« Une petite société » – Noëlle Renaude, Rivages/Noir

Une petite société par Renaude« Cette nuit d’avril le vent s’est mis à rugir du nord-ouest, à secouer les grands arbres, à les gonfler, à les aspirer si fort vers le haut que leurs cimes balaient la surface écaillée du ciel.

Le coup de vent a réveillé Tom. Sur l’oreiller, Pip le fixe des ses yeux noirs de charbon, alors Tom le balance loin dans la chambre.

Puis Tom guette. Puis Tom se lève.

Pieds nus en pyjama il retient son souffle, il court sur la pelouse qui brille sous la lune, l’ombre des hauts sapins fait comme un grand trou noir dans le lait qui coule du ciel. Arrivé à la grille, il se hausse sur la pointe des pieds, soulève le loquet, il est dans la rue, une voiture passe avec de la musique, l’usine en face est obscure.

Mais le chien veille.

Ou rêve. »

moon-437762_640Alors là, quel début ! Revoici Noelle Renaude, qui après « Les abattus » confirme son talent pour l’écriture au vitriol. Le titre est on ne peut plus approprié et l’image de couverture parfaite. Si j’avais trouvé « Les abattus » pleins d’une « petite société » faite de tristesse, de regrets, d’une monotonie et d’une médiocrité qui annihile le terme même de « vie », ici, la férocité se déchaîne à en être drôle – j’ai souvent ri – et le point majeur de ce roman c’est évidemment l’écriture. Noëlle Renaude ose tout, se permet tout, se lâche pour notre plus grand bonheur. Remarquable pour ce genre de sujet, avec des volées de flèches au curare qui n’épargnent personne. Ecriture reconnaissable désormais dans le paysage littéraire français. L’écriture donc, au service d’un sujet à portes et fenêtres multiples.

Ce roman est bâti par strates, chacune amène des personnages nouveaux, et le tout va finir par s’assembler en une sombre histoire, faites de plusieurs autres. Les protagonistes, dépeints sans indulgence, et même carrément avec une ironie féroce, sont tous à multiples facettes. Un seul reste dans sa forme originelle. C’est Tom, qu’on découvre ici, dans ce début qui déjà fait froid dans le dos, et pas qu’à cause du vent. On comprend d’abord très vite que Tom est déficient mental, qu’il vit dans une grande demeure, avec une femme censée être sa mère et un homme. Son vrai père s’est suicidé. La maison est donc un lieu important, suscitant la curiosité souvent malsaine, de beaucoup. Comme celle de Louise. Pour commencer. Louise et sa vie si triste et vide.

cinnamon-rolls-1079584_640« Car Louise, en dehors d’O’Connor et de sa marotte de l’espionnite, a une vie qui se résume en dix lignes.

Elle connaît Zeb au collège, le perd de vue, le retrouve un soir de hasard, ils retombent amoureux, emménagent dans un trois-pièces au-dessus d’une laverie automatique à quinze minutes à pied de l’usine pour Louise et trente en voiture de l’atelier de carrosserie pour Zeb, puis se marient un 15 septembre à la mairie, un truc tout simple, avec juste la mère de Zeb, les témoins, quatre copains, un repas au bord de l’eau. Sa mère, à Louise, qui a refait sa vie dans le Sud avec un installateur thermique, ne se déplace pas, elle envoie un chèque et un vœu (sic ) de bonheur. »

En face, il y a une usine, des bureaux, et deux comptables, Louise et Mignon – oui c’est son nom – .L’usine fabrique des brioches à la cannelle, et cette odeur est aussi présente que l’œil de Louise derrière le store. Pour Louise, les supputations sur la maison d’en face servent à remplir sa vie. Les gens qui y vivent aussi, et ce qui s’y passe. Ce qu’elle imagine qu’il s’y passe. Un jour, Tom, tenaillé par ses pulsions sexuelles, va tenter de kidnapper la fille des voisins. À la suite de quoi:

« Ils l’ont encerclé; ils l’ont rattrapé, ils l’ont plaqué au sol et ils l’ont traîné tout soufflant tout rouge tout suffocant dans la maison.

Sa mère faut pas la réveiller.

stuffed-animal-272085_640Et il la voit, la méchante avec ses yeux de Pip, ses bagues, ses bracelets et ses breloques, elle entre comme chez elle dans le grand salon où ils l’ont poussé, ils ont ouvert le grand salon.

Il a eu beau dire.

On va pas là.

Ils sont tous entrés dans le grand salon avec leurs grosses chaussures, sans se gêner.

Ils l’ont assis sur la méridienne, c’est sa mère qui dit ça, ça c’est une méridienne, et c’est fragile, il s’est relevé, ils l’ont rassis de force sur la méridienne en soie jaune.

Et puis ils l’ont laissé mais pas tout seul, avec deux armoires à glace, il est en sueur il a bien couru, il y a du bruit à l’étage, ça parle et ça craque, non, il ne faut pas réveiller sa mère, il se lève, on lui dit, reste assis, il s’est rassis, tremblant, ils ouvrent les portes là-haut, ça grince, c’est pas possible pas possible, elle ne veut pas qu’on la réveille pendant sa sieste, alors il se met à pleurer. »

Ce sera alors la lancée d’une sorte d’enquête folle où se croisent, interagissent, des escrocs, des parasites et des opportunistes de tout poil. Louise, dont la vie de couple bat de l’aile, et tous les autres, vont tisser avec les fils distendus de leur propre et fade existence une histoire très noire, très corrosive, je ne vais pas vous la raconter. Mais quel talent a Noelle Renaude pour ce genre de sujet ! Des gens ordinaires, comme les comptables, les époux tordus, et d’autres comme les détectives véreux, la police molle, dans des situations grotesques, tout ce monde constitue un terreau de choix sur lequel s’épanouit avec force la verve ironique et impitoyable de Noëlle Renaude.  Elle construit son roman donc par strates successives, amenant peu à peu, parfois en longues tirades sans frein, de l’eau – saumâtre –  au moulin de sa petite histoire, peignant un tableau plein de figures, plein de caractères pour un échantillon sidérant de l’humanité le plus souvent à son pire versant. Il en faudra, du temps, pour que l’histoire s’éclaircisse. Enfin, s’éclaircisse un peu. À un rythme où jaillissent parfois des pointes de vitesse, l’autrice brillamment déroule le portrait d’une société, une petite société faite de mensonges, de faiblesses, de perversions, faite d’échecs surtout, et dénuée d’empathie réelle pour qui que ce soit. Tom seul, avec son déficit mental, sa spontanéité, ses caprices et ses chagrins, Tom parait être le seul personnage sincère. Mais son portrait est …comment dire? Lucide.

« Il a tout de gros, la tête, les cuisses, les bras, les doigts, les yeux, la bouche, et même la grimace qui se perd dans le gras des joues. Il ne sait pas où mettre ses mains, alors il les repose comme elles étaient avant, poings serrés appuyés sur ses cuisses. Et il étend d’un coup les jambes, lourds poteaux sans forme sans chevilles et sans poils, il est pieds nus dans ses baskets à scratch, une languette défaite sous sa chaise, c’est comme ça qu’il est le mieux.

Il ramène ses pieds massifs avec la languette défaite sous sa chaise, c’est comme ça qu’il est le mieux. »

Suit un autre portrait bien senti. Celui d’un oiseau de mauvais augure pour Tom, terrifié. Le livre est fait ainsi de pages vibrantes, avec des accélérations, comme dans ce passage, où Tom est terrorisé et où tout son corps est en souffrance. Je ressens quand même de l’indulgence pour cette pauvre Louise, à qui les scrutations derrière un store apportent du piquant à une vie maussade. En être rendu là…c’est pathétique. Le style est là, incroyable, qui se distingue encore par des tours de force d’écriture, comme ce chapitre IX, de 6 pages qui commence avec un paragraphe d’une page, bouclé par un point. Puis tout le reste en une tirade et des interrogations, d’un seul trait, sans point et sans majuscule hors les prénoms, on écoute le cerveau de Michèle, la femme flic qui se répand en hypothèses. Un tour de force, parce que ça marche si bien ! Un court extrait pour rendre compte de cette construction géniale, si géniale qu’on entend presque la voix, les rares reprises de souffle, les neurones de Michèle carburent !

boar-head-436505_640« …et elle aspire et elle crache et boit et reboit, et là, Roberto, l’esprit sacrément large Bettie encaisse, un brin déprimée la Bettie, elle vient de perdre son gosse qu’elle a mis tant de temps à faire, et la névrose expliquant sans doute la marche du monde, elle ne voit pas d’inconvénient à ce que Gilda et le poupon malformé,  faut voir, que lui a fait dans la foulée le vieux mari restent chez elle, et tout ce beau monde vit ensemble et dort au même étage, pourquoi pas? moi j’y vois rien de répréhensible, on prend son bonheur là où il est, mais le vieux qui a développé une répulsion et le mot est faible vis- à- vis de son rejeton mal foutu quitte la scène une nuit, dans la bibliothèque, marre de vivre, une sale embrouille, un bilan santé désastreux, un désespoir subit, personne ne sait, une balle dans la bouche devant la cheminée, sous la grosse tête de sanglier, parce qu’ils ont aussi une tête de sanglier, Roberto, au-dessus de la cheminée, qui date des proprios d’avant, le groin, les défenses, les petits yeux… »

Ce livre est captivant par son style échevelé, et je me suis délectée de ce regard sans concession sur une humanité banale, capable du pire, et parfois du moins mauvais (non, je ne dis pas du meilleur). Des scènes parfois drôles ( humour façon Pierre Desproges, si je devais faire une comparaison, vous voyez ce que je veux dire? ) avec le style très personnel de Noëlle Renaude, et le vocabulaire si bien choisi, tout ça fait que cette autrice est très vite identifiable parmi d’autres. Une écriture qui a du nerf et de la poigne; pour moi, c’est un regard lucide et désabusé sur l’humanité, un regard sans concession. C’est ce qui en fait une œuvre extrêmement noire, et j’ai adoré. La fin montre à quel point l’histoire s’est gorgée de personnages plus atypiques les uns que les autres, comme cette histoire a dérivé en un fleuve trouble. De Gilda Knorr à Keiko Takatani, Annie Potocki, Owen Delamare, le chemin a été semé de péripéties, et d’un style éblouissant dans sa rugosité, dans sa verdeur de ton, son humour décapant et féroce.

Bref, vous l’aurez compris, je recommande plus que vivement cette lecture. Un coup de cœur pour cette écriture qui m’a procuré une intense jubilation. La fin rend hommage à Tom l’innocent, c’est triste et effrayant. Mais je ne vous la livre pas, ce serait dommage. Je choisis plutôt cet extrait qui démontre que chacun a une place de choix dans ce roman dingue, même les mouches, elles aussi chahutées.

De la très bonne littérature, foncez !

Mouche_verte« On entend une mouche rescapée du froid voler. Ce qui énerve Mehdi qui n’arrivant pas à l’estourbir ouvre la fenêtre et à coups de grands moulinets la fout dehors, la mouche raplapla, libérée, s’éloigne n’importe comment dans le vent du nord, traverse la rue, ahurie, sans le décider, ne comprenant pas ce qui lui arrive, chahutée par la bise qui la propulse vers la haie de sapins, côté entrepôt, et échoue bing sur une branche, histoire de récupérer un chouia, incapable de piger quoi que ce soit à ce qu’elle vient de vivre puis elle ne tarde pas à faire sa petite toilette parce que ça c’est le principal. »

« Alba Nera » – Giancarlo De Cataldo -Métailié Noir, traduit par Serge Quadruppani

editions-metailie.com-alba-nera-alba-nera-hd-300x460« Dans la campagne au sud de Rome, dans une ferme en ruine, au bord de la via Nettunense, deux jeunes gens se disputent.

Jaime a dix-sept ans. Ramon vingt-deux. La cicatrice qui lui creuse le front est le signe du chef. Dans la pandilla de Giardinetti, c’est le plus élevé en grade. Jaime lui doit obéissance et dévouement.

Ce sont deux chiots inquiets et affamés. Durs, musculeux, couverts de tatouages.

La rue a été leur école. Pour être admis, ils ont dû frapper des visages, taillader des chairs, piétiner des ennemis, et ils ont été frappés, tailladés, piétinés. Ils ont brisé des os et balafré des visages, ils ont gagné le respect par la violence. »

Grand bonheur de retrouver la plume sombre de Giancarlo de Cataldo, avec ce roman tortueux, retors même et des personnages complexes, en particulier l’enquêtrice Alba que je trouve fascinante. Le corps d’une jeune femme morte est retrouvé, ligoté selon l’art japonais du shibari. Avant de lire ce roman, j’ignorais cet art, le bondage à la japonaise, fait de cordes et de nœuds ( photo de couverture ). Mais le but n’étant pas de tuer, ici il s’agit bien d’un meurtre qui ressemble à celui qui 10 ans plus tôt a mis en échec l’équipe du Blond, du Dr Sax et d’Alba. Ils se retrouvent ainsi à nouveau pour tenter d’élucider ce meurtre. Dans ces quelques phrases à la découverte du corps par Ramon et Jaime, un mot, un seul pour moi signale ce que ressent le narrateur, le mot « petit » parlant du corps. Ce mot à lui seul rend tout le tragique de cette gamine ficelée, morte.

node-g3ab317726_640« Elle a les yeux clos et, de son petit corps enveloppé d’une couverture rouge tachée de sang et de Dieu sait quoi d’autre, s’élève une odeur âcre. De profonds sillons affleurent sur sa peau pâle et, sous les nœuds formés par d’étranges cordes aux couleurs vives, on devine une toile d’araignée d’hématomes et de coupures.

La personne qui l’a laissée dans cet état y a mis du temps, et du cœur. »

Il s’agit là de « drôles  » de personnages; troubles, avec des caractères affirmés et des relations parfois douteuses, qu’elles soient familiales, amoureuses ou juste intéressées. feet-gb9774be0a_640C’est en ça que c’est prenant, parce qu’on a le sentiment que la frontière est très très mince entre leur fonction de justice et leur vie personnelle. Entre leurs intérêts et leur devoir. Alors on assiste souvent à des jeux entre eux, c’est subtil, on ne sait pas toujours sur quoi ça va déboucher. Mais. Mais pourtant, il leur reste un peu de loyauté, d’orgueil, et pour le Blond, beaucoup d’amour pour Alba. Leurs retrouvailles pour cette enquête donnent lieu à des pages magnifiques, qui révèlent leurs relations, leurs caractères, ce que chacun sait des autres et ce que chacun en ignore aussi. L’auteur ne laisse rien flotter en surface, à chaque fois il creuse et autopsie en quelque sorte. Franchement je trouve ça très fort et ça bouscule. Le Blond est peut-être le plus clair dans ce qu’il ressent – il aime Alba plus que tout – et il est aussi le plus droit, ce qui ne lui rend pas la vie facile. Le passage où il examine de près le corps de la jeune fille est très émouvant.

« Une violente vague de compassion et une compatissante vague de violence le submergent. »

Je n’oublie pas de vous dire qu’entre ces trois navigue Ippoliti, admis de justesse au concours de la police, soupçonné même d’avoir été pistonné. On en saura plus en avançant dans la lecture, mais il n’est pas à négliger dans l’affaire, ni Cono Di Sangiorgio, général beau-père de Sax , ainsi nommé car il en joue:

Ensuite il y a Rome. Tous les trafics s’y pratiquent, y compris celui de corps humains, de femmes en particulier évidemment, et à travers les adeptes de pratiques sexuelles originales, tout ça se passe, parfois, souvent, par les mains de riches hommes, puissants, importants, avec dans leur sillage tous les petits minables intermédiaires qui grappillent quelques poignées de billets au passage, comme si tout allait bien, comme si tout allait de soi. La posture est si confortable, rien ne doit changer. Et Rome est éternelle:

rome-gdcd9958a2_640 » À qui s’obstine encore à nier que, malgré tous ses problèmes, Rome soit la plus belle ville du monde, on devrait montrer l’expression extasiée des deux personnes blondes en train de déguster un Massetto dell’ Ornellaia au pavillon Valadier. À leurs pieds s’étendent les toits de Rome, éclairés par le pâle soleil de décembre qui, avec les deux « champignons » chauffant stratégiquement disposés de chaque coté de la table, font de la terrasse du Pincio le décor où tout homme sain d’esprit voudrait vivre, triompher, aimer et même mourir. »

Mais les dessous de Rome et des Romains sont crasseux – ce ne sont pas les seuls au monde, hélas. Au-delà de pratiques sexuelles consenties, il y a bien autre chose. Comme le corps de cette jeune fille, marbré de cordes colorées et de nœuds dont il va falloir trouver qui elle est. Et cette enquête sera un sinistre révélateur, et l’occasion aussi pour nos trois flics de régler des comptes, de faire la lumière sur leur vie et sur leurs sentiments.

Voici ce que j’aime chez cet écrivain, ce côté complexe et ambigu des personnages, leur esprit un peu – beaucoup – tordu, ou torturé selon de quel point on se place. L’écriture est remarquable, allant de l’ironie la plus grinçante, un second degré ravageur, à une mélancolie profonde, un regard sur la ville et les gens qui y évoluent à la fois tendre et chagrin. J’aime Giancarlo de Cataldo.

« Témoin de la nuit » – Kishwar Desai – éditions de l’Aube/Mikrós Noir, traduit par Benoîte Dauvergne (anglais, Inde)

9782815947190_549x822« 09.09.2007

Vous m’avez demandé d’écrire mes pensées. Mais il y a trop de questions qui se bousculent dans ma tête, trop de craintes. Il faudrait d’abord que je me débarrasse de toutes ces inquiétudes, et alors seulement j’arriverais de nouveau à penser. Vous ne pouvez pas comprendre combien c’est douloureux. Personne ne le peut.

Comment échapper à la tyrannie de nos rêves? Aux empreintes qui ne cessent de nous ramener vers cette maison pleine de fantômes, où chaque fenêtre est occupée par un visage aux yeux fixes, autrefois connu et aimé? Maintenant, les yeux sont sanglants, les lèvres grises, les mains ballantes, les corps flasques mais languissants. Ils sont tous silencieux. »

Je ne suis pas familière de la littérature indienne, et j’ai abordé ce premier volume d’une série de romans policiers avec curiosité. Écrite par une femme, cette histoire est clairement, outre une intrigue touffue, complexe, riche en personnages, une œuvre militante sur la condition des femmes en Inde. Et ce, que ce soit dans les milieux bourgeois ou les autres. D’ailleurs il est ici question de deux sœurs, une disparue et l’autre retrouvée dans la maison de famille bâillonnée, violée et brûlée, et également entourée de treize cadavres empoisonnés.

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« Durga n’est pas jolie mais elle a le teint rose et sain de la plupart des filles du Punjab, un état de l’Inde semi-rural où les enfants sont nourris de lait frais et de légumes du jardin. Toutefois, elle se tient voûtée quand elle est assise, comme si elle voulait disparaître. Ou au moins éviter d’attirer l’attention sur elle. Elle porte des vêtements amples, et bien que grande et bien bâtie, elle dégage une impression de fragilité, renforcée par son attitude docile. »

Le personnage principal est Simran Singh, travailleuse sociale hors les clous, un très sympathique personnage. En effet, dans cette société où les femmes doivent remplir de nombreux critères pour être présentables, aimables, correctes, Simran est comme on dit brute de décoffrage, que ce soit par son langage, par ses mœurs, son mode de vie, bref, elle ne plait pas à tout le monde. D’autant plus que son métier l’amène à affronter beaucoup d’hommes imbus de leur virilité, mais elle ne s’en laisse pas conter.

 » Je sortis de mon lit aussi lentement qu’une vieille femme et décidai qu’un bain me remettrait d’aplomb. Pour ne rien arranger, il y avait encore une coupure d’électricité et les gigantesques molécules d’air brûlant étaient à peine dérangées par les faibles mouvements du ventilateur, qui fonctionnait grâce à l’onduleur. La veille au soir, je m’étais donné beaucoup de mal pour réduire le stock d’alcool du Punjab et j’avais une gueule de bois infernale. Je sais très bien qu’il ne faut jamais boire seule. C’est l’un des plus sûrs moyens de devenir alcoolique. Mais ça m’était bien égal à ce moment-là. Je souhaitais régler cette affaire et rentrer chez moi. Je voulais commencer une nouvelle vie à Jullundur. »

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C’est sans aucun doute elle, Simran, qui fait la qualité de cette histoire. Grâce à elle, il y a de l’humour, de la raillerie et une saine colère qui pointe le triste sort des femmes en Inde. La famille de Durga, la jeune fille de 14 ans retrouvée chez elle dans ce bain de sang est fille de sikh, née dans une luxueuse demeure. Sa sœur Sharda a disparu, elle était la personne la plus précieuse pour Durga, celle qui l’aimait. Car être née fille est une malédiction, et elles n’étaient pas trop de deux pour tenir contre des parents qui les regardaient comme des intruses, des inutiles, des échecs dans leur vie de couple. Car en Inde, il faut être garçon et si on est fille, il faut savoir enfanter des mâles. Eux perpétuent le nom, s’occupent des parents âgés et héritent des terres, quand une fille, elle, ne fait que coûter une dot. La natalité en Inde voit naître un grand nombre de garçons, qui devenus hommes ne trouveront pas d’épouse. En effet, depuis la venue de l’échographie, les filles, surtout dans les familles aisées sont « invitées » à se faire avorter si elles attendent une fille.

Campagne pour les filles à Pondichéry – Harrieta171 –

« Il n’y a pas si longtemps, les sages-femmes avaient pour habitude de soustraire les petites filles qui venaient de naître à leurs mères, de les enfermer dans des pots en terre et de faire rouler le récipient jusqu’à ce qu’elles cessent de pleurer. Ou alors, elles les étouffaient, tout simplement. Ou leur donnaient de l’opium et les enterraient.  Pour une communauté largement agricole, les filles représentaient une charge. Lors d’un récent incident, une femme avait reconnu avoir subi sept avortements dans l’espoir de donner naissance à un garçon. »

ancient-2179091_640C’est ce contexte que raconte cette autrice, avec souvent beaucoup de rage, de colère. A travers cette famille si peu aimante envers ses filles – un pays si peu aimant envers les filles – en montant son intrigue autour de ces deux sœurs et d’une correspondance entre Simran et Binny – mariée au frère de Durga et Sharda et mère d’une petite Mandy, Kishwar Desai tisse une trame compliquée, avec des hommes dont il est souvent difficile d’évaluer l’honnêteté – et Simra se fera tromper quelques fois. Ces hommes sont au pouvoir soit des institutions, soit de la famille, ils sont manipulateurs, trompeurs, menteurs, mauvais pour certains mais ils ont les rênes économiques. Ici, la mère de Durga et Sharda est exécrable, et tout joue contre les deux jeunes femmes, qui subissent un sort atroce. L’intrigue est tortueuse, tordue à souhait et on n’a pas le temps de s’embêter. Autre exemple sur le sort des femmes:

india-978488_640« On avait récemment recensé de nombreux cas de femmes achetées pour quelques milliers de roupies à Murshidabad, puis amenées au Punjab dans le but d’assouvir les besoins des fermiers et des autres hommes. D’après certaines ONG qui travaillaient auprès des prostituées, elles étaient souvent attirées par des maquereaux qui prétendaient les aimer, puis littéralement vendues comme esclaves une fois sur place.

Les mêmes ONG soulignaient que ce commerce de chair était une autre conséquence de l’effroyable déclin du sex-ratio; il n’y avait tout simplement plus assez de femmes au Punjab. Et la police et les autorités locales avaient beau être tout à fait conscientes de ce trafic, elles ne faisaient pas grand-chose pour l’arrêter. »

Virulente attaque contre le sort réservé aux indiennes, véritable réquisitoire contre une société machiste, ce livre n’est jamais ennuyeux ou sentencieux parce que le talent est là, dans l’écriture et la voix forte donnée à Simran. Gouailleuse, crue, fonceuse, cette femme engagée donne son envergure à l’histoire, comme la construction qui ne laisse aucun temps mort. On est tout de même surpris que ce pays qui fut parmi les premiers du monde à avoir une femme chef du Gouvernement ( précisément, Indira Gandhi en 1966, après Sirimavo Bandaranaike au Sri Lanka en 1960) , que ce pays en soit encore à perpétuer un tel archaïsme. C’est une société toute entière que dénonce Kishwar Desai, avec ce roman sans ennui et talentueux.

« La mort sur ses épaules » – Jordan Farmer – Rivages/Noir, traduit par Simon Baril

9782743655006« Prologue

Ils empruntèrent Dairy Road en direction de Huntington avec un calibre douze à canon scié, deux Glock et de la marijuana de premier choix dont- merci Shane – l’épaisse fumée empuantissait la Chevrolet depuis Lynch et irritait les yeux de Huddles. La pluie tombait en cascade sur le pare-brise et inondait la route, noyant les lignes jaunes qui réfléchissaient leurs phares. La lumière éblouissante aidait Huddles à lutter contre le sommeil tandis que Shane, fortifié par son cocktail quotidien de crystal meth et de stéroïdes, demeurait parfaitement impassible sur le siège passager. À côté de ce colosse aux deltoïdes gonflés chimiquement et aux énormes épaules ciselées, Huddles se sentait bien maigrelet. »

Un excellent roman noir, dans la lignée de ce qui s’écrit aux USA sur les régions rurales, sinistrées économiquement, intellectuellement, socialement. Ici en Virginie Occidentale, à Lynch, l’auteur trace pour nous les trajets de jeunes gens rongés par les addictions, par la violence, par l’ennui et la solitude. Parfois le tout, parfois non, mais Lynch apparaît comme un lieu voué au pire.

640px-Sago_Mine_entrance_2006« La petite cuisine encombrée puait l’urine et les poubelles. De la vaisselle sale dans l’évier – des tasses avec des restes de café ou de crème tournée, une soucoupe poissée de gelée de mûres. Le long du mur, les carreaux de mauvaise qualité menaçaient de se détacher et de se fracasser sur une cuisinière vieille de plusieurs décennies. Terry pouvait presque voir les fantômes des femmes de mineurs, penchées au-dessus de la plaque. À la grande époque du charbon, deux familles se partageaient cette maison. Deux familles qui essayaient de préparer leurs repas dans la même cuisine, deux femmes qui essayaient de garder le contrôle de leurs enfants respectifs pendant que leurs maris s’échinaient dans les profondeurs de la mine. Un mode de vie qui semblait primitif, mais avait été la norme ici. Terry en percevait encore l’écho. »

Ce n’est pas pour rien que la ville est dotée d’un centre de détention pour mineurs. C’est d’ailleurs dans ce centre, « La Carcasse », que se déroule la majeure partie du roman, là que vont se retrouver Huddles Gilbert, pour trafic de drogue et Terry Blankenship qui doit tuer le shérif Thomson pour qu’il ne témoigne pas contre Huddles. Et c’est Ferris, frère aîné de Huddles qui mène le bal du dehors.

lossy-page1-600px-thumbnail.tifCes deux garçons sont vraiment attachants. Terry aime Davey; on les rencontre dans un chalet en forêt, vivant un amour caché; Terry a été chassé par sa famille et Davey est très accro à de nombreuses substances que lui procure son amant.

« Peut-être n’étaient -ils ensemble que pour éviter d’être seuls. Et à ces moments-là, soit Terry avait envie de partir, soit il en concluait qu’il s’agissait de la nature véritable de l’amour. Que rien n’était plus vrai que deux êtres brisés s’appuyant l’un sur l’autre pour résister à l’agression constante de ce monde. L’unique certitude de Terry, c’est qu’il ne voulait pas de l’amour inconditionnel de Davey. Ils devaient se mériter l’un l’autre, sinon leur amour se résumerait à une malédiction. Cette nuit-là, pensant à ses lourds secrets, Terry se demanda s’il n’allait pas porter malheur à son amant. »

Quand à Huddles, il est incarcéré pour trafic de drogue, banalement peut-on dire tant ce délit est commun à Lynch.

640px-Augusta_Correctional_Center_from_Estaline_Valley_RoadDans « La Carcasse » travaille Jason Felts, assistant social, handicapé par de petites jambes, à la suite d’un accident mal réparé, une difformité qui le prive de vie amoureuse, et qu’il compense avec intelligence et courage. Jason est la cible de Ferris qui veut faire libérer son frère. Vous voyez que l’intrigue à proprement parler est menée par un sale type, qui utilise son frère, les jeunes accros et son arme. On comprend bien que tout fonctionne ainsi à Lynch. Mais c’est sans compter avec la personnalité de Jason Felts, que son handicap a mené à penser plus et mieux que d’autres; il veut sincèrement aider quelques-uns de ces gamins paumés à s’en sortir.

« Voir Terry bouder décourageait Jason. Ce garçon ne pouvait probablement plus être sauvé; continuer à le croire, c’était se bercer d’illusions. Il fallait consacrer son temps à ceux qui se montraient réceptifs, et laisser les autres suivre leur mauvaise pente jusqu’à ce qu’ils écopent d’une peine lourde ou qu’ils passent l’arme à gauche. Fonctionner selon un système de priorités; une façon froide de voir les choses mais qui permettait de sauver ceux qui pouvaient l’être. Jason avait du mal à se tenir à ce principe, son cœur n’était pas encore suffisamment endurci. »

Je ne vais pas ici raconter l’intrigue, parce que je trouve qu’elle est surtout un prétexte à aller bien plus au fond de ce que recèlent et révèlent ces actes délictueux, ces violences, ces échouages. C’est un livre très émouvant. D’abord parce que de jeunes gens sont face à nous, avec ce qu’ils contiennent de fragilités, de devenirs déjà en friche, et parce que c’est aussi l’échec, la faillite humaine et sociale de toute une société. Malgré les intelligences, les cœurs compatissants – le personnel de la Carcasse compte des gens de bonne volonté, c’est sûr -, peu de lumière quelle qu’elle soit au bout de tout ça. Le symbole vivant de cette misère totale, c’est Malcom. Un personnage capable de hanter le lecteur après avoir fermé le livre.

Il y a l’homosexualité de Terry, qui lui vaut d’être chassé par sa famille, il y a Huddles qui lit assis sur sa couchette et qui parfois intervient, aux jeux de cartes et au basket. Il sera attentif à Terry et un lien se crée.

008307749« Huddles avait établi un rituel: avant l’extinction des feux, il lisait « L’incendie de Los Angeles » à haute voix. C’était plus efficace que les techniques de Ferris visant à contrôler sa respiration et ses pensées. Chaque fois qu’il lisait la fin du roman, sa voix prenait un timbre étrange mais réconfortant. Certains soirs, c’était presque comme si quelqu’un d’autre lui faisait la lecture. Les mots le transportaient hors de lui-même, puis le ramenaient sans qu’il puisse dire combien de temps s’était écoulé. Des secondes, peut-être, ou des heures, comme si on lui avait administré des sédatifs. Ce petit rituel lui permettait de faire abstraction des cris provenant de la cellule où Malcolm était isolé. »

basketball-g6eb067c20_640Et puis il y a Malcom. On ne sait pas vraiment quel âge il a mais il est très jeune et sa présence, ses cris, ses violences contre lui-même autant que contre les autres sont une constante accusation, un aveu d’échec d’un système qui ne fonctionne pas; on aimerait savoir ce qui l’a mené à cet état. Il apparait régulièrement au cours du livre, il est un cri de fond qui exprime une infinie souffrance, Malcom est extrêmement violent contre tous, lui compris et c’est absolument déchirant. Quant aux autres, c’est une petite cour d’une longue récréation faite souvent d’ennui, mais aussi de jeux, de vacheries, avec un personnel réellement méritant, plutôt attentif, adapté autant que faire se peut et aussi démuni devant une telle détresse, une telle solitude, un tel dénuement de tout. Alors on se sent solidaire de Beverly, Fitzgerald et Jason, pour ne citer qu’eux.

« Sur les écrans monochromes, Jason regarda les hommes se détourner de leurs magazines ou de la télé et piquer un sprint. Il enfonça d’autres boutons, déverrouillant les portes de la salle de cours, Fitzgerald trébucha et s’étala par terre. Pourtant, il fut le premier à atteindre la cellule d’isolement. Il attrapa Malcolm par le col, forçant sa bouche à lâcher son bras. De la chair pendait entre les dents du garçon, qui tentait maintenant de mordre les doigts de Fitzgerald. Celui-ci plaqua Malcolm au sol et entoura de ses mains la blessure pour stopper le saignement, tandis que sur le seuil de la cellule, les autres gardiens se rassemblaient. La plupart se figèrent à la vue de ce spectacle. une infirmière dut les pousser pour pénétrer dans la cellule. »

640px-Coughsyrup-promethcodeDans ce roman infiniment noir, un premier roman très réussi car s’emparant de cette veine littéraire sur le naufrage de la jeunesse rurale américaine, Jordan Farmer apporte sa touche avec talent en situant l’action dans ce centre, avec une équipe qui vraiment travaille à faire mieux, à redonner vie à ces garçons, une vraie vie. Force est de constater que c’est une mission quasi impossible tant le poids des truands de tout poil est prééminent, autant socialement que psychologiquement. Ce sont eux qui tiennent la ville et sa jeunesse en utilisant la misère économique. Sans que rien ni personne ne parvienne à inverser le cours des choses. Mais en tous cas l’auteur apporte quelque chose de personnel au sujet.

Au milieu de tout ça, Jason Felts, qui va rencontrer l’amour avec la femme d’un autre qu’il connait très bien et c’est un tour de force d’arriver à glisser cet amour si intelligent et si profond dans cet univers glauque et triste.

« -Une semaine grand maximum, dit-il. Puis je prends le premier vol pour te rejoindre.

Il sentait qu’elle ne le croyait pas. Des hommes assis près d’eux les observaient par-dessus leurs journaux. Des femmes passant à proximité ralentissaient le pas pour les fixer. En général, les aéroports étaient synonymes de foule et d’anonymat, mais ce n’était pas le cas de ce petit terminal. Jason jeta un coup d’œil à sa montre alors que les haut- parleurs annonçaient les prochains vols. Sharon se pencha pour l’embrasser et il en profita pour plonger ses doigts dans ses cheveux. Les regards des autres voyageurs s’intensifièrent.

-Je t’aime, dit-il.

Après une ultime pression de la main de Sharon, il s’approcha du portique où une agente de sécurité lui demanda de se déchausser. Jason ôta ses mocassins taille 41 et les lui tendit. La femme les examina longuement – étonnée, peut-être, qu’un homme aussi petit possède des pieds aussi grands. »

Jason Felts est un héros, je l’ai beaucoup aimé et Jordan Farmer sans aucun doute un auteur à suivre. Ce roman m’a attrapée par l’humanité qui sourd doucement dans La Carcasse, la beauté de certains passages, comme le match de basket avec Huddles et Terry. L’attachement aux personnages arrive rapidement, et moi j’aime ça. C’est un roman social, ce genre qui se prête si bien au très noir, ici de très grande qualité. J’ai vraiment  aimé. Berverly, au karaoké du bar chante cette chanson:

 

« Hoya bella » – Anne Luthaud – éditions Inculte

9782360841455« Des crimes

Il fait trop chaud plaza de Toros le 24 septembre et Mariama agite un vieil éventail quand l’événement  a lieu. Elle attrape son téléphone et plonge vers le carnage pour grossir l’image, le matador en sang à côté du taureau qu’il vient de mettre à mort. Mais l’assassin du matador a disparu. Les arènes sont rapidement évacuées – fin de la corrida.

Le lendemain, Mariama lit l’article sur son fil d’actualités: « On est toujours sur la piste de l’homme qui a tué le célèbre matador. Il n’a pu être identifié. Il a disparu dans le toril sans que personne n’ait pu réagir. »

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Qu’on ne s’y trompe pas, il n’est aucunement question dans ce petit roman vif, nerveux et labyrinthique d’un militant anti-corrida qui règle ses comptes. C’eut été trop simple. Non. Alors…comment dire? Comment ne rien dire surtout. Car ce petit livre de 136 pages mène le lecteur – la lectrice au demeurant – par le bout du nez. Le début présente lieux et personnages, de l’Espagne à l’Italie on les suit et on assiste à plusieurs meurtres.

640px-Roma-Tibre-PontVictorEmmanuelII

Un personnage prend place particulièrement, c’est Mitka le géomètre et ses appareils, le tachéomètre et ses points ST1, ST 2 et ST3. Et le ras-le-bol.

measurement-g08478209c_640« Et soudain j’en ai marre, assez de l’alignement des rues, du tachéomètre, des ST1 jusqu’à 7 ou 10 ou 20, des points X, Y, Z et leurs coordonnées, marre de viser des points et marquer des repères, assez de la répétition, surtout ça la répétition, je frappe des pieds le sol gelé avec violence, et ce n’est pas à cause du froid.

Une bouffée d’Espagne me tombe dessus. J’ai des choses à faire là-bas. Maxime, José, Mariama et Garcia. »

Quatre parties: Des crimes, Avant, Pendant et Après. Et ce qui est bien dans ce texte, c’est l’absence de jugement moral sur le personnage principal et ses satellites, hommes et femmes. L’écriture est vivante et procède à des plongées dans le cerveau et la mémoire de Mitka, qui est bien le noyau du récit. On comprend bien ce qui se passe en lui, on ressent parfois de l’empathie, parfois une sorte de répulsion quand même. Comment faire? Comment moi dois-je faire pour ne rien dévoiler? C’est si court, 136 pages, si concentré. J’ai beaucoup beaucoup aimé le choix de la narration, externe qui ajoute à l’histoire avec son ton dégagé qui scrute de façon neutre.

campari-soda-g51c3c2bde_640« Ça va être compliqué de suivre l’histoire avec un héros changeant à ce point, jamais repérable dans une catégorie donnée, les jeunes, les trentenaires, les quinquagénaires, les vieux. Il va falloir s’adapter. Faire comme si on comprenait ses métamorphoses corporelles et mentales. On devrait pouvoir le faire. »

Tout comme l’usage du métier de géomètre et des mesures, très intéressant.

« Mais au fait quel âge a-t-il? On ne sait pas. Mitka est jeune encore, le géomètre déjà vieux. Cet homme a l’âge des choses qu’il vit. Quand il mesure, il a l’âge de ce qu’il mesure – très vieux parfois. Quand il se baigne il n’a plus d’âge, il glisse de 3 à 60 ans, le corps dissous dans le sel. Quand il rencontre une femme il est trop vieux pour coucher avec elle, ou il est dans la jouissance de son corps de 20 ans. »

Capture d’écran 2022-01-25 191148HOYA BELLAMitka est plein de haine, plein à craquer du désir de vengeance et il craque ( je ne révèle pas plus que ce qui est annoncé en 4ème de couverture ), au fil des rencontres il trace son chemin meurtrier, et l’autrice, brillamment, distille au compte-goutte des informations; les autres personnages, Cristina, Mariama, Giulia, Maxime, s’interrogent dans leurs chassés-croisés ; on rencontre aussi Madeleine,  intéressante, légère et sans tabous, mais bon, je ne dis rien de plus. Sauf que ce petit livre est extrêmement bien ficelé, bien écrit, qui doucement nous emmène au fond du cœur de Mitka, au fond de sa rage, et au milieu de son désert, de la profonde solitude qui l’habite. En lisant, vous croiserez Hoya Bella, la fleur de porcelaine, qui contrairement aux cailloux du Petit Poucet, égare plus qu’elle ne guide dans le jeu de piste que nous propose la belle plume d’Anne Luthaud. 

Un petit roman très original et surprenant. Les derniers mots:

« Ce que l’on voit, là, tout de suite, c’est Augusta, silhouette menue, remonter le chemin qui mène de l’église à son atelier, elle a à faire, elle vient de commencer une série sur les oiseaux. Elle s’arrête, se baisse, cueille sur le chemin une petite fleur blanche et dure qui ressemble à de la porcelaine. elle en a encore oublié le nom. »

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