux le fait que les fléchettes soient un divertissement essentiellement pratiqué dans les pubs. Lancer des projectiles acérés sur un disque de liège tandis que le tireur et ceux qui l’entouraient éclusaient des whiskys semblait une manière indue de tenter le diable. Il croisa le regard du barman et commanda deux Macallan, tressaillant lorsqu’une nouvelle flèche en tungstène passa à deux largeurs de main de sa tête. »

Un mot sur Liz Nicol, seule femme dans une équipe de gros machos. Elle sera fort brillante, et dans ce commissariat, aux côtés de McCormack qui, lui, l’intègrera, elle saura marquer sa place, démontrer ses capacités, etc etc…ce que doit faire toute femme – hélas – encore dans une équipe masculine et dans un métier conçu comme viril.

Alors tout ça n’est pas de tout repos, car l’enquête va aller très loin dans l’histoire des truands impliqués au départ dans l’incendie d’un entrepôt d’alcool clandestin. Celui-ci est la propriété de la mafia, il y aura trois morts dans l’immeuble voisin et un autre dans un squat proche. Donc des dommages collatéraux dont les fautifs se fichent complètement. Il est question de prise de pouvoir, alors les Maitland et les Quinn se fichent pas mal des conséquences de leurs actes.

L’affaire est une guerre de gangs, les deux principaux de la ville, les Quinn et les Maitland. Extrêmement puissants, les Maitland en particulier, grosse famille nombreuse et qui étend ses ramifications dans tous les domaines. Le roman est donc très très riche en rebondissements, en surprises, en horreurs aussi de tous genres. On croise la pègre, et ses activités, comme la prostitution via les salons de massage, on y retourne en arrière au temps des enfants placés, on dénoue peu à peu le réseau familial complexe. Il faut le dire, il faut de la concentration pour filer les Maitland avec McCormack et Nicol. Mais c’est tellement bien amené, bien écrit, plein de nuances, que c’est un bonheur. Le livre n’est jamais dénué d’humanité, c’est à dire de sentiments, de ressentiments, de soif de vengeance, de chagrin, d’amour aussi. Et puis l’auteur a conçu McCormack homosexuel. Je sais, rien de très impressionnant, sauf que si, parce que dans la littérature policière, enfin celle que je connais, j’en ai peu / pas rencontré beaucoup des flics homosexuels. 

« McCormack préféra ne pas parler. Il acquiesça du chef, enlaça de nouveau Victor, cognat ses épaules conter les siennes, échangeant des tapes dans le dos.

-Espèce de tantouse du Sud.

-C’est moi.

-Il y a un double des clés dans le petit meuble à côté du lit. Fais comme chez toi. Il faut…Écoute, il faut vraiment que j’y aille.

-Bien sûr. T’en fais pas pour moi, Dunc. Vas-y. Je serai là quand tu rentreras. »

Ce qui donc pourrait sembler être un détail ne l’est pas. D’ailleurs si je saisis bien, la relation du policier avec un homme n’est pas sur la place publique. On comprend bien pourquoi compte tenu des tiraillements de McCormack avec ses collègues, dont certains sont  mal dégrossis comme on dirait chez nous, alors pas besoin d’en rajouter et compte tenu aussi des mentalités de cette époque.

Je discute, je discute, mais que se passe-t-il alors? Eh bien, nous assistons à cette guerre sans merci, sans aucun état d’âme sur les nombreux dommages collatéraux. Regardons agir des hommes cruels, pervers, vicieux, pourchassés sans merci par un duo de flics d’exception. Je dis duo car McCormack et Nicol sont les deux héros ( je les aime beaucoup, tous les deux ), mais bien sûr qu’une telle chasse au truand mobilise toute la brigade. Ceci rapprochera les hommes de cette équipe de flics, McCormack démontrera qu’il a de grandes capacités, comme homme, comme flic, comme chef d’équipe, qu’il a le culot qu’il faut quand il faut, et que prendre des risques ne lui fait pas peur. Devant son supérieur:

« Spence hocha la tête.

-Ça arrive, dit-il. Les coïncidences. Tenez-nous au courant, inspecteur. Si de nouveaux éléments apparaissent, je veux être le premier informé. Compris? Vous m’appelez. Avant qui que ce soit d’autre. Avant Haddow.-Il baissa la tête sur les documents étalés devant lui.- Un tas de gens suivent cette affaire de près , McCormack. Et ils attendent des résultats. Des gens haut placés.

McCormack se leva.

-Vraiment? Eh bien, ici aussi, il y a des gens qui nous regardent. Des gens dont les pères et les frères, les sœurs et les fils sont sortis boire une pinte samedi soir et ne sont jamais rentrés. C’est pour être au service de ces gens-là qu’on me paie. »

Vous comprendrez que j’adore ce personnage.

Je ne m’étend pas sur le sujet qui est en creux au cœur du roman: l’abandon d’enfants, le placement de ces enfants, le peu de cas qu’on fait de leur vie et de leurs attachements, certaines pages sont bouleversantes. Je trouve ce livre remarquable par sa richesse de thématiques, par sa construction labyrinthique, comme l’est l’enquête. Et puis aussi pour les héros McCormack et Nicol. Armés d’une grande finesse qui leur permet de toucher les points sensibles des gens qu’ils poursuivent ou interrogent, je crois aussi épris de justice, ces deux-là me plaisent beaucoup.

Impossible à résumer ou condenser, amoureux de polar où ça flingue, ça brûle, ça triche et où aussi ça aime, ça faiblit ou ça chute: lisez sans hésiter ce bon gros pavé en écoutant cette chanson:

Entretien avec Sébastien Vidal, à propos de « De neige et de vent », éditions Le mot et le reste.

Sébastien Vidal a accepté très gentiment de répondre à quelques questions à propos de ce roman coup de cœur. Voici pour vous mes questions et ses réponses.

-Bonjour Sébastien, et encore merci d’avoir accepté ce petit échange avec moi.

Je viens de refermer votre dernier roman – pour moi une découverte de votre travail – et j’ai dévoré cette histoire glaçante en quelques heures. J’en suis ressortie enthousiaste, frigorifiée mais très intéressée par les personnages de ce livre dont le lieu fait partie.

Je ne vais pas ici résumer la trame puisqu’il y a ma chronique. Mais je souhaite vous poser quelques questions. La grande force du livre est amenée d’abord par le décor impressionnant, ces Alpes à la frontière italienne soumises à une tempête homérique, vent, neige, froid de gueux. Tout est glacé, on se sent pris dans une sorte de linceul blanc frigorifique.
Le village se nomme Tordinona, et en cherchant j’ai vu que c’est le nom d’un théâtre italien. Est-ce un hasard ? Car à Tordinona va se jouer une tragédie. Les personnages arrivent les uns après les autres, comme les comédiens sur une scène de théâtre. Parti pris dramaturgique qui fait monter la tension, mais encore ?

SV : merci de vous intéresser à mon travail. En effet, il n’y a rien qui soit laissé au hasard dans cette histoire. C’est la moindre des choses lorsqu’on écrit. Tordinona, c’était le nom de la prison papale à Rome qui était utilisée pour enfermer les individus suspectés d’hérésie par l’Inquisition. Giordano Bruno y a séjourné en 1500 avant d’être brûlé vif. J’ai simplement accolé les syllabes (Tor Di Nona)pour fabriquer ce village fictionnel. D’une certaine manière, par sa façon de fonctionner, son isolement et cette peur quasi immanente de l’inconnu, Tordinona est une prison à ciel ouvert pour une bonne partie de ses habitants. Quant à l’apparition des personnages, c’est une volonté de retranscrire la manière dont ils sont arrivés aussi, dans ma tête, comme dans un défilé, les uns après les autres. Je crois qu’en littérature on ne doit pas se priver des belles clés de la dramaturgie. J’aime bien l’idée de présenter au lecteur les personnages dans l’ordre où ils se sont présentés à moi.

-Ainsi arrivent le voyageur et son chien qui doivent se mettre à l’abri et qui trouvent ce qu’on ne peut pas du tout appeler un accueil, mais le café où on les tolère, c’est tout.
Puis toujours dans la tourmente, le garde champêtre va trouver le corps mort de la fille du maire, morte et sans doute violée. Ainsi va commencer une chasse à l’homme.
Dans l’ambiance tendue des gens de ce village, que je qualifierais de sordides abrutis, on assiste à la mise en scène du livre et bien sûr le voyageur, l’étranger toujours suspect, sera pris pour cible. Le village et sa population sont absolument effrayants. On rencontre le maire et ses administrés et il n’y en a pas un plus sympathique que l’autre, tous sont affreux, violents et près au lynchage. Je crois bien que ce genre d’endroit existe…Non? ( en aparté, j’en connais…)

SV : En effet, ces lieux existent un peu partout, partout où prédomine la peur de ce qu’on ne connaît pas et qu’on n’a jamais vu. Yoda n’a-t-il pas dit « l’ignorance mène à la peur et la peur au côté obscur…) Ces endroits sclérosés par leur isolement (pas forcément géographique ou pas uniquement), où stratifient une histoire et un passé qui, un peu manipulés par des gens qui maîtrisent la rhétorique, peuvent s’avérer très dangereux. Ce village confi dans sa peur, son aveuglement et sa haine, ça pourrait être la France très bientôt si on n’y prend pas garde.

-Enfin, le second groupe, celui de la résistance, de l’enquête, de la volonté d’une part de trouver le coupable du meurtre, mais aussi d’éviter l’assassinat de Victor le voyageur et son chien. Ce groupe est peu commun, et plus sympathique. Ces fameux “néoruraux”, si décriés…qu’en pensez-vous ?

SV : Ces néoruraux sont arrivés là pour faire vivre un projet de vie. Evidemment, rien que par leur démarche (quitter un lieu familier et la sacro-sainte sécurité pour construire une nouvelle vie ailleurs, dans l’inconnu, avec des inconnus de surcroît), ils se trouvent à l’exact opposé de l’état d’esprit des villageois qui, pour un grand nombre, sont enracinés in situ depuis des générations. En outre, ils apportent avec eux un vent fort déplaisant pour certains, en effet, il y a un couple homosexuel dans le lot. Sans doute le premier dans l’histoire du hameau. Comme un certain nombre de néoruraux, ceux du roman sont confrontés à la réalité du terrain. Il y a souvent une déception entre le rêve et ce qui est. Le grand impondérable c’est l’accueil qui leur est fait. Ne nous y trompons pas, ils ne sont pas les bienvenus parce qu’ils sont néoruraux ; ils ne sont pas les bienvenus parce qu’ils ne sont pas du village, ou au pire, des alentours. Et le projet qu’ils portent ainsi que la présence d’un couple gay aggravent la chose. Ce qui les « sauve » en quelque sorte, c’est qu’ils sont associés, à plusieurs on est plus fort. Dans cette histoire, ils peuvent dramatiquement faire l’expérience de la violence, ils n’y sont pas du tout préparés, et ils touchent du doigt les limites de la non-violence face à des enragés.

-Puis, les policiers, une femme et un homme, chacun avec sa charge mentale, sont particulièrement sympathiques, courageux, responsables. Ils connaissent bien les gens du village. Moi je les ai bien aimés, ce sont des gens droits et justes. Expérience professionnelle oblige ? Vous ne craignez pas qu’on vous soupçonne de parti pris – compte tenu de votre CV ?

SV : On pourra toujours m’accuser de parti-pris, mais quand j’étais en exercice, j’ai toujours été assez critique sur l’institution qui m’employait. Être militaire n’exclut pas de conserver son esprit d’analyse et son libre-arbitre, même si la formation et l’environnement tendent à uniformiser la pensée, en tout cas à faire obéir sans état d’âme. Ce qui est une hérésie, les gens obéissent la plupart du temps, mais ils ont forcément des états d’âmes (ceux qui n’en ont pas sont pour moi des individus très dangereux), et à un moment, l’accomplissement de la mission et l’intime conviction, les valeurs personnelles, peuvent se télescoper et créer de la souffrance morale. Pour le récit, j’avais besoin de deux défenseurs de l’Etat de droit, deux personnes avec leurs failles, leurs doutes, mais convaincues de l’importance fondamentale de leur combat. Deux gendarmes qui n’ont pas oublié qu’ils se sont engagés pour être au service de la population et de la Constitution, pas au service du pouvoir ou d’un gouvernement, quel qu’il soit. Mais il est évident que si ces deux gendarmes dans le roman représentent une bonne partie de la gendarmerie, n’oublions pas que d’autres ne leur ressemblent pas, se livrent à des violences injustifiées, des abus de pouvoir ou d’autorité, ou sont tentées par des idées xénophobes, pour ne pas utiliser un autre terme. Mais cela n’a rien d’étonnant, la gendarmerie n’est que la représentation condensée de la société dans laquelle elle recrute ses femmes et ses hommes. La police connaît le même phénomène puisqu’elle pioche dans le même vivier. Quand un gendarme agit avec noblesse il faut le dire et s’en réjouir, mais lorsqu’il fait honte à son uniforme et aux valeurs d’une institution séculaire, il faut le dire aussi et le condamner sans complaisance. Il faut séparer le bon grain de l’ivraie, et rien n’est plus compliqué dans ce monde médiatisé où tout le monde juge très vite en oubliant de s’examiner au préalable.

-Personnellement, j’ai aimé ça dans votre livre, l’honnêteté, l’évidente connaissance de ce genre de lieu, de population ( le bas de plafond ), de réaction. Et pour finir, je perçois une indulgence pour les femmes du village, plus souples mentalement, plus aptes à évoluer…peut-être pour ne plus être tenues pour de peu d’importance, non? En tous cas, il y a de la sincérité, du vécu et je n’oublie pas l’humour.

SV : quand on vit à la campagne, la vraie, pas celle des périphéries urbaines où on veut faire croire au quidam qu’un champ et un bouquet d’arbres décoré de quelques animaux d’élevage sont de la campagne. Quand on vit à la campagne, on croise des gens pénibles, bas du front, bien droits dans leurs bottes avec des avis et des idées bien tranchées, sensibles au populisme et à la démagogie, mais on croise aussi des personnes fabuleuses, qui « portent le feu » comme l’enfant dans le roman La route, de MacCarthy. Des gens dévoués, ouverts, qui n’ont pas laissé entrer la peur en eux. N’oublions pas que les campagnes ont caché beaucoup de juifs durant l’Occupation, et que dans de nombreux cas, personne n’a parlé ni dénoncé.

En ce qui concerne les femmes, il faut croire que même là, dans cet endroit reculé, souffle un vent de modernité et que parmi elles, certaines sont engagées dans un processus d’émancipation. Mis à part Nadia qui est un personnage principal, les autres femmes du récit ne font que passer mais elles disent quelque chose, même lorsqu’elles ne parlent pas, elles représentent l’espoir et la « femme en rouge » qui apparaît à deux reprises, incarne la mauvaise conscience des rageux.

-Reste l’homme au chien, Victor, l’homme qui écrit. Un peu le barde, qui transcrit et narre les événements. Un écrivain, un glaneur de vies, un conteur d’histoires, c’est mon personnage favori. C’est l’écrivain qui toujours avance flanqué de son ami chien. L’homme qui regarde et qui inscrit ce qu’il voit pour les temps à venir.
Cet ensemble rend un texte bien bouclé, bien construit avec une montée en tension vraiment bien menée.

SV : Victor, c’est le poète qui passe au mauvais endroit au mauvais moment. Lui aussi « porte le feu ». Son vécu, ses origines, sa culture font de lui quelqu’un d’ouvert et de fondamentalement bon. Sauf si on fait du mal à son chien, nous avons tous nos limites. Il a une capacité d’émerveillement qui le prédispose à l’écriture. Il tient un carnet dans lequel il consigne ce qu’il voit, ressent, pense. Il est en prise absolue avec le monde et la Nature parce qu’il ne possède pas grand-chose, l’essentiel est avec lui. Il a renoncé à une forme de confort pour retrouver une liberté d’action, d’une certaine manière c’est un personnage qui est en résistance passive face au système capitaliste et libéral, il sape les fondements du système par son absence sur le champ de bataille. Pas de combattant, pas de bataille. Il a compris une chose décisive : ce qui conditionne ta liberté c’est ton train de vie. Moins tu as de besoins, plus tu es libre parce que tu passes moins de temps à être exploité au travail pour gagner un salaire qui est destiné à payer toutes ces choses dont un grand nombre sont inutiles. C’est un personnage subversif.

-Sébastien, cet entretien enrichit véritablement la lecture, je vous remercie pour le temps que vous y avez consacré, pour votre gentillesse et votre disponibilité.  Merci d’avoir accepté cet échange. En attendant avec impatience votre prochain roman, merci pour celui-ci, si prenant.

« De neige et de vent » -Sébastien Vidal, éditions Le Mot et Le Reste

De neige et de vent par Vidal« C’est un vent féroce. C’est un hurlement. C’est un lieu perdu. La bise violente une armée de flocons affolés. Elle passe en sifflant comme un serpent sur un corps à demi enseveli dans la neige. Sous son souffle, une mèche de cheveux se soulève et frémit. À côté de la tête dont les yeux éteints fixent le ciel, une larme rouge cinglante sur les cristaux blancs; une unique goutte de sang figée par le froid. »

Voici donc comment débute ce roman qui m’a tenue captive, lu d’une traite. Première lecture pour moi de Sébastien Vidal, ce ne sera probablement pas la dernière. Le corps d’une jeune femme assassinée, et sans doute violée, son visage livide, les yeux ouverts tournés vers le ciel.  Un peu plus bas se profile la silhouette d’un homme accompagné de son chien, pris dans une tempête de neige par un froid de gueux. Ils marchent et se rendent en Italie. Les voici donc arrivés vaille que vaille au village de Tordinona où l’homme, Victor, décide de trouver un abri pour la nuit, avant de poursuivre sa route. Le panneau à l’entrée du village:

« Il est presque quinze heures et on dirait que la nuit tombe. Ils parviennent au panneau signalétique du bourg déjà à moitié enseveli. L’homme gratte de sa main gantée la neige et le givre qui le recouvrent et il tremble comme s’il allait s’effondrer. Le nom apparaît sous les flocons, en noir sur fond blanc ceinturé d’une bande rouge, TORDINONA. L’arrivant se penche et se rapproche pour lire une phrase inscrite à la peinture sous le nom du village:

VOUS POUVEZ ENCORE FAIRE DEMI TOUR. »

En même temps, Marcus et Nadia, gendarmes, s’apprêtent à redescendre dans la vallée. Marcus nous propose une « présentation » des Tordinonnais, qui fait comprendre que cet endroit est hostile à tout ce qui vient d’ailleurs. Je ne vous mets qu’un petit extrait, pour ne pas vous gâcher le plaisir

 » Ici, on n’aime pas le changement, donc on n’aime pas les étrangers, même les touristes, qu’ils aillent se faire escroquer ailleurs. Ici, on vivote entre têtes connues, on se parle avec des mots familiers, et les allures et les profils, les traits de caractère, sont plus fiables que les cartes de visite et les réputations. Le village se meurt, mais au moins les Tordinonais meurent entre eux. Marcus sourit, parce que les Tordinonais, il les appelle les tordus. »

Quant à la jeune femme morte, trouvée par le garde-champêtre, il s’agit de la fille du maire Basile Gay. Et vous aurez compris que Victor, ce voyageur, sera la cible toute désignée pour la vindicte des villageois, tout comme le sont les habitants de la ferme Arc-en-ciel. Le patron du café où Victor se met au chaud un moment, va l’envoyer d’ailleurs à la ferme Arc-en-Ciel, une exploitation agricole alternative, avec des brebis, des hommes et des femmes qui font des fromages, imaginez quel courage et quelle ténacité ils ont pour rester là…Bref. Victor ira donc s’y réfugier et ce sera le mieux pour lui et son compagnon. Pensant à eux, Basile Gay, le maire:

« Il ne les aime pas parce qu’ils sont trop différents d’eux, les villageois, les gens d’ici. Qu’est-ce que c’est que ces coiffures de délinquants, ces queues-de-rat dégueulasses, ces allures toujours négligées. Et puis on ne sait pas trop ce qu’ils fabriquent dans leur ferme. On n’y va pas. Si ça se trouve ils trafiquent de la drogue, le fromage c’est juste une couverture. Un hippie ne peut pas être un vrai paysan. Un paysan, ça bosse, ça n’a pas peur de faire des heures, alors qu’un branle-la -nouille de fumeur de chichon, ça n’en fout pas une rame. Ils sont fatigués d’être fatigués. Basile n’aime pas les étrangers, ça le rassure de rester avec des têtes connues, des gens qui sont de souche sûre, dont la famille est d’ici. Ils sont plusieurs à soupçonner ceux de la ferme de faire passer des clandestins d’Italie. « 

(Cet extrait « me parle »…j’en connais des comme Basile…hélas…)

Tandis que les gendarmes redescendent ils trouvent le maire, le garde-champêtre et la jeune morte bleuie et gelée. Voici le nœud. C’est là que se joue la suite de ce roman où le talent de l’auteur installe une tension de plus en plus forte, une dramaturgie même, compte tenu des figures qui nous sont décrites. Des hommes, qui n’aiment pas les inconnus, des femmes, qui se taisent – et qui ne dit rien consent? -.

Va se dérouler une tragédie, les tensions allant crescendo, et je vous assure que ça vaut la peine d’entrer dans ce huis-clos glacé. J’ai failli oublier d’évoquer Vosloo… Vous verrez, c’est lui aussi un « sacré personnage »… Et puis l’évocation de Walt Longmire mon shérif préféré de Craig Johnson lors d’une discussion entre Nadia, Marcus et Victor, qui a des racines Blackfoot:

« …Voilà pourquoi je suis  mat de peau, noir de cheveux et avec les yeux légèrement bridés. J’ai du sang français, limousin et breton, entre autres, mélangé à du sang blackfoot et Arapaho.

-C’est une sacrée histoire. Vous êtes allé aux Etats-Unis? J’imagine que cette partie de vos origines vous intrigue.

-Pas encore, c’est un projet. J’irai sur les traces de mon ancêtre, j’irai voir ce pays démesuré dans tous les sens du terme. J’ai une tante et un oncle encore vivants là-bas, dans la réserve de Wind River, dans le Wyoming.

-Oh! Le Wyoming! Je connais! s’exclame Marcus. Enfin, je connais, je n’y suis jamais allé, mais je lis souvent les aventures d’un shérif qui sévit là-bas, dans le comté fictif d’Absaroka. »

Sébastien Vidal va nous confier la vie et l’histoire des personnages majeurs du livre, Nadia, Marcus et Victor, tous prennent de l’épaisseur au fil des pages, et ils nous attachent inévitablement. Quant aux Tordinonais, on va pénétrer leur noirceur, leur vilenie, leurs vices jusqu’au dégoût. Va se livrer une vraie guerre, qui ira très très loin et laissera le village anéanti ou presque. 

Ce qui est remarquable dans ce roman c’est la maîtrise constante de l’équilibre entre les parties, la faction défense de la justice et la faction des villageois ( je dirais volontiers  » faction des bourrins », mais c’est faire injure aux chevaux, même aux mauvais ), ces « gens d’ici » qui n’ont rien à f….. de la justice officielle. L’auteur a un grand talent pour poser un décor que je n’hésiterai pas à qualifier de shakespearien, par sa force dramatique qui mêle les éléments naturels et la nature humaine sous toutes ses formes, sans oublier la pointe d’ironie qui agrémente le tout. Les personnages représentant l’ordre public sont loin d’être parfaits – leurs histoires respectives s’égrènent au fil des pages – , mais l’auteur, (ancien gendarme) en a fait des êtres humains « vrais », c’est à dire avec des défauts bien sûr, mais aussi des qualités humaines évidentes et le sens du collectif. Et puis il y a Victor, qui marche avec son ami le chien, Victor qui écrit, écrit, écrit encore. Un très beau personnage, Victor.

Je me refuse à en dire plus, mais que vous aimiez le polar ou que vous n’en soyez pas un grand amateur, il vous faut lire cette histoire, plus humaine au fond que criminelle, si juste par son regard sur « les gens », puissante par sa description des éléments, partie prenante de cette histoire. Bien sûr, bien évidemment un gros coup de cœur. 

Demain, un entretien avec Sébastien Vidal . Merci à lui !

« La théorie des ondes » – Pascale Chouffot, Rouergue Noir

« C’était le 15 novembre 2007. C’était bien après les guerres.

Comme quelque cinq cents hommes et femmes, il avait reçu ce matin-là son carton d’invitation. Ainsi, la rumeur venait de prendre corps sous ses doigts, bien qu’il eût voulu l’ignorer. Il soupesa d’abord l’enveloppe, devinant la lourdeur des mots imprimés à l’encre grasse sur le papier de luxueux grammage, à n’en pas douter, il porta à son nez et sa mémoire cette fragrance de charité triomphante, il posa le fardeau sur la table de la cuisine, choisissant de l’offrir au blanc cru du néon qui s’esclaffait sur sa toile cirée, choisissant, in fine, de l’abandonner à des mains sans conteste plus robustes que les siennes. Celles de sa femme.

La Saône, mutique, n’avait plus envahi de son murmure herbeux les friches depuis l’hiver précédent, et toutes les routes pouvaient encore mener aux usines, encore que…avait-il osé penser au cours d’une seconde trop vagabonde. »

C’est sur un prologue énigmatique que débute ce roman, un beau pavé que j’ai beaucoup aimé. L’histoire qui suit ce prologue débute en février 2013, et se déroule à Chalon sur Saône. La ville vient de subir la fermeture de l’usine Kodak, laissant un grand nombre de travailleurs sur le carreau, et puis février est le temps du Carnaval, important dans cette ville.

En même temps, la police extirpe de l’eau le corps d’une jeune fille. Et celui-ci s’ajoute à d’autres, sans que le lien ne soit encore fait entre ces meurtres, car ce sont des meurtres.

Le personnage principal, l’héroïne du roman, c’est Catherine Gauthier, ex- flic à la PJ ferroviaire. A la suite d’un grave accident de moto, elle ne ressent plus la douleur. Maître Pierson vient un jour lui demander sa coopération, alors qu’elle est en convalescence; il sait qu’elle fût une très bonne flic de terrain et c’est ce qu’il recherche.

Depuis, elle et lui ont régulièrement des échanges privilégiés sur les dossiers en cours. Comme l’affaire Martin, petit dealer « fils à papa ».

« La loterie du prétoire. Et tout ça pour me donner bonne conscience. Enfin, c’est ce que me dit ma femme. Elle aimerait bien que j’arrête de jouer au bon samaritain. Mais qu’est-ce que je m’emmerderais! Alors, des petits cons comme le fils Martin, je m’en moque: il pourra faire toutes les saloperies du monde, papa et maman banqueront, et il se prendra trois mois fermes. Y a pas de justice dans ce pays…

-C’est ça: vous leur obtenez toujours juste de quoi se remettre en forme au placard, et hop! Trois mois après, ils sont dehors!

-Hé hé…laissez tomber un peu votre costard de flic. Vous savez bien qu’emmerder la police, ça me plaît aussi! »

Alors que le carnaval envahit la ville, un homme choisit sa proie dans la foule:

« La gamine, à l’odeur, était fraîche de douze printemps. »

Cette simple phrase fait froid dans le dos, et les pages et chapitres qui suivent vont entraîner le lecteur dans une sorte de tribulation angoissante, tendue. Entre les résonnances du chômage dans la population, les petites mortes retirées de l’eau et la folie du carnaval, tout est bruyant, inquiétant, la cohue recèle des personnages sur lesquels s’arrête l’autrice parfois. Des hommes, des gamines…

Enfin on va rencontrer des notables, leurs épouses qui se préparent à une grande soirée. On voit pourquoi Pierson a engagé Catherine. Il souhaite rouvrir les dossiers classés sans suite des jeunes mortes ramenées par la Saône tandis que de son côté le commissaire de la Criminelle Jean-Pierre Renaud va traquer un assassin qui court encore.

Ce sera un travail semé d’embûches de toutes sortes, compliqué par le Carnaval, la foule, le bruit, les multiples facilités pour se cacher, ou disparaître. 

Ce que je trouve important de dire sur ce roman, c’est d’abord que l’écriture est vraiment excellente, que chaque personnage prend vie et visage sous la plume acérée de Pascale Chouffot. Mais pour moi, le « clou » de l’histoire est au cœur du livre: un retour au début du siècle passé, en 1911, et à une page d’histoire triste et parfois sordide. Il s’agit des « colonies » du Morvan où étaient envoyés les orphelins de Paris. En à peine 40 pages, on apprend le sort parfois atroce de ces enfants. Et on comprend ensuite aussi pourquoi cette histoire trouve sa place dans l’enquête. Ça, c’est réellement une formidable idée. Je vous propose de lire l’article ci-dessous, très intéressant

https://france3-regions.francetvinfo.fr/bourgogne-franche-comte/l-histoire-des-petits-paris-ces-enfants-de-l-assistance-publique-places-dans-le-morvan-2052607.html

C’est donc un roman d’une grande richesse narrative. Nous présentant l’une après l’autre les familles des jeunes filles mortes, l’histoire peu à peu fait percer une logique, des liens entre les protagonistes de l’histoire, les édiles, la foule, les parents, les disparues. Tout ça dans une ambiance assez folle, bruyante, inquiétante même, sur les bords de la Saône qui porte ses secrets. Roman passionnant par les sujets amenés qui finalement s’imbriquent donc les uns aux autres en un tableau qui va et vient du grotesque du Carnaval à la peinture sociale, instillant peu à peu les vices, les mensonges, les travers, les choses cachées et honteuses. Il faut bien dire que le personnage de Catherine porte le roman; complexe, torturée – bien que ne ressentant pas la douleur physique -, tenace, extrêmement attachante, en fait. Les femmes sont très présentes dans cette histoire aussi, et d’ailleurs dans les enquêtes sur les jeunes filles, ce sont elles surtout qui témoignent, qu’on voit réagir, chacune à sa manière. Il y a là une belle « étude » de caractères.

Ce livre est vraiment remarquable, il capte et fascine, il nous embarque dans cette foule – moi qui la craint tant – et dans les salons bourgeois tout autant que chez des gens dits ordinaires, des mères flétries et tristes, en colère, et réclamant justice. Et puis bien sûr il y a les fantômes des jeunes mortes qui hantent tout le récit. Ceci avec toujours chez Catherine l’obsession de trouver la vérité et les coupables. Un bon gros pavé qui se dévore avec fébrilité . Remarquable ! Jusqu’à la fin:

« La naissance d’un drame est indubitablement question d’ignorance. Tout au moins de perte: de soi, des autres, du passé oublié au profit d’un avenir sans cesse plus urgent, plus rapide, sans pieds ni jambes pour tenir debout. Une ignorance qui, gonflée par la peur comme ici cette rivière en crue, se répandait, avait tout permis et permettait tout encore. Y compris de faire imploser des usines et exploser des vies. Il y avait peu, de l’autre côté de l’Atlantique, un homme s’était approprié le mot « révolution » pour justifier sa quête du profit; en réalité, ces monstres-là ne se cachaient plus. »

Remarquable roman, écriture brillante, une grande intelligence et  beaucoup de sensibilité. J’ai adoré cette lecture, d’autant que j’ai pu entendre Pascale Chouffot en conférence sur « Les violences faites aux femmes » et j’ai retrouvé dans son propos l’équilibre, la justesse et la délicatesse déposée par sa plume dans ce roman néanmoins très noir.