« Le train des enfants » – Viola Ardone, Le livre de Poche, traduit par Laura Brignon (Italien )

« 1946

Maman devant et moi juste derrière. Dans les ruelles des Quartiers espagnols, où tout le monde parle napolitain, maman marche vite: quand elle fait un pas, j’en fait deux. Je regarde les chaussures des gens. Si elles sont en bon état, je gagne un point; si elles sont trouées, je perds un point. Pas de chaussures: zéro point. Chaussures neuves: étoile bonus. Moi, des chaussures neuves je n’en ai jamais eu, je porte celles des autres et elles me font toujours mal. Maman dit que je marche de traviole. C’est pas ma faute. C’est à cause des chaussures des autres. Elles ont la forme des pieds qui les ont utilisées avant moi. » 

Ce très beau petit roman relate une histoire authentique. Entre 1946 et 1952, le Parti communiste italien et l’Union des femmes italiennes décident d’envoyer près de 70 000 enfants pauvres du sud de l’Italie vers le nord, dans des familles qui prendront soin de leur santé, de leur éducation, avec des conditions de logement et d’hygiène qu’ils n’ont jamais connues, tout comme des conditions affectives pour certains très nouvelles. L’amitié, les copains c’est ce qui garde un peu de joie au cœur des enfants.

Viola Ardone a donné voix ici à Amerigo, âgé de sept ans. Il vit seul avec sa mère Antonietta. Elle a perdu son premier fils,

« Luigi, c’était mon grand frère et sans la mauvaise idée qu’il a eue d’attraper l’asthme bronchique quand il était petit, maintenant il aurait trois ans de plus que moi. Ce qui fait qu’à ma naissance, j’étais fils unique. »

Le mari est supposé être parti en Amérique, et pour beaucoup de choses, la douceur, la tendresse, comme le dit Amerigo de sa mère, tout ça, « Ce n’est pas sa spécialité. »

La description de la vie de ce quartier misérable de Naples, où les enfants récupèrent quatre sous ici ou là, comme notre petit garçon qui ramasse des chiffons, la description des conditions de vie, le côté pittoresque et turbulent de cette ville sont bien vite mis à mal par tant de pauvreté et d’insalubrité. Mais ce peuple ne connait que ça.

buildings-3700062_640« Au départ, Tommasino n’était pas mon copain. Une fois, je l’avais vu faucher une pomme sur l’étal de Tête-Blanche, le primeur qui a sa carriole sur la piazza Mercato, et alors je m’étais dit qu’on ne pouvait pas être copains, parce que maman Antonietta m’a expliqué que d’accord on est pauvres, mais pas voleurs. Sinon après on devient des crève-la-faim. Tommasino m’a vu et il a volé une pomme pour moi aussi. Comme cette pomme je ne l’avais pas volée mais je l’avais eue en cadeau, je l’ai mangée, il faut dire que j’avais la faim au ventre. Et on est devenus copains. Copains de pommes. »

cobbler-3285152_640Quand le parti communiste va organiser ce train à destination de Modène, il sera expliqué aux parents pourquoi. Car bien évidemment, les enfants ne sont pas enlevés à leurs parents, mais ces derniers y voient une porte de secours pour leurs gosses, un espoir d’une vie meilleure. On va donner à chaque enfant des chaussures neuves, un manteau, des vêtements propres et pas rapiécés, et des garanties d’éducation, de nourriture quotidienne et de santé. Ainsi, pères et mères vont confier leur fils ou fille à ces femmes militantes, et le train partira. Ci-dessous, un documentaire assez court sur ces « trains du bonheur ».

https://www.arte.tv/fr/videos/111199-005-A/en-italie-les-trains-du-bonheur/

Par la voix d’Amerigo, tout nous est conté. Avec ses mots, ses moyens, mais aussi son imagination, sa grande sensibilité, lui qui n’a guère connu les caresses, la voix douce, les gestes tendres, lui qui sera le dernier, sur le quai de la gare de Modène, à voir arriver une famille pour lui, c’est par lui que cette histoire incroyable est arrivée jusqu’à moi, qui ne la connaissais pas.

C’est l’histoire de ce petit garçon intelligent, malaimé par une mère qui s’est blindée, le privant d’affection, c’est ce petit Amerigo qui raconte son histoire. Et si c’est souvent drôle, c’est aussi très émouvant. Il va briller à l’école et rattraper son retard.

« Moi dans la ruelle on m’appelle Nobel parce que je sais plein de trucs, même si j’ai arrêté l’école. J’apprends dans la rue, je me balade, j’écoute les histoires, je me mêle des affaires des autres. Personne ne naît avec la science en infusion. »

Il va rencontrer à Modène l’homme qui sera à l’origine de sa profession des années plus tard. Il sera aimé, choyé, encouragé par une famille cultivée, engagée et aimante. Dans cette histoire, l’univers enfantin est vraiment bien rendu par la parole d’Amerigo, car il est un gosse, avec des copains, des jeux, des rêves quand même, et il est très attachant, évidemment.

Le premier retour, chez sa mère, terrible.

« Maman ne m’aime plus, je finis par dire. D’abord elle m’envoie là-haut et maintenant elle m’en veut. Je veux repartir là où ils m’aiment et où ils me font des câlins. »

Puis à la fin, le retour adulte, sur le cercueil nu de sa mère est d’une grande tristesse. 

music-1283851_640« Je n’ai plus envie de rentrer à l’hôtel, je n’ai pas faim, je ne sais pas si tu me manques et je ne sais pas encore comment tu me manqueras. La distance est devenue une habitude entre nous. Nous avons raté bien des rendez-vous. Depuis le moment où tu m’as fait monter dans ce train, toi et moi avons emprunté des voies différentes, qui ne se sont plus jamais croisées. Maintenant que cette distance est infranchissable et que je sais que je ne te verrai plus jamais, je me demande si tout cela n’a pas été une méprise réciproque. Un amour fait de malentendus. »

Voici un roman très accessible, facile à lire tout en étant remarquablement bien écrit ( traduit aussi ). Un pan de l’histoire italienne contemporaine, ce pays riche au nord et pauvre au sud, déjà alors et encore aujourd’hui, à travers le destin d’un enfant exilé pour son plus grand bénéfice, finalement, et quelle que soit la dureté de sa relation avec sa mère.

J’ai beaucoup aimé. Et bien sûr, il y a une chanson:

A propos de Béatrice Hammer, deux textes courts: « Camille » – éditions de la Combe et « A la lisière des vagues »- éditions Avallon

Béatrice Hammer (auteur de Ce que je sais d'elle) - Babelio

Un article ici inhabituel, qui entend vous parler d’une autrice et d’une femme. Qui parle d’autres femmes et surtout, ce qui m’a intéressée, des adolescentes, des relations mère/fille. Béatrice Hammer, j’en ai parlé avec deux chroniques, pour deux romans, « Ce que je sais d’elle » ( qui reste mon préféré ) et « Une baignoire de sang », assez différent, mais avec un personnage féminin assez déjanté et assez drôle. Mais j’ai lu aussi « Kivousavé », « Camille » et son dernier roman – court – « A la lisière des vagues »

Je veux vous dire quelques mots de ces textes parce que d’une part, comme personne Béatrice Hammer est vraiment intéressante et extrêmement sympathique, ensuite parce que je trouve qu’elle parle très bien des femmes et des filles.

Image du produit : Ce que je sais d'elle - Livre d'occasion de Béatrice Hammer

L’écriture est douce, parfois emplie de mélancolie mais aussi d’une force de « survie » , un besoin ou plutôt une volonté de ne pas renoncer chez ces personnages . Camille m’a beaucoup touchée. Béatrice Hammer donne vie et parole, dans ce que j’ai lu d’elle, à des adolescentes, et des femmes plus femmes que mères ou épouses. Je vous parlerai un de ces jours de « Kivousavé »; il y a une certaine cruauté dans les mères de Béatrice Hammer, involontaire ou inévitable à leur survie. Toutes cherchent leur chemin, que leur jeunesse ou les convenances leur on fait perdre de vue. Et ça ne va pas sans dommages collatéraux. Dans Kivousavé, encore une mère, une fille, une quête, et même deux.

A la lisière des vagues par Hammer

« A la lisière des vagues » parle plutôt d’une femme qui doute et qui va se faire une escapade, entre la fuite et l’abandon, escapade qui va lui permettre de réfléchir, de faire la rencontre d’une jeune femme elle aussi un peu perdue, du train à la plage, seule surtout, elle va retracer sa vie et tirer une conclusion dont je ne vous donne pas l’issue. C’est vrai, ici je ne vous dis rien.

Je vous conseille donc de vous pencher sur l’œuvre de Béatrice Hammer ( éditée aux éditions d’Avallon et de la Combe ) J’en ai parlé avec elle, mais je trouve que ces livres sont parfaitement et également adaptés au lectorat adolescent. J’ai aimé ces jeunes filles entre deux étapes de leur histoire, leur relation avec les adultes, et ces mères qui à un moment se sentent coincées, enfermées, et décident de vivre ce à quoi elles aspirent. Oui, Béatrice Hammer écrit ce que je nommerais une sorte de cruauté de survie pour les unes, et un chagrin qui fait grandir trop vite, chez les autres. Pour avoir échangé avec Béatrice, c’est une femme avec une personnalité très attachante, et une vraie intelligence des sentiments pour ses personnages.

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Voilà, je lui avais dit que j’écrirais à propos de ses livres, et prise par des choses de la vie envahissantes, je saisis quand même quelques minutes pour vous dire ce que je sais d’elle, qui parle si bien des femmes et des jeunes filles sur le bord de la vie.

« Sans collier » – Michèle Pedinielli – L’Aube Noire

Sans collier par Pedinielli« Il a acheté un costume. Il est revenu à Nice. il veut la retrouver. La barbière n’a pas cillé devant ses cheveux hirsutes et sa barbe de Robinson. Il lui a fait comprendre d’un signe qu’il voulait qu’elle coupe tout ce qu’elle pouvait couper, et s’est installé dans le fauteuil. A fermé les yeux. Presque. Il a perdu l’habitude de s’abandonner. Même dans ce moment de détente, qu’il n’a plus connu depuis des années, il veille. »

C’est le second roman de Michèle Pedinielli que je lis et clairement, il me manque quelques antécédents pour tout bien organiser dans l’histoire de cette héroïne peu commune. Détective privée, Ghjulia Boccanera n’est pas n’importe qui. Je n’ai lu  et chroniqué ici que « L’impatience de l’immortelle » qui se déroule en Corse. J’avais déjà ressenti beaucoup de sympathie pour Boccanera, Diou, une tendre dure à cuire.

Quel plaisir de la retrouver ici avec son tempérament volontaire, culotté, on pourrait dire « sans peur et sans reproche »; oui, on peut. Elle est de retour à Nice, où un gros chantier pose des questions. Sur les gens qui y travaillent en particulier, sur, évidemment, la notion de promoteur véreux, ceux qui laissent la porte ouverte à des gens peu recommandables et qui exploitent les autres. L’auteure laisse entrer dans cette enquête les années 70 italiennes, et les « chiens sans collier », les « cane sciolti » (Chapitre 19)640px-NIKAIA-rossettiPlE

Je ne vous ferai pas l’affront de vous ôter tout plaisir de lecture en vous racontant tout. Ce que j’aime énormément, moi, c’est le ton, la vivacité, et l’humour fracassant de Michèle Pedinielli. La description de la ville, ses coins authentiques et ceux frappés du sceau de la consommation .

« Comme tout quartier populaire passé aux nouvelles règles d’urbanisme, c’est devenu le paradis des bars et de la bouffe, des concept-stores et des magasins de fringues – un Éden rempli majoritairement d’Adonis qui semblent ne jamais dépasser les vingt-cinq ans même quand tu sens qu’ils sont plus près de l’andropause que de la première communion. »

Notre détective se voit assaillie par une ménopause pas piquée des hannetons, qui donne lieu à des chapitres d’anthologie sur le sujet. Et je sais de quoi je parle. Donc, en plus d’être touchante, intelligente, fortiche, Diou est drôle, spirituelle et profondément humaine.

linden-g3db3c7add_640« -À part ça? comment tu vas?

-Tu veux la vérité vraie? Je commence à être ménopausée et je n’ai rien vu arriver. C’est nul, ça fait chier. J’ai chaud tout le temps. Je bous tellement que si j’approche d’un tilleul, je deviens la femme-tisane

-Ah merde! Mais…c’est naturel, après tout.

-J’emmerde la nature, Jo, j’emmerde la nature. […]La nature, à la base, je la vomis, mais là, avec l’invention de la ménopause, je la conchie ! « 

Elle va prendre des coups, elle va creuser dans des histoires qui nous feront rencontrer l’histoire de Monica et de sa sœur Rossella, au cœur du livre et pas mal de femmes, Klara, Sylviane, Angela. Le récit alterne les chapitres  avec des enregistrements de témoignages. Et puis qu’on ne s’y trompe pas, si l’ensemble est vif, plein d’humour , d’ironie grinçante, le sujet est on ne peut plus sérieux, l’enquête est nerveuse, tendue et complexe, mêlant plusieurs pistes. C’est une véritable enquête que Michèle Pedinielli ne laisse pas s’enliser dans le drame grâce à la vie de Diou dans l’à-côté de cette femme qui dit:

« Concevoir, me reproduire, perpétuer l’espèce… Faire un enfant. Ni en adopter un. Jamais. J’aime les enfants, les enfants des autres, tous les enfants de la terre. Mais je ne me suis jamais sentie en droit ni en capacité de devenir mère. C’est un sentiment que j’ai toujours réussi à expliquer et défendre fermement, face à mes copines et même à mes parents. »

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Si on a lu « La patience de l’immortelle », on sait comme Ghjulia aime les enfants. J’ai pris un très grand plaisir à cette lecture avec cette femme qui n’a pas froid aux yeux, mais trop chaud partout, oscillant entre une enquête tortueuse et passionnante et des vies décrites avec beaucoup de finesse et de sensibilité. Il y est aussi beaucoup question d’amour et d’amitié, et d’une nana hors normes sur sa Vespa rouge.

J’aime!!!!

« La fugitive de l’autre côté du pont de fil » – Yves Revert, éditions du Rouergue/La brune

 

Je ne ferai qu’un article bref pour ce roman que j’ai néanmoins lu vite et totalement, avec une question constante sur la narratrice. J’ai lu parce que je voulais savoir ce qui la rendait – à moi – si antipathique, froide, absente aux autres, avec ce côté rigide…Qu’est-ce qui dans sa vie avait fait d’elle cette femme-là? Ou était-ce son caractère d’origine?

La construction est maline, elle donne envie de remonter le temps avec cette femme, sa vie, écrite comme un journal à rebours, de 2006 à 1971. J’aurais pu tricher et aller directement à la fin, mais je me suis dit que j’allais rater LE truc qui avait changé sa personne, sa vie, son caractère…

Je me suis donc mise dans ses pas, elle qui, de sa vie actuelle se remémore année après année le chemin qui l’a amenée du poste d’attachée de direction à chargée de l’accueil. De jeune femme à femme mariée avec un fils, Le Fils, c’est ainsi qu’elle le prénomme tout au long de son récit. C’est dire à quel point elle l’aime.

Bref – car j’ai dit court – je m’attendais à un véritable vrai drame – et quand je suis enfin arrivée à la page fatidique, je reconnais que j’ai été décontenancée. Certes son geste à cette page-là, est inquiétant, mais il est interrompu par Solange, la sœur qui se retrouve aussi au final dans une situation périlleuse….L’extrait ci-dessous est d’une grande justesse, brutalement assenée, ce sont des phrases comme celle-ci qui m’ont menée au bout, cette cruauté douloureuse du monde tel qu’il est.

« Nos histoires, c’est comme une nourriture que nous mâchons et remâchons depuis des années, dont les morceaux nous encombrent la bouche. Ils sont trop gros, ça ne passe pas. Nous avons beau mastiquer et mastiquer encore, les faire passer d’une joue à l’autre, nous ne parvenons pas à déglutir pour les faire disparaître. »

Alors, je ne peux vraiment pas dire que ce livre m’a laissée indifférente puisqu’il m’a agacée ( enfin la Mère, la Femme m’ont agacée) et surtout parce que la curiosité a su m’emmener jusqu’au bout, parce que certaines phrases comme les précédentes sont comme une bonne claque, et c’est quand même fort. Mais en fait, jamais pour aucun des personnages, sauf pour Fils peut-être, jamais donc je n’ai ressenti d’attachement, de sympathie pour cette famille. J’ai tiré tout de même une conclusion pour moi évidente, sous-entendue dès le début de cette histoire, c’est que cette femme a quelque chose qui ne tourne pas très rond. Et je me suis demandée comment elle a pu mener une vie quasiment normale. Et je me dis aussi qu’il est fort possible que j’aie été rebutée par cette femme à cause de cette façon d’être brutale. Et peut-être parfois, m’y reconnaître un peu d’où le malaise. Je me dois d’être honnête avec vous. 

« J’ai toujours procédé ainsi : faire comme si tout était normal. C’est la seule façon qu’on n’ait aucune prise sur moi. Si vous vous plaignez, il ne faut pas croire que les autres vous porteront secours. Est-ce qu’on a jamais vu ça ? Est-ce qu’on les a jamais vus régler vos problèmes à votre place ? La seule chose qu’ils sachent faire, c’est poser des questions qui vous déplaisent, et à la fin, pour se débarrasser de vous, ils n’ont d’autre moyen que de vous faire sentir responsable de ce qui vous arrive, ainsi ils se croient quittes. »

Je pense que même une chronique comme celle-ci peut donner envie et tant mieux. Par ailleurs, c’est très bien écrit et construit, aucun doute là-dessus, et je pense que d’autres lecteurs ou lectrices, aimeront ce personnage, c’est même probable…Je ne suis pas forcément une référence pour mes avis sur ce genre d’histoire. Mais ! Je l’ai lue et ai trouvé quand même ma façon de vous en parler.

« Les Grands Espaces » – Annie Perreault- éditions Héloïse d’Ormesson

« L’OURS

« Je vais traverser ce lac. »

Ce sont les derniers mots que me crie Anna cette nuit-là. Alors que je ne sais toujours pas d’où vient cette femme exactement, comment elle s’est retrouvée ici, au milieu de la Russie, elle disparaît dans le noir, le froid, l’étendue à peine visible d’un lac aux glaces aussi imprévisibles que mon cœur. »

Pour tout vous dire, quand j’ai commencé ce roman, je n’étais pas certaine d’aller au bout. Et j’aurais eu bien tort, car je viens de le finir remplie d’émotions.

D’abord, l’écriture est superbe, sans un mot de trop, pleine de poésie et d’amour. Ce livre est pour moi un grand livre sur l’amitié et l’amour, la frontière ténue entre les deux, et puis un roman qui parle de liberté, de solitude, de trahison. Tout ceci avec une infinie délicatesse, une langue pleine de nuances. Et donc, je viens de fermer un livre remarquable, comme peut l’être un  voyage. Il en est ici beaucoup question, de voyage.

Mon personnage préféré est Eleonore, une des quatre femmes qui prennent la parole ici, des lieux différents, des temps différents, mais une unité commune dans les caractères un rien fantasques, avides d’aventure, des femmes indépendantes. L’ours et le Lac, un homme ( oui, l’Ours est un homme ) et un élément ponctuent de leur esprit ces narrations.

Ce qui caractérise ces femmes est un intense goût pour la liberté.  Je vous en fais une brève présentation.

Au fil des quatre points cardinaux, Lac, Ours, Anna, Gaby, Eleonore et Celle qu’on ne voit pas racontent. Du lac Champlain au lac Baïkal, une course contre soi-même, un dépassement…Anna, avec quelques mots dans lesquels je me retrouve:

« Même ici, près du lac, ce n’est jamais un pur silence . On ne peut pas faire abstraction des vents, des grondements, des craquements de la glace qui fêle. J’ai toujours été sensible aux bruits, à ce qui occupe le fond sonore, agacée par les gens qui parlent trop, trop fort, qui déplacent de l’air. Je leur préfère les bruissements, les chuchotements. Le secret ne me tourmente pas, je me range du côté des mots contenus, en paix avec le flot tranquille des pensées que je n’exprime pas. Je me méfie du tapage. J’aime être une folle qui se parle  à elle-même. »

Il faut rencontrer ces femmes qui m’ont profondément émue. Je les trouve belles, courageuses. Leurs voyages sont du genre fuite, une quête pour dépasser quelque chose en elles qui les laisse trop seules. Une grande solitude, c’est ce que j’ai ressenti dans ces femmes. Il est impossible de « raconter », en tapant sur mon clavier, les larmes me viennent, je retrouve l’émotion qui m’a envahie à cette lecture. Sans doute chacune, chacun retrouvera ici quelque chose d’inabouti dans sa vie, quelque chose qu’il s’est refusé.

YURI GAGARIN HEADLINE

« Can’t help falling in love. C’est ce qui joue à la radio ce printemps-là. Et c’est ce que je me chante le soir quand je pense à Youri et au jour où je pourrai enfin me plonger dans ses yeux. Je m’endors en imaginant que je caresse ses belles mains posées sur mon casque de cosmonaute. Je dors peu. »

Pourquoi j’ai été plus touchée encore par Eleonore? Je pourrais le dire, mais elle subit quelque chose de terrible et j’ai de la compassion pour elle. Elle, cette jeune femme des années 60 amoureuse de Youri Gagarine. Gaby est sa nièce, photographe.

 » -Tchaïka, tu dors? Écoute ça! » « Toutes les photos sont des memento mori. prendre une photo, c’est s’associer à la condition mortelle, vulnérable, instable d’un autre être ( ou d’une autre chose). C’est précisément en découpant cet instant et en le fixant que toutes les photographies témoignent de l’œuvre de dissolution incessante du temps. « C’est beau, non? Susan Sontag. »

Mais non, je ne veux rien dire d’autre, et surtout pas la fin, magnifique, seulement ce qui met ce livre à un haut niveau: d’une part la construction qui lui donne un côté onirique, conte, poème, et une écriture qui m’impressionne énormément. Fluide, précise y compris pour dire l’ineffable, une infinie poésie. Vraiment un immense bonheur de lecture, une lecture de celles qui laissent des traces profondes.

Quant à Celle qu’on ne voit pas, mais dont on sait qui elle est, elle s’apprête à lancer Anna dans un marathon sur le lac Baïkal, dans un infiniment beau et triste dernier chapitre.

Une merveille, un enchantement, allez rencontrer ces personnages pleins de subtilité; j’ai adoré ce livre et en suis encore bouleversée en en parlant.