« Les dynamiteurs » – Benjamin Whitmer – Gallmeister, traduit par Jacques Mailhos

« Prologue

C’est dans les nuits sans sommeil que je pense à Denver. Celles que vous passez quand vous grimpez dans un train de marchandises vide qui quitte l’Oklahoma, avec la poussière rouge qui danse sur le plancher, virevolte et défile en cyclones, et que votre présence insomniaque crée un silence tourmenté, terrorisé, qui se propage comme un cancer aux autres vagabonds. Ou quand vous vous trouvez dans la mangeoire d’un wagon à bestiaux qui traverse le Texas et que vous êtes sur le point de tourner maboule à cause du beuglement des longhorns, alors vous sautez à terre et vous restez éveillé jusqu’à l’aube, à l’abri de la pluie dans la cabane de chiotte au toit qui fuit de je ne sais quelle maison ravagée par les flammes.

Ce genre de nuits. »

Suit à ce prologue éblouissant une évocation de Denver à la toute fin du XIXème siècle, une superbe évocation. C’est Sam, sans doute âgé, qui raconte. Ce livre construit de chapitres comme les épisodes d’un feuilleton populaire, c’est la voix de Sam qui relate  sa vie, une partie de sa vie. et le prologue, comme la fin du roman parle d’amour et de Cora.

« C’est à ce Denver là que je pense.

Avec Cora qui recouvre tout.

Son visage et toutes les autres choses qu’étaient pas son visage.

[…] Votre cœur se brise face à tout ça, mais rien n’a aucune forme. vous ne pouvez pas séparer le cœur qui se brise du cœur brisé.

C’est juste votre cœur qui se brise pour lui-même, partout. »

Que dire de ce roman, si ce n’est que plus il avance plus Benjamin Whitmer révèle un coin de son cœur tendre et un peu brisé. Les personnages ici sont des orphelins dans une ville dévastée par la misère; sous la houlette de la jeune Cora, des orphelins occupent une usine désaffectée dans le quartier des Bottoms, devenue leur foyer, leur protection. Je dis jeune, elle a 15 ans et Sam 14, et ce sont les plus vieux de cet îlot de gosses perdus. C’est bien un feuilleton qu’on lit ici, et l’écriture est irréprochable; prendre la voix d’un enfant n’est pas toujours une réussite, et cet enfant-là, Sam, est évidemment déjà bien mûr et bien hardi. Mais son cœur fond pour Cora, protectrice, elle remplace les mères, mais sa figure est pour Sam un refuge. Benjamin Whitmer m’a touchée fort ici, avec cet amour juvénile et très pur. Car, à mon sens, ce roman est un grand roman d’amour.

« Ses yeux sans fond, la façon dont sa bouche se changeait en sourire. Ce sourire. En cette infime seconde, elle venait d’évider un espace dans mon cœur et d’y emménager.

Il n’y a jamais eu d’autre fille comme Cora, et il n’y en aura jamais. Je ne peux pas imaginer un monde dans lequel personne ne pense à elle, et je suis le dernier à pouvoir le faire. Le dernier à savoir ce que ça fait de la regarder rouler une cigarette. la façon qu’elle avait de la fumer jusqu’à se brûler les doigts, puis de la jeter, où qu’elle soit, à l’intérieur, à l’extérieur, et d’écraser la braise du bout du pied. »

On ne peut plus parler d’innocence, car au fil des épisodes de ce feuilleton social, Sam va suivre des durs, Cole et Goodnight, et s’endurcir lui aussi. Goodnight est le personnage le plus frappant de ce livre. Un géant défiguré, qui ne parle pas mais griffonne dans un carnet, doté d’une force colossale, mais d’une grande intelligence aussi. Opiomane et amateur d’autres défonces, il se trouve parfois en position difficile. Le dynamiteur bien sûr c’est lui, qui va reprendre du service avec Cole et Sam. Enfin il y a aussi le pasteur Tom, très beau personnage

« Dans son genre, le pasteur Tom Uzzel était quelqu’un de bien. Je serais le premier à l’admettre. C’était un satané menteur, mais c’était quelqu’un de bien. Il était maladif parce qu’il mangeait ce qu’il servait aux clochards, et son pantalon et sa veste de costume gris étaient élimés et aux coudes et aux genoux parce qu’il n’aurait jamais dépensé en vêtements de l’argent pouvant servir à nourrir quelqu’un d’autre. Mais il n’était pas non plus du genre bonne âme futile comme il y en avait tant. Le pasteur Tom n’était pas un pacifiste. Il portait un Colt partout où il allait, et il ne répugnait pas à distribuer quelques coups de crosse aux macs qu’il surprenait à prospecter dans son église. »

et les fameux Pinkerton, au manteau gris et au chapeau mou.

Je ne parlerai pas plus des actions qui tiennent bien en haleine, on craint pour la vie de Sam et des enfants et donc ce livre est comme une série, il se passe beaucoup de choses, violentes pour la plupart dans les bas-fonds de la ville, soumise alors à toutes les corruptions. Il y a le talent à décrire:

« Les nuits s’étaient un peu réchauffées. Ça commençait à sentir l’été. The Line se vautrait dans l’opium, et nous marchions à cinq de front. Moi, Goodnight, Cole et deux autres gars parmi les plus rudes que Cole avait. Eat’Em’Up Jake, ancien boxeur professionnel dont les traits se mouvaient avec la viscosité sirupeuse d’un homme qui se serait récemment pris un coup de sabot de mule en pleine tête, et Magpie Ned, qui avait un visage comme une vieille lame usée et une tache permanente sur la joue, noire comme un cancer. L’un comme l’autre tuait des hommes comme les petits garçons tuent des fourmis. Tout le monde s’écartait de notre passage. Un chariot de prêcheurs s’était garé dans la rue pour répandre la bonne parole dans The Line; lorsqu’ils nous virent, leur chant s’étouffa en plein milieu d’une note. »

Les moments où la jeunesse de Sam et des autres mômes sont décrits sont tout à fait bouleversants, quand Benjamin Whitmer parle des petits qui cherchent sans cesse un coin d’épaule ou un dos auquel se coller pour la nuit pour ma part j’ai eu les larmes aux yeux. Quand l’orphelin Jimmy est mis en terre:

« Cora ne se sentit pas capable de dire quelques mots pour Jimmy, mais elle laissa le petit Watson chanter La complainte du cow-boy devant la tombe. Ce gamin, vous ne pouviez pas le faire parler, mais si vous arriviez à lui sortir son os de poulet de la bouche, il avait une voix d’une clarté magnifique. Et il n’y eut jamais assemblée plus respectueuse au monde que celle qui était là, à l’écouter. »

Il ne fait aucun doute que l’auteur affirme encore une fois sa compassion pour les misérables et autres laissés- pour- compte victimes des injustices sociales, les petits contre les grands, les pauvres contre les riches et les enfants contre les adultes.

Car même si Cole et Goodnight protègent Sam, ils vont aussi l’utiliser et l’éloigner de Cora, de la tendresse, de l’amour de sa vie et de ce qu’il y aurait gagné en chaleur humaine, peut-être une autre voie et une autre vie. Les dernières pages sont bouleversantes, d’une justesse qui m’a laissée très très émue, l’envie de tenir la main du vieux Sam. Le vieux Sam qui commence son récit en évoquant le Denver de sa jeunesse, termine avec le visage de Cora, cet amour total, inconditionnel, un amour qui a empli sa vie sans jamais y prendre sa place. On apprendra que Sam est éduqué, son père maître d’école lui a enseigné la littérature durant le peu de vie qui lui a été donnée

« Je gardais un livre d’Héraclite juste pour qu’il ne m’embête pas, mais je ne peux pas dire que je le lisais beaucoup. Je suis capable de lire les livres savants, mais je n’ai jamais été capable de lire seulement des livres savants. Mon père n’était pas comme ça. Avec lui, c’était Lord Byron par-ci, Henry James par-là. Et je n’ai rien contre ça. Je peux lire ce genre de livres si je le dois, et il y en a même dont je peux réciter tous les mensonges. L’enfant est le père de l’homme et tous les trucs du genre.

Mais ces livres ne me parlent pas. Ils ne parlent d’aucun monde que j’aie jamais vu. Si vous voulez m’émouvoir, donnez -moi des bandits et des baleines blanches. Ce monde est un monde de têtes coupées, et il n’y a pas beaucoup de place pour les balades dans des putains de champs de jonquilles. »

J’aurais pu vous parler de tous les truands, tricheurs, menteurs, assassins de ce roman,  vous raconter leurs crimes en tous genres; à vous d’entrer dans les tripots et les coins sordides et louches de Denver, 1895. De l’action, du feu, du sang, des explosions, c’est le bruit constant de ce livre, mais aussi les pleurs nocturnes et les cris des petits dans l’Usine.

Moi, je garde Sam et son ingénuité qui s’enfuit, je garde Cora et les orphelins, les enfances brisées, le courage et la force d’une adolescente de 15 ans qui part en combat contre la fatalité et un doux pasteur.

Encore une fois un très fort et beau roman, qui prend pour moi la place juste derrière « Cry father » dont l’écriture est plus impressionnante, et dans lequel déjà Whitmer dévoile son cœur et ses failles d’où filtre une grande tendresse derrière une grande brutalité. Il faut le dire, je trouve aussi qu’il y a quelque chose de désespéré dans les romans de Benjamin Whitmer qui me chavire à chaque fois.

« L’amour est une fournaise dans laquelle vous balancez votre vie à pleines pelletées. Une pelletée après l’autre, encore, et encore, et encore. »

Un très grand écrivain.

« Dry bones » – Craig Johnson – Gallmeister/AMERICANA, traduit par Sophie Aslanides

« Elle avait près de trente ans quand elle avait été 

tuée.

Cette grande fille aimait bien faire la bringue avec les garçons dans les abreuvoirs du coin, ce qui bien entendu avait donné naissance à beaucoup d’enfants illégitimes; cependant aux dires de tous, elle était une mère célibataire fort acceptable, tout à fait capable de s’occuper de sa progéniture, et d’elle-même. Mais une nuit, une bande avait du l’attaquer; venus en nombre, ils étaient tous plus jeunes, et peut-être du même sang qu’elle. Une fois qu’ils lui eurent brisé une jambe et l’eurent mise à terre, ce fut la fin.

Il n’y eut pas de funérailles. ils la tuèrent et abandonnèrent son corps là, à côté de l’eau, où les sédiments de la rivière disparue s’entassèrent sur elle, couche après couche, l’écrasèrent, la compactèrent jusqu’à ce que ses os s’érodent et soient remplacés par des minéraux.

C’était comme si elle s’était transformée en pierre juste pour échapper à l’oubli. »

Et c’est le retour de mon shérif préféré pour une nouvelle aventure, dans laquelle j’ai eu le plaisir de retrouver tout le petit monde du comté d’Absaroka, les Bighorn Mountains et l’inévitable mauvais temps, le vent, la pluie torrentielle… Pour moi, cet opus n’est pas le meilleur de la série ( dans les années précédentes, c’est clairement « Tous les démons sont ici » qui m’avait le plus impressionnée ); mais quant à l’écriture, quant au goût du détail, au sens de l’humour, on retrouve un Craig Johnson en grande forme, qui choisit de nous embarquer dans une histoire de grands dinosaures par un temps de chien. Et j’y ai pris beaucoup de plaisir, ce fut un moment de détente appréciable.

La jeune « fille » fossilisée retrouvée dans ces premières phrases est en fait un énorme T-rex.  Le gigantesque squelette est sur les terres de Danny Lone Elk, qui sera retrouvé mort sur son ranch peu de temps après la mise au jour du dinosaure par la jeune Jennifer Watt. Elle fait ici « une des plus grandes découvertes paléontologiques des temps modernes » et le monstre sera prénommé Jen en son honneur.

« L’immense créature était recroquevillée sur elle-même, avec l’énorme bassin au centre, et la longue queue qui montait et s’enroulait par-dessus le dos. Il y avait quelques autres ossements, un grand fémur et des vertèbres, dispersés un peu plus loin. Je ne pus m’empêcher d’aller jusqu’à la corniche où Jen avait surpris Jennifer. C’était comme si la vieille dame s’était recroquevillée en position fœtale. On avait du mal à imaginer ce qui pouvait tuer la reine incontestée de son temps, avec ses sept tonnes, mais la vie avait un don, peut-être même à cette époque-là, pour nous apprendre l’humilité. »

On apprend ici que le Wyoming est le berceau de nombreux dinosaures et autres bestioles en « aure ». On comprend vite qu’il y aura conflit entre le musée local, qui veut garder cette extraordinaire découverte pour l’attrait que ça donnerait à l’endroit, et de richissimes amateurs, ou musées plus prestigieux situés dans de grandes villes. Et puis le squelette est en territoire cheyenne et sur un terrain privé, ça ne simplifie pas les choses. D’autant que le propriétaire vient semble-t-il d’être assassiné.

Et puis, Walt a des visions et des rêves qui s’en approchent, des conversations dans lesquelles apparaissent des réminiscences des livres précédents, de la course avec Virgil par exemple…De l’intérêt d’avoir tout lu !

« Je me trouvais au sommet de la crête à côté d’un homme qui me tournait le dos, un homme grand, large, avec des cheveux argentés jusqu’à la taille. Malgré le froid, il était ne bras de chemise et il chantait – un chant cheyenne .

La nuit était claire, de ces nuits qui gèlent l’air à l’intérieur des poumons quand il n’y  arien entre la peau du visage et le froid scintillant de ces piqûres d’épingle dans les ténèbres infinies, la traînée d’étoiles formant la Voie suspendue qui dessinait un arc jusqu’au Camp des morts.

L’homme avait cessé de chanter et se mit à parler du bout des lèvres. C’était une voix que j’avais déjà entendue, même si je ne parvenais pas à l’identifier. Je m’entendis l’interpeller: « Virgil? »

Je vous laisse découvrir en lisant l’aventure – enquête périlleuse que va commencer Walt Longmire en compagnie de Henry l’Ours et du vieil Adrian . Longmire est fragilisé, on le ressentira au cours de cette course sous la pluie et dans la boue car sa famille vient d’être affectée douloureusement.

Henry Standing Bear, la Nation Cheyenne, ami solide et fidèle; alors que Walt est en difficulté sous l’orage, dans la boue, il vient de voir Vic disparaître sans comprendre comment et tente de se sauver ainsi que son chien:

« Sans attendre, j’attrapai le chien et le soulevai. La main le saisit par le collier pendant que l’autre enfouissait ses doigts vigoureux dans l’épaisse fourrure du dos de l’animal, et lui aussi disparut avec un petit cri.

Une nouvelle chute de pierres. Je baissai la tête et vis tout à coup l’eau se jeter sur mes jambes. Je me dis que je ferais mieux de tenter une sortie par un des côtés. Je commençai à partir en pataugeant vers ma gauche lorsque la main réapparut. Je ris. Soulever une femme de soixante-dix  kilos en était une autre, mais moi, ça n’avait rien à voir. Les doigts se replièrent et je me dis, et puis zut, si le fantôme de Danny Lone Elk pensait être assez fort pour revenir du Camp des morts et me sauver de la noyade, je n’allais certainement pas me mettre à discuter.

Levant un bras, je sentis les doigts puissants s’accrocher aux miens comme des câbles, et, incroyable, mes pieds se soulevèrent de terre comme si j’étais hissé par le treuil d’un hélicoptère Sikorsky.

Je tendis mon autre bras en le plaquant contre la paroi et la main enserra mon biceps comme un piège à ours et me hissa dans les airs. La pluie se déversait partout autour de nous. Un éclair embrasa le ciel à nouveau, une gerbe d’étincelles éclairant le sourire parfait et éclatant au milieu du visage sombre et voilé de Henry Standing Bear. »

 

Entre le meurtre de Danny Lone Elk et le combat qui se prépare pour le squelette mis aux enchères, la tâche de Walt ne sera pas aisée. Il y aura de nombreux suspects, une histoire d’amoureux en fuite, et vers la fin, une annonce qui pourrait bien générer des choses intéressantes dans les prochains romans…Bien sûr comme toujours l’éclaircie arrive à la fin, dans une ambiance amicale au Red Pony Bar and Grill, alors que les enchères de la vente de Jen suivies en direct font battre les cœurs. J’ai souvent souri, été touchée aussi par la vie familiale contrariée de Walt, Cady et sa petite Lola, et avec talent Craig Johnson sait parler de vies atteintes et de personnes qui se relèvent, parce qu’il y a les amitiés solides, l’amour, la tolérance, même si Walt entend bien, parfois se défouler un peu:

« Je m’apprêtai à rejoindre les autres, mais la partie la moins recommandable de ma nature l’emporta soudain et je m’arrêtai. Je pris une profonde inspiration et expulsai l’air en prononçant les mots suivants.

-Normalement, je ne fais pas ce genre de choses, mais je suis vraiment fatigué et je viens de passer trois jours difficiles.

Y mettant toutes mes forces, je me retournai et lui assénai un coup de poing fracassant qui le toucha à l’endroit idéal du menton et l’envoya valser en arrière. Il s’envola les quatre fers en l’air à un bon mètre du bord et s’écrasa dans l’eau du réservoir comme une grenade sous-marine.

Je regagnai mon pick-up et en passant à côté des autres, je fis ma dernière déclaration sur l’affaire:

-Vous pouvez le sortir de là ou le laisser en pâture aux tortues, je m’en fiche complètement. »

Chacun au fil du livre y va de son « Sauvez Jen », le T-Rex est devenu la cause locale du moment.

J’aime toujours, et tout autant que Walt, Vic la dure à cuire qui me régale de ses conversations fleuries.

« -Et si je te disais qu’il n’était pas de toi?

C’est un fait avéré que la Terre tourne à environ 1673 km par heure, mais parfois le monde s’arrête, tout simplement, pôles magnétiques ou pas. Et on arrête le monde rien qu’avec le poids de sa propre gravité dans ces moments de grande solitude.

-Quoi?

Elle sourit, du genre de sourire que les chats réservent à leurs jeux avec les souris, et ne bougea pas pendant ce qui me parut une éternité. Elle baissa la tête et passa les doigts dan son épaisse chevelure. Sa voix rebondit sur le crâne de la femelle préhistorique de soixante-sept millions d’années.

-Je plaisante, espèce d’idiot. Qui d’autre pourrais-je avoir envie de baiser, dans le coin, de toute manière. Ce n’est pas comme si l’offre était pléthorique. »

On aime être à nouveau en compagnie du shérif et de son chien. Retrouver cet homme cultivé, qui aime le Wyoming, les Cheyennes, la nature ici traversée d’éclairs alors qu’il monte un bel et indocile appaloosa, sa modestie, son humanité .

Ce roman reste fidèle à la ligne de cette série formidable marquée par le plaisir de l’aventure, l’intelligence des personnages, le fait qu’à chaque fois on apprend quelque chose sur le Wyoming, sur les Cheyennes, et que les paysages nous absorbent comme l’écriture, toujours de très bonne qualité.

Quelques bons extraits vous tenteront plus que ce que je pourrais dire, alors je m’en tiens là. En rencontrant outre un T-Rex, des Cheyennes, des tortues, du poison, deux Bobs, on n’a pas le temps de s’ennuyer.

Mais en tous cas j’aime toujours autant Craig Johnson, Walt Longmire et les siens. Il y aurait d’ailleurs beaucoup à dire de ces personnages, de série ou pas, qui entrent et restent dans notre vie et c’est parmi un des plus grands bonheurs de la lecture.

« La vie en chantier » – Pete Fromm – Gallmeister/Americana, traduit par Juliane Nivelt

« Prologue

Lorsqu’elle le lui dit, Taz est à genoux; à force de manier le marteau ses bras vibrent, palpitent et picotent. Il lève les yeux, les oreilles bourdonnantes, la pince à levier et les doigts coincés sous encore quinze centimètres de sous-plancher en kryptonite de malheur.

Les pouces accrochés à sa ceinture à outils, comme si finalement elle comptait s’attaquer au fichu lattis, Marnie le regarde avec un sourire en coin et répète sa phrase.

Il cligne des yeux, hausse un sourcil et libère ses doigts, les frotte pour en retirer la poussière.

-C’est vrai ? demande-t-il .

Tachant de contenir son sourire, elle commence à extraire un test de grossesse de sa ceinture, à peine un centimètre ou deux, avant de l’enfoncer à nouveau.

-L’aiglon a atterri. »

C’est toujours avec plaisir que je retrouve l’univers de Pete Fromm. Depuis l’exceptionnel « Comment tout a commencé  » ( qui reste mon préféré pour sa tension dramatique ) , il explore avec tendresse, douceur et lucidité ce qui constitue un couple, une famille, une fratrie. Il installe un décor, un fond dessiné par la situation géographique, économique et sociale de ses personnages, puis par touches délicates, il nous les rend vivants et attachants. Soudain arrive le grain de sable dans les rouages et parfois bien pire que le grain de sable, le cataclysme.

C’est certes un scénario qui pourrait se ressentir comme routinier, j’ai eu un peu peur au début…mais c’est sans compter avec l’écriture si belle de Pete Fromm. Ce n’est pas un lyrique, non, c’est un conteur « naturel » ( je veux dire par là qu’il a le genre du conteur au coin du feu sous les étoiles, à voix pas trop haute, vous voyez ce que je veux dire ? ), il a une voix douce, on sent l’observateur humaniste dans sa manière simple de dire les émotions, les expressions; et pour la perfection de l’ensemble, son ton n’est pas dénué d’humour. Et tout nous apparaît comme si on y était.

« Les derniers jours, Marnie l’aide avec les finitions, les chambranles, tout ce qu’elle peut faire debout, mais une fois, Taz rentre de l’atelier et la trouve allongée par terre, énorme, occupée à poser une moulure de revêtement sur la plinthe. Elle ne prend même pas la peine d’utiliser la cloueuse, parce qu’elle préfère enfoncer les petits clous à la main. Il éclate de rire.

-J’appelle SOS échouage?

-Qui ça?

Elle a des clous plein la bouche et parle comme Elmer Fudd.

-Tu sais, les bénévoles qui aident à remettre à l’eau les baleines et les dauphins échoués à l’eau. »

Ici, c’est un jeune couple, Marnie et Taz, qui attend son premier enfant et il faut préparer cette arrivée. Taz est un menuisier très doué et Marnie l’aide dans cette maison où tout est à faire. Ils sont pleins de vie et d’optimisme, même si le travail et donc l’argent ne sont pas toujours au rendez-vous. Ils ont la vie devant eux et c’est la vie qu’ils ont voulue. Ils sont le tenon et la mortaise. Mais très vite, page 43, tout se renverse, rien ne va comme prévu, Marnie meurt d’une embolie pulmonaire en accouchant de la petite Midge.

« Embolie pulmonaire. EP.

Il continue de se balancer, la tête entre les mains, répétant les deux mots à voix basse, encore et encore, sans parvenir à en saisir le sens.

Autour de lui, les ballons tremblotent chaque fois que l’air conditionné se met en route. Quelqu’un finit par passer un bras dans la chambre pour éteindre les néons aveuglants. Plongé dans la pénombre, le gigantesque ours en peluche de Rudy semble perplexe. »

Je me permets de le dire, c’est sur la 4ème de couverture et si je ne dis pas ça, impossible de parler plus du roman. Tout le roman compté en jours au fil de courts chapitres va nous mettre en compagnie de Taz qui doit tout d’abord penser à cette petite Midge. Qui est préparé à ça? Une vie de couple qui se retrouve démontée si brutalement. Perdre la personne qu’on aime, et avoir contre soi un petit être dont il faut prendre soin malgré la peine, la désolation, malgré la tristesse donner le goût de la vie à une enfant.

C’est là que Pete Fromm déploie son très grand talent  en nous racontant ce fil des jours fait d’insomnies, d’angoisses, d’épuisement et malgré ça du plaisir de voir cette petite pousser; il faut assurer le quotidien, nourrir, laver, endormir Midge, et lui parler et la choyer.

« Déposer Midge à la garderie, c’est un peu comme être pendu et équarri. Il tremble en s’éloignant, transpercé par ses cris. La femme lui assure que c’est normal, tout à fait naturel, mais Taz ne peut imaginer chose moins naturelle qu monde. Marnie l’accompagne jusqu’au pick-up. Tu vas t’en sortir, tu vas t’en sortir, chuchote-t-elle, encore et encore. »

Et travailler pour garder la maison. C’est là que vont intervenir le formidable et véritable ami Rudy, Lauren, la belle-mère qui s’avérera précieuse, et puis la baby-sitter, Elmo. Taz entretient une conversation muette avec Marnie en permanence, elle est dans sa tête, au-dessus de son épaule, elle n’est pas partie, et ce père tente d’imprégner Midge de qui fut sa mère biologique, en en faisant une héroïne dans le conte du soir…

« -Marnie, crie-t-il, réprimant un sanglot.

Puis, incapable de se retenir, il laisse le chagrin l’envahir, lui arracher les tripes et le vider de l’intérieur, le mettre sens dessus dessous. Ses côtes se contractent, son sternum se fissure. Il bascule sur le ventre te se roule en boule, le visage enfoncé dans le matelas, l’oreiller, étouffant d’énormes sanglots, trempant les draps. Il sent Marnie l’envelopper dans se bras et l’étreindre, comme elle le faisait de son vivant, comme s’ils ne pourraient jamais être assez proches.

-Oh putain, gémit-il. Oh Marn.

Elle lui frotte le dos, le caresse. Shh, shh, tout ira bien, tu vas t’en sortir;

Dans la nursery, Midge commence à pleurer. Taz se martèle les tempes avec les poings. Marnie lui attrape les poignets et l’attire contre elle. Shh shh. « 

L’écriture de Pete Fromm est encore plus puissante bien que sobre dans les passages où soudain Taz sent le vide et où le chagrin qu’il n’a pas eu le temps de libérer le broie avec violence. Ces passages sont brefs, mais d’une telle intensité qu’ils vous serrent l’estomac. Ce sont des moments fugaces parce que la vie quotidienne ne lui permet pas de céder à ce chagrin : il y a Midge. Il emmène le bébé à l’endroit secret où il se rendait avec Marnie, où il va lui apprendre à nager. Des scènes exceptionnelles, fortes, bouleversantes. Car Marnie est là, avec eux…Et c’est l’occasion pour Pete Fromm de mettre en avant la nature qui même blessée elle-même ( le secteur a brûlé ) console, berce, apaise… On ne peut pas oublier les premiers récits « Indian Creek », ou les nouvelles « Chinook » et  » Avant la nuit  » . Ce livre embaume le bois raboté et poli, la nature humide au bord de la rivière, dans l’endroit secret de Taz et Marnie, il y flotte des pulsions de mort, Taz peine à vivre, mais c’est sans compter l’opiniâtreté de Elmo et la joie de vivre de Midge. 

Je m’arrête ici afin que vous puissiez savourer le récit et sa fin magnifique, mais comme toujours, c’est une histoire sans faute, pudique, douloureuse mais lumineuse, qui nous fait aimer intensément ce petit groupe, Taz, Marnie, Rudy, Lauren et le duo Midge-Elmo, tellement émouvant.

« La vie en chantier », une histoire de vie et de mort, de naissance et de renaissance.

« Taz court et plonge, le monde se fait bulles, courant, silence et lumière, puis il aperçoit leurs mains, paumes ouvertes, prêtes à le tirer à la surface, à le ramener à l’air libre. »

« Whiskey » – Bruce Holbert – Gallmeister/AMERICANA, traduit par François Happe

 » EXODE

Août 1991

Cette fois, Claire ne partit pas sans crier gare, mais au bout d’une longue suite d’attentions quotidiennes destinées à montrer à Andre toute l’affection qu’elle avait pour lui – des petits mots dans son panier-repas, ses desserts fruités préférés, des cassettes de films sur la Mafia, des bains moussants, une croisière en ferry jusqu’en Alaska et une télévision grande comme le Rhode Island – attentions qui toutes le touchèrent profondément, bien qu’il lui fût impossible d’ignorer ce qui motivait ces largesses. Le matin, pendant des heures, elle essayait de lui expliquer qu’il était sa raison de vivre, mais ce besoin impérieux de convaincre ne faisait que témoigner du contraire. Il n’y eut pas de  dernière goutte d’eau, pas de vase qui déborde, pas de dispute, pas de portes qui claquent, pas de vaisselle cassée, ni aucune de ces scènes que l’on associe habituellement à un mariage en plein naufrage. Simplement, une obscurité s’installa peu à peu autour d’eux, et au bout d’un moment ils s’aperçurent qu’ils ne pouvaient plus rallumer la lumière, ni ensemble, ni séparément. »

Superbe accroche pour ce roman, le troisième de Bruce Holbert. J’avais déjà eu de gros coups de cœur pour les précédents  : « Animaux solitaires » et « L’heure de plomb »

Ce dernier ne déroge pas au coup de cœur et Bruce Holbert est pour moi toujours au-dessus du lot; il me laisse, fermant le bouquin, lectrice totalement satisfaite. C’est en particulier grâce à son écriture bien reconnaissable, une forte personnalité que cet auteur m’emballe. Rencontré à Lyon il y a quelques années, il m’avait beaucoup amusée avec une anecdote sur sa grand-mère et son cheval. La narration est assez sobre, voire sèche, nerveuse, alternant des phrases courtes se contentant de relater des faits, des actes et sans grand étalage tapageur de sentiments, et de plus longues tirades où s’invite la poésie, le tout relevé par un humour à froid que j’affectionne.

«  »-Toute ma vie, nous avons mangé dans des assiettes en carton et avec des fourchettes et des couteaux en plastique, dit Andre.

-Pourquoi cela? demanda Claire.

-Parce que nos parents n’arrêtaient pas de casser les vraies en se les jetant au visage. Et sur nous, à l’occasion.

-Seulement si on n’avait pas la bonne idée de se baisser, répondit Smoker. Ça n’avait rien de personnel, c’était comme la gymnastique pendant les cours d’éducation physique. Parfois, la personne à coté de toi te donne un coup de pied ou une claque. Ça fait partie du cours. »

Comme vous le lisez dans ce début du livre, dire la fin d’un amour en quelques mots si bien ajustés, c’est déjà assez rare et d’une qualité d’expression de haut niveau. Donc ce roman sobre, beau, violent quelquefois, souvent plein de poésie, en particulier dans les scènes de la nature, est une photographie très juste de l’existence.

Bruce Holbert  pourra désarçonner certains lecteurs par ses bonds répétés d’une époque à une autre, imposant une gymnastique mentale et une bonne concentration pour suivre les fils, ceux des histoires de cette famille, de sa fondation (Genèse octobre 1941- novembre 1950 ) jusqu’à sa conclusion (Exode octobre 1991 ). Entre les deux s’insèrent les chapitres « Lamentations », pour les années 80.  Des années 50 aux années 90, ces chapitres aux titres bibliques dénotant un certain humour  – car nos héros ne sont pas très catholiques – vont nous conter l’attachement inattaquable que se portent deux frères, Smoker et Andre, métissés de sang indien. Sur quoi se connectent Peg et Pork, parents douteux. Peg gamine:

« Elle n’était pas de ces enfants turbulents qui subissent une mauvaise influence, elle était la méchanceté même. »

 puis leurs histoires d’hommes mariés, séparés, remariés et puis seuls. Smoker épousa Dede, et Andre, Claire (deux fois ).

« La nuit, quand il avait suffisamment picolé, Andre appuyait ses mains l’une contre l’autre, comme pour prier, puis il les écartait et imaginait le visage de Claire entre ses paumes. Il avait déjà rencontré des femmes plus séduisantes, mais aucune ne lui avait autant donné envie d’une existence différente de celle qu’il vivait. »

Smoker a une petite fille, Bird, que Dede a confié à une communauté en marge, au fond des montagnes, et ce roman va essentiellement raconter le road trip des deux frères à la recherche de Bird, retracer tortueusement l’histoire familiale placée sous le signe du whiskey et des ruptures. Les liens se délitent plus ou moins violemment, mais restent les deux frères aux sentiments variables et tumultueux mais que rien ne séparera.

« Claire[…] se rendait compte qu’elle ne comprenait pas davantage pourquoi elle était attirée vers Andre et, à travers lui, vers Smoker et les autres. Pourtant elle restait à part. Ce n ‘était pas une question de race; Smoker et Andre, à la fois blancs et indiens, semblaient incapables de voir en eux la frontière où se rencontraient ces deux parts égales, et ils paraissaient même s’en désintéresser. Ils étaient des tas de choses à moitié, et rien en totalité, mais elle s’apercevait que ce n’était pas la race ni une culture qui les divisait ainsi. C’était ce qu’ils n’étaient pas, et non pas ce qu’ils étaient. »

Je vous passe les détails, métiers, études, vices et vertus, aventures et mésaventures, simplement il y a là une « pâte » humaine d’une grande vérité, des pages superbes quand Andre et Claire partent en lune de miel dans la nature, les levers et couchers de soleil, la nuit étoilée, la petite Bird aussi. Il y a évidemment beaucoup d’émotions, rattrapées par l’urgence dans laquelle se trouvent les personnages d’avancer d’abord et encore. Second mariage de Claire et Andre:

« Bien décidée à prendre un départ plus favorable cette fois, Claire entraîna Andre jusqu’à une cabane de poseurs de lignes abandonnée, située à mi-hauteur de Bonaparte Mountain. Ils emportèrent leur nourriture et burent l’eau d’une source. Le premier jour, le temps fut lourd et humide, mais les nuages se dispersèrent dans la nuit. Dans leurs duvets jumelés, Andre lui montra les points de repère dans le paysage, des silhouettes qui se découpaient sur l’horizon, ainsi que des étoiles et des planètes. Il y avait une petite tache pâle, et Claire affirma que c’était Mars. Ce n’était pas le bon quadrant, Andre le savait, mais l’exactitude lui parut être une contrainte fastidieuse. Il commença alors à inventer pour elle des mythes à propos de tel rocher ou tel animal qu’il étayait en brodant sur des histoires indiennes, et quand il fut à court de ces dernières, il fit appel à Hans Christian Andersen . Elle s’endormit avant qu’il se fût lassé de mentir et, seul au milieu du silence, il se félicita d’avoir fait tenir son mariage jusqu’au deuxième jour. »

C’est le lien entre Andre et Smoker que j’ai préféré, viril et aléatoirement inconditionnel mais où persiste une tendresse liée à l’enfance. J’ai beaucoup aimé les femmes du livre aussi, même  – et peut-être surtout  – Peg qui n’est pas un prototype de bonté et de douceur et c’est ce en quoi je remercie Bruce Holbert car de cette femme, il a su ne pas faire seulement une « mauvaise mère et mauvaise épouse  » mais aussi une femme au caractère déplorable qui lui permet d’être libre, ou qui essaye maladroitement de l’être… ça ne va pas sans dommages, je le concède . Au fil des pages, s’amènent les drames, les chagrins, les beuveries monstrueuses aussi, et tout est dit avec une pudeur, un parfait dosage d’émotion sans débordements. Il ne porte pas de jugements sur ses personnages, il les raconte, c’est tout. Et pour ça, bravo. Parfois on a envie de dire de l’un ou de l’autre : mais quelle ordure ! et quelques lignes plus loin, on pense autrement.

Beau livre plein de force, plein de sobriété et d’une grande finesse. On y parle de l’inéluctable, de l’inévitable, du probable et du fatal; en amour, en amitié, et dans la vie en général. Bruce Holbert met ses personnages sur des voies et regarde comment ils y avancent, reculent ou bifurquent…

« Dehors, les nuages barbouillaient la lune de jaune. Les flocons qui tombaient s’amassèrent sur la veste de Smoker. Ça n’avançait pas à grand-chose de déterminer le temps qu’il allait faire si on n’avait pas le pouvoir de le faire venir plus vite ou bien de l’éviter. C’était comme prévoir une gueule de bois – savoir qu’elle était imminente ne la rendait pas moins inéluctable. »

Une fois encore, un auteur américain m’a emmenée dans son pays, chez les gens de son pays, me faisant approcher cette Amérique où on porte une arme, où on chasse le cerf, où on boit chez Eddie jusqu’à rouler par terre et où planent encore les légendes indiennes.

Une famille qui de génération en génération peine à trouver un équilibre, peine à se stabiliser, et on peut dire même… qu’elle n’y parvient pas. Des vies écrites sur un cahier de brouillon, griffonné, raturé, mais bien rempli…Castrant veaux et bouvillons, Pork et ses fils chantent à tue-tête Streets of Laredo

Très belle lecture, à la fois remplie d’action – eh oui ! il se passe plein de choses ! –  et émouvante, drôle, rêche d’un côté et douce de l’autre. J’ai beaucoup aimé et Bruce Holbert reste parmi ceux qui ne me déçoivent pas.

« Le regard d’Andre se perdit dans le crépuscule, puis dans la nuit qui s’installait. Le dôme céleste semblait posé sur lui. Il avait entendu dire que la chose la plus étonnante à propos de l’espace était la quantité de néant qu’il y avait dedans, mais ce soir, il donnait l’impression de pouvoir contenir tout ce que l’on dit qu’il renferme. Andre avait envie de n’être qu’une particule de sel, traversant en un éclair les parois rocheuses, les prairies jaunes, les pins, les mélèzes, les ormes et les bouleaux à l’écorce blanche qui bordaient les ravins. Il se sentit transporté par une sensation de légèreté. »

« Au nom du bien » – Jake Hinkson – Gallmeister/AMERICANA, traduit par Sophie Aslanides

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Richard Weatherford

Le portable posé sur ma table de nuit se met à vibrer juste avant le lever du jour. Je crains d’abord que quelque chose soit arrivé à un membre de ma paroisse. Plus d’une fois, j’ai été réveillé par l’annonce d’un accident de voiture, ou d’un incendie qui a ravagé la maison d’une famille, ou par l’appel d’un paroissien bouleversé par le pronostic pessimiste d’un cancérologue. Ne prenant qu’un instant pour me frotter les yeux et sortir du sommeil, je me prépare à entendre une affreuse nouvelle de ce genre, mais lorsque j’approche l’écran bleu de mon visage et que je vois le numéro de Gary s’afficher, j’étouffe un juron. Je sors du lit le plus doucement possible et, le téléphone tressautant dans ma main, je réussis à traverser la chambre sans réveiller ma femme. »

C’est le troisième roman que je lis de Jake Hinkson et une fois encore me voici enthousiaste. Le genre de livre qu’on lit d’une seule traite, parce que cet écrivain a quelque chose qui fait jubiler dans son écriture, dans son esprit et son humour un rien tordus, bref, j’adore son acidité, son air de ne pas y toucher et qui pourtant frappe fort .

Le livre est construit en courts chapitres qui donnent la parole à quelques uns des personnages principaux de cette histoire. Jake Hinkson, comme il sait si bien le faire, mord les mollets des religieux de tout poil, il dessine un portrait des tartuffes modernes et on sent le plaisir infini qu’il y prend, et la rage contenue qu’il y met.Tout ça avec un calme olympien dans le ton et la construction du livre, classique dans sa forme polyphonique, mais bien moins dans la manière d’aborder le sujet, cet éternel sujet du Bien et du Mal  – avec des majuscules – de l’hypocrisie et du flou dans lequel se trouvent les hommes face à ce concept. Et ici, précisément un homme qui théorise à souhait sur ces deux notions.

Quand Richard, seul en son église, adresse une prière à Dieu…

« Devrais-je confesser mes secrets les plus intimes, Seigneur? […]

Non, mon secret le plus intime, celui que j’ai caché à tous, y compris à moi-même, c’est que je ne sais pas si tu es vraiment là.

Ai-je jamais ressenti ta présence? Je commence à en douter. »

Je n’y vais pas par quatre chemins, j’aime Jake Hinkson, j’ai aimé les 3 romans, celui-ci inclus, que j’ai eu le plaisir de lire. Je partage volontiers son esprit vache, pince-sans-rire. Je sais son goût pour le cinéma et ce livre m’a paru être un chouette scénario, avec ce pasteur, prédicateur si honorable et son effroyable double-jeu qui commence dès la première page. Oui, ce serait un bon film… ( j’ai envie de dire : comme tout ce que j’ai lu de Jake Hinkson ) .

Richard Weatherford, prédicateur de sa paroisse, est un notable, marié et père de 4 enfants; son épouse Penny l’assiste dans ses tâches avec bienveillance et un esprit très fin, qui s’avérera aussi très lucide et clairvoyant. Ce coup de fil de bon matin est le déclencheur d’une dégringolade pour  Weatherford – croit-on –  et le récit se déroule en trois parties, Samedi matin – Samedi soir – Dimanche matin, un an plus tard. Un temps court donc pour l’action principale, sans temps mort et qu’on lit sans lâcher.

Richard puis Penny Weatherford, Brian Harten, Gary Doane et Sarabeth Simmons vont raconter les faits. La clé de l’intrigue, c’est Gary qui va faire chanter Richard pour une raison que vous découvrirez vous-même. Brian va entrer dans le jeu pour des raisons tout à fait différentes. Mais Gary et Sarabeth, les deux figures auxquelles on s’attache le plus, seront les éléments majeurs de la tragédie générée par le bon pasteur; et forcément tous ces personnages seront perdants. Sauf Richard, que Dieu protège, sans doute …!

Petit tour des personnages, Brian Harten, en slip. Les sbires d’un créancier ( le petit vegan qui se chicane avec son collègue – le gros mangeur de hamburger bien gras ) viennent confisquer sa voiture:

« -Posez ma putain de voiture, je hurle.

J’avance vers le petit bonhomme.

-OK, le gars en culotte, il dit, vous reculez. Si vous voulez gueuler après quelqu’un, prenez le téléphone, et gueulez contre vos créanciers. Nous, on peut pas vous aider.[…]

Je recule d’un pas et lui mets une droite. Je sais pas pourquoi. C’est franchement con. Je suis là, dehors, avec seulement un caleçon entre ma bite et le monde entier et je lui mets un pain.

Je le chope en pleine figure, mais ça me fait plus mal à la main qu’à lui, et tout à coup, il se transforme en Jason Bourne. Il me cogne trois fois avant que je puisse parer, puis il me cisaille les jambes et je me retrouve par terre. Un dernier coup de poing en pleine face pour être sûr que j’aie bien compris.

Je me recroqueville. Il recule et me traite de connard.

Le gros se marre comme une baleine. »

 

Gary Doane, brillant élève puis décrocheur dépressif sévère:

« J’ai travaillé avec une thérapeute pendant un moment. Je lui ai raconté que c’était juste devenu trop pour moi. La vie. Vivre. Me promener en étant une personne avec un nom et une identité. À un certain moment, c’était juste devenu absurde pour moi. Pourquoi ai-je un nom ? Une série de petites lettres qui vont sur les papiers, les formulaires ? Pourquoi ça me définit ? Derrière toutes ces conneries, on n’est qu’un animal qui respire, qui mange, qui chie, qui baise, et qui crève. »

Sarabeth Simmons, caissière, vie commune avec sa mère et un beau-père qu’elle exècre, Tommy qui détient pas mal de choses dans la ville.

« Mon cerveau. Il est tout le temps en train de mouliner. Je dois être une vraie débile, pour me retrouver là où je suis maintenant, vu tout ce que je réfléchis. 

Putain d’idiote.

Honnêtement, il y a pas un mec qui m’a traitée mieux que Gary. Il est vraiment super gentil avec moi. C’est un gars gentil.[…]

Je passe de l’autre côté d’une colline et j’arrive près d’une petite Church of Christ avec une pancarte faite de lettres en plastique qu’on peut déplacer. Le message de cette semaine, c’est : DIRE NON À JÉSUS C’EST DIRE OUI À L’ENFER.

OK. On n’est pas à New York ici, ni à L.A., ni à Little Rock. On est même pas à Eureka Springs. On est dans l’autre moitié du monde. Gary et moi, on a grandi à Stock, et à Stock, être gay c’est encore un péché. Et pas un petit péché comme jurer, par exemple. En dehors de maltraiter un enfant ou tuer quelqu’un, c’est à peu près ce qu’on peut faire de pire. Toute ma vie j’ai entendu ça, et mon cul de païenne a même pas fréquenté les bancs de l’église. »

Et puis Penny, qui fait de la peine…

« Mais je n’aime plus Richard depuis des années. Je peux faire beaucoup de choses pour ce mariage. Je peux montrer un visage avenant au monde, et je peux porter des enfants et les élever. Je peux ravaler ma fierté et me rabaisser si c’est le prix à payer pour garder le visage de Sœur Penny Weatherford. Comme ma mère me l’a appris, tout l’intérêt de présenter un visage au monde est de convaincre ce même monde qu’il est vrai, parce qu’en faisant cela, il devient votre vrai visage. Mais la seule chose que je ne peux pas faire – la seule chose que je refuse de faire –  c’est l’aimer. Je resterai avec lui, mais ma fierté ne me fera pas aimer un homme qui ne m’aime pas en retour. »

Mais Penny se vengera des humiliations subies:

« Il fronce les sourcils et attrape la poignée de la porte, qu’il tourne. Il ouvre de quelques centimètres avant que je referme d’un coup de pied.

-Qu’est-ce que tu fais?

-Mets-toi à genoux, Richard.

-Je…

-Tu n’as pas besoin de dire quoi que ce soit. Mets-toi à genoux, Richard. Maintenant. Ne m’oblige pas à répéter.

Il me regarde, la bouche ouverte, cherchant ses mots. Il essaye de m’adresser son sourire incrédule, cette grimace fausse qu’il utilise comme un gourdin, mais il n’arrive pas bien à le faire. Il ne peut plus recourir à aucun de ses anciens trucs, il ne peut plus être le Richard qu’il a été jusque-là. I ne peut plus se débarrasser de moi comme avant.

Le fait de le voir enfin se mettre à genoux me fait mouiller.[…].

Je me penche et l’attrape par le cou.[…] J’écarte les jambes et j’attrape la tête de Richard en saisissant une poignée de cheveux dans mon poing. Je pousse son visage entre mes cuisses. L’eau coule de mes cheveux, se mêle à ma sueur, et tombe sur son front, dans ses yeux.

-Lèche. »

Jake Hinkson à Lyon

Quant à Richard le cher pilier de la communauté, toujours droit, aimable et pondéré, il va mener un bal sordide de bout en bout, et vous verrez que la morale, religieuse ou non, est ici très aléatoire. En virtuose, Jake Hinkson décrit avec une virulence froide cette petite ville de l’Arkansas prête à élire Trump; on écoute, sidéré, les discussions à table de la famille Weatherford, si apte à entraîner les ouailles dans ses choix et ses opinions.

« -Papa, comment c’est possible qu’il y ait des gens qui pensent qu’on descend du singe?

-Je ne sais pas, mon fils. Hitler a dit que si on veut que les gens croient un mensonge, il suffit de le répéter sans cesse. Les anticléricaux ne cessent de répéter leur discours sur l’évolution et les gens l’acceptent sans le remettre en question. Ils entendent des hommes instruits avec des diplômes impressionnants qui pérorent sur les singes, les fossiles, que sais-je d’autre, et ils se disent: « Bon, je n’y comprends rien, mais je suppose que ça doit être vrai si ces types intelligents le croient. »

Et surtout on voit cet homme si sûr de lui, de son influence, de son image tellement respectable qu’elle en devient incontestable et qui après un petit malaise va orchestrer un drame épouvantable.

Richard est pour moi un monstre de froideur, d’égoïsme, d’hypocrisie. Il se regarde dans la glace sans broncher, il s’auto-congratule, s’auto-apitoie, et même s’auto- satisfait au lieu de combler les manques sexuels de Penny. Richard Weatherford, quand vous le découvrirez, risque de vous faire bondir tant il est répugnant sous ses airs doucereux. J’ai aimé par contre beaucoup Gary et Sarabeth, ces deux jeunes amoureux si touchants, ancrés dans leur temps alors que ce temps dans cette petite ville recule et recule encore sous l’influence sordide des puritains en reprise d’influence. Gary et Sarabeth, de ces jeunes tués d’ennui dans les villes de l’Arkansas. J’ai aimé ces deux jeunes gens.

Roman excellemment noir, encore une fois Jake Hinkson descend en flèche ces églises qui défendent ce qu’il y a de pire, et dans cette ambiance de crimes, de péchés, de mensonges et de chantage, il signe encore un formidable roman, jubilatoire et qui met en pétard jusqu’à la fin. Bref, j’ai adoré !