« Évasion » – Benjamin Whitmer – Gallmeister/Americana, traduit par Jacques Mailhos

« Par la fenêtre, les montagnes scintillent, hirsutes et grises derrière la neige qui tombe, sous un soleil comme une lanterne qu’on abaisserait entre les pics. Mopar regarde. Travaille à se calmer. Respire, tête de nœud. C’est le premier coucher de soleil que tu vois en dix ans. Respire. »

J’attendais ce troisième roman depuis longtemps et le voici, plus long que les deux précédents, plus dense aussi, mais j’ai retrouvé ici l’écriture impressionnante de Benjamin Whitmer et son sens de la construction dans ce roman. Cette histoire impossible à brosser en quelques mots est en fait une mosaïque d’histoires et de destins qui furent plus ou moins imbriqués ou éloignés à un moment donné et qui du fait de cette évasion se percutent se fracassent et se racontent. À la manière de Whitmer, talentueuse:

« C’est Adam Belligham, le directeur adjoint. Un homme en début de cinquantaine, au teint terreux et au menton fuyant qui file tristement se tapir sous son nœud de cravate, aux misérables yeux marron qui ont constamment l’air de vous supplier de faire comme s’ils n’existaient pas. Mais il ne faut pas le juger aux apparences. Vingt-quatre années plus tôt, Bellingham avait filé en France et en était revenu avec plus de médailles qu’on ne peut en transporter dans un grand seau. Il est exactement l’homme que Jim n’a pas envie de voir en cet instant précis. »

Évasion spectaculaire de douze prisonniers à la prison d’Old Lonesome, Colorado, au pied des Rocheuses. C’est l’hiver 1968, un bon gros hiver plein de neige, de glace et de blizzard, une mobilisation conséquente va se mettre en place pour rattraper les fuyards, morts ou vifs.

« C’est le genre de tempête qui vous fait regretter jusqu’au dernier de vos petits mensonges minables. Garrett et Stanley ne sont qu’à mi-chemin d’Old Lonesome et la neige tombe par plaques, la voiture progresse en dérapant contre la blanche déflagration du faisceau de ses phares. »

Il y a donc là ce qui va constituer la trame formelle du roman : le groupe des détenus, le groupe des gardiens de prison, les journalistes locaux, un traqueur d’exception et une dealeuse d’herbe qui sait que son cousin est parmi les fuyards et veut le retrouver. Les 63 chapitres alternent les points de vue, et sont titrés selon ces différents groupes, le détenu, les journalistes, le traqueur, la hors-la-loi pour la plupart, avec ici et là quelques « écarts » avec Bad News ( nom d’un personnage ), le directeur, les gardiens, la ville.

« Vivre dans cette ville, c’est comme se faire étrangler, mais très lentement. Le genre de mort lente et suffocante à laquelle on met une vie entière à s’habituer. Et puis on meurt. »

 

( Ry Cooder and the Chicken Skin – « At the dark end of the street  »  )

Le directeur

« Il est assis à son bureau, il mange un blanc de poulet rôti avec un couteau et une fourchette en fixant le grand tableau sur lequel sont punaisées les photos des évadés. Il se voit déjà en train de finir son poulet, s’essuyer les mains avec sa serviette en tissu puis marcher jusqu’au tableau et tracer une croix sur le visage de Billy Hughes. Après il a prévu de s’allumer une nouvelle cigarette. Mme Jugg n’a pas besoin de savoir combien il en fume. »

Un journaliste :

« Le soleil s’est couché et il ne reste plus rien à voir du crépuscule. Ce qui ne signifie pas que ce soit déjà tout à fait la nuit noire. C’est un truc que Stanley a l’âge d’avoir appris. Les choses deviennent toujours plus noires. Quiconque n’a pas compris ça vit dans un autre monde. »

Pourquoi LE détenu ? Parce que l’on suit particulièrement Mopar, le cousin de la hors-la-loi Dayton. Mopar est mon personnage préféré pour plein de raisons et quelles que soient les actions violentes dont il use, c’est une humanité authentique, loin des images d’Épinal, c’est un réalisme cru, loin de la béatitude simpliste qu’on met parfois dans ce terme d’humanité. Tout dans ce livre nous crie que l’humanité n’est pas bonne ou mauvaise, mais est tout ensemble, l’humanité est errante et dissonnante, et Mopar en est un merveilleux exemple.

Le détenu, Mopar:

« Mopar n’a jamais été vraiment stupide. Mais il n’a jamais non plus été capable de repousser la moindre mauvaise idée. Une fois qu’il a un truc dans le crâne, il le rumine et le rumine jusqu’à ce qu’il en ait bien tiré le jus, ou qu’il n’en reste plus que de la poussière. Il y a les emmerdes qu’on vous refile, et il y a les emmerdes que vous vous créez vous-même. Mopar excelle dans cette catégorie. »

Le traqueur, Jim Cavey :

« Jim se souvient d’une autre évasion hivernale. Il n’y avait que lui et le Vieux, à cheval. Ils avaient traqué trois détenus jusqu’à une masure habitée par une famille mexicaine à une vingtaine de kilomètres de la ville. Il y avait un père, une mère et une fille à peu près du même âge que Jim à l’époque, onze ans peut-être. La fille était malade, terrorisée, enveloppée dans une couverture sur les genoux de sa mère, et elle frissonnait comme si elle avait de la fièvre. Elle cachait son visage au Vieux et à Jim. Elle tremblait et pleurait. Jim avait peur d’elle, et lui aussi avait envie de pleurer. »

Mais je n’ai pas l’intention de résumer ce roman impossible à résumer. La préface de Pierre Lemaître vous éclairera sur l’homme Whitmer, sur ses failles et sa force, mais cette préface confirme absolument ce que je trouve dans cette écriture. On trouve aussi dans ce roman de nombreuses références littéraires sans étalage tapageur, et l’homme en connaît un bout sur le sujet. Donc, ce dont je veux parler surtout et avant tout c’est de l’écriture de Benjamin Whitmer. Comment décrire cette force désespérée qu’il déploie ici avec tant de talent ? Sa manière d’écrire dans ce roman-ci est parfois théâtrale ou cinématographique – le présent pour décrire les scènes de la traque se lisent comme des didascalies- en phrases rythmées comme il sait le faire, parfois brèves et sèches et parfois en tirades plus longues, et au passé pour la narration de l’histoire de chacun des personnages – et il nous en raconte, des histoires de vies tordues-.Sans oublier de chouettes bordées d’injures ( oui, j’aime beaucoup ça ) 

« Bon Dieu de bordel de Christ boîteux ! »

« Bordel de merde miséricordieuse ! »

Il est évident que Whitmer n’est pas là pour nous réconforter, c’est noir, noir, noir et très violent. Comme l’est cet endroit, ce temps, comme la prison est violente, comme la police est violente.

« Ce monde n’est pas fait pour que vous vous en évadiez. Ce monde est fait pour tenir votre cœur captif le temps qu’il faut pour le broyer. »

Pourtant tout ça est traversé de moments de grâce totalement bouleversants par leur inattendue douceur ou par leur désespoir profond, par les soudaines faiblesses de ces durs à cuire, et par des parenthèses pour reprendre souffle, se remettre des pieds gelés et du cœur brisé, même si à la page suivante on a bien compris qu’il n’y a de remède ni aux pieds gelés ni au cœur brisé.

Mopar

« Il faut qu’il se protège du vent jusqu’à ce qu’il trouve un manteau. Mais le vent est partout. Il balaye tout par vagues, couvre le sol de neige. Pas un seul arbre dans le coin. Pas même une foutue branche pour briser la blancheur générale. S’il n’y avait pas de montagnes là-bas, juste à l’ouest de ce qu’il peut voir, il marcherait volontiers droit vers le néant, comme un idiot. Il faut vraiment être un crétin d’une race spéciale pour entretenir ce genre de pensées, se dit-il. »

« Je suis tellement fatigué, putain.

Il y a des trucs que vous vous dites que vous referez jamais. Des trous dans lesquels vous ne tomberez pas. Mais parfois, c’est moins dangereux de simplement se laisser glisser au fond de ces trous, de s’y cacher, d’attendre. Mopar se laisse glisser comme ça, juste une seconde. »

Vous allez croiser ici des femmes et des hommes bons et mauvais à la fois, certains penchant bien évidemment d’un côté ou de l’autre de manière plus ou moins vertigineuse, y sombrant ou y surnageant.

Tante Patsy

« Elle a l’air de s’être maquillée à l’aide d’un miroir tordu juste ce qu’il faut pour que tout se retrouve décalé d’un demi-centimètre. Mais ce n’est pas le maquillage. Le visage de Patsy à été plus souvent refait que le carburateur du pick-up de Dayton. »

Molly

« Le nez un peu tordu de Molly. Ces yeux capables de vous arracher le cœur par la trachée. »

Marjorie

« Il y a des moments où l’on peut voir exactement ce que l’on a fait à la vie de quelqu’un. Ils sont rares, mais ils existent. Marjorie, toute seule dans cette chambre de motel, bourrée au vin pas cher, pleurant sur l’épave qu’il a fait d’elle. Clamant qu’elle n’avait jamais voulu être avec personne d’autre. Mais qu’elle ne pouvait simplement pas supporter un jour de plus avec Stanley. »

(Stanley :« Sa barbe, son caban bleu, son costume orange sont comme une aube criarde sur une fumée de cheminée d’usine. » )

Avec leur passé, leurs histoires cabossées et douteuses, tous tentent de survivre quitte à pour cela tuer l’autre. Peut-on dire qu’il y a de vrais méchants et de faux gentils? Et de vrais gentils, de faux méchants? Je crois, oui, comme dans la vie. Il y a dans ce livre de fabuleux face à face, comme celui entre Mopar et Charles, le géant noir père de famille. Il y a des fenêtres claires sur de jolis moments revécus alors que la neige glace les os. Et le chapitre 50, une perfection à lui tout seul.

C’est ainsi, Benjamin Whitmer me touche avec une force assez déstabilisante  moi qui suis plutôt pacifique; il y a bien peu chez l’auteur de foi en l’humanité – peu de foi que je partage – , en la justice ou en quelque autre réparation ou consolation de nos douleurs. 

« Les pensées qui te viennent quand tu peux pas dormir. Celles qui te murmurent à l’oreille que t’es un abruti de te donner tout ce mal pour vivre un jour de plus. Qu’il n’existe ni abri ni réconfort en matière de souffrance et que même s’il en existe tu ne les mérites pas vu le genre de con que tu es. »

Il y a dans tout ça une grande pudeur, oui, une grande pudeur qui ressort dans une multitude de petites phrases comme ici, la pudeur des durs qui se fendillent:

« De l’eau coule des yeux de Mopar. Il le sent. Il ne s’agit pas tout à fait de larmes, mais il ne s’agit pas non plus tout à fait d’autre chose. »

Cet auteur me remue profondément, cette vision anxieuse, inquiète et rebelle, son regard lucide sur les hommes et le monde, et la société de son pays…tout ça me touche parce qu’il sait le dire si bien. L’écriture et le tempérament de l’auteur donnent sa qualité à ce livre qui sans ça serait un livre noir de plus bien violent, une traque un peu languissante ainsi paralysée par l’hiver. L’écriture donc, qui met Benjamin Whitmer au-dessus du lot en tous cas pour moi.

« Peu importe combien d’amour il y a dans le monde, cela ne suffit pas. Pas pour la paix et la lumière ni le soulagement de la douleur. Peu importe combien d’amour il y a dans le monde, cela ne suffit pour rien du tout. »

Il est évident qu’il faut saluer la traduction de Jacques Mailhos, parfaite, et je termine avec ces phrases de la fin qui certes n’éclairent aucun horizon, lucides, âpres et dépressives:

« Parce qu’on survit. C’est tout ce qu’il y a. Il n’y a rien dans ce monde qui vaille qu’on vive pour lui, mais on le fait quand même. On n’y pense pas, on se contente d’avancer. On survit et on espère seulement qu’on pourra s’accrocher à un bout de soi-même qui vaille qu’on survive. »

 

Pour ma fille, et les premières neiges à Montréal

Ma fille m’a annoncé les premiers flocons sur Montréal, elle les attendait avec impatience…Ici, pas encore, mais je pense à elle. Alors, un poème et une chanson québécoise, pour elle.

 

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Il a neigé

Il a neigé la veille et, tout le jour, il gèle.
Le toit, les ornements de fer et la margelle
Du puits, le haut des murs, les balcons, le vieux banc
Sont comme ouatés, et, dans le jardin, tout est blanc.
Le grésil a figé la nature, et les branches
Sur un doux ciel perlé dressent leurs gerbes blanches.
Mais regardez. Voici le coucher de soleil.
À l’occident plus clair court un sillon vermeil,
Sa soudaine lueur féérique nous arrose,
Et les arbres d’hiver semblent de corail rose.

François Coppée

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Soleil d’hiver

Promenade , dimanche, à Avenas…Enfin la lumière et un peu de chaleur ! La chansonnette des ruisseaux nourris de la neige qui fond, les oiseaux soûls de soleil qui gonflent leur plumage en pépiant, la blancheur, le bleu du ciel et le vert des prés gorgés d’eau :  mieux que des vitamines !

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« Quelle flamme pourrait égaler le rayon de soleil d’un jour d’hiver ? »

Henri David THOREAU


Février…

Common_Blackbird_by_Marco_Hebing_mFévrier (Le merle)

 

Un oiseau siffle dans les branches

Et sautille, gai, plein d’espoir,

Sur les herbes, de givre blanches,

En bottes jaunes, en frac noir.

C’est un merle, chanteur crédule,

Ignorant du calendrier,

Qui rêve soleil, et module

L’hymne d’avril en février.

Lustrant son aile qu’il essuie,

L’oiseau persiste en sa chanson ;

Malgré neige, brouillard et pluie,

Il croit à la jeune saison.

Il gronde l’aube paresseuse

De rester au lit si longtemps ;

Et, gourmandant la fleur frileuse,

Met en demeure le printemps.

A la nature il se confie,

Car son instinct pressent la loi.

Qui rit de ta philosophie,

Beau merle, est moins sage que toi !

 

 Théophile Gauthier

crocus neige

 winter

Février

Aux pans du ciel l’hiver drape un nouveau décor ;

Au firmament l’azur de tons roses s’allume ;

Sur nos trottoirs un vent plus doux enfle la plume

Des petits moineaux gris qu’on y retrouve encor.

 

Maint coup sec retentit dans la forêt qui dort ;

Et, dans les ravins creux qui s’emplissent de brume,

Aux franges du brouillard malsain qui nous enrhume

L’Orient plus vermeil met une épingle d’or.

 

Folâtre, et secouant sa clochette argentine,

Le bruyant Carnaval fait sonner sa bottine

Sur le plancher rustique ou le tapis soyeux ;

 

Le spleen chassé s’en va chercher d’autres victimes ;

La gaîté vient s’asseoir à nos cercles intimes…

C’est le mois le plus court : passons-le plus joyeux

 

Louis-Honoré Fréchette

Courage ! Bientôt le printemps !

fleurs neige

 » Hiver vous n’êtes qu’un vilain… »

 » Dans le silence de l’hiver, je veux revoir ce lac étrange

Entre le cristal et le verre, où viennent se poser des anges. »

(« Je reviendrai à Montréal » Robert Charlebois- paroles Daniel Thibon )

               

 

Hiver 1788

« L’hyver a été très rigoureux. Le froid a commencé le 20 novembre 1788 et a tous les jours augmenté jusqu’au 13 janvier, à l’exception du jour de Noël que l’on crut être arrivé au dégel, et de deux autres jours où il tomba de la neige. Le vent du nord qui domina pendant tout le temps à la suite des brouillards qui avoient tenu pendant 15 jours au moins et qui avoient occasionné une épidémie connue sous le nom de Brienne, ne permettoit presque aucune communication d’une paroisse à une autre. Les chemins remplis de glace étoient impraticables et causèrent beaucoup d’accidents. La farine devint si rare même dans les villes, que le dimanche 4 janvier, M. le lieutenant général de Villefranche et M. le procureur du Roi firent perquisition dans les maisons de Saint-Georges et firent enlever, au profit de leur ville, 14 sacs de farine qu’ils payèrent et qui n’étoient pas absolument nécessaires aux propriétaires. M. Rey, lieutenant général de police de Lyon, fit des prodiges en procurant du pain à cette ville et 800 bennes de charbon de terre qui arrivaient tous les jours. Le Rhône et la Saône gelèrent dans le courant de décembre et les glaces ne partirent que le 17 janvier depuis midy et demi jusqu’à 4 heures, ce qui fut répété au départ des glaces de Mâcon le 18, 19 et 20. Le pont de Sereins fut entièrement emporté, ainsi que tous les moulins qui étoient sur le Rhône, à l’exception de deux et plusieurs plattes, malgré toutes les précautions. On n’a pas idée du ravage que le dégel occasionna et cet hiver a surpassé celui de 1709. Il y eu beaucoup de malades et de morts. » (Registres paroissiaux de Charentay)

 

« La fin de l’année 1788 a été remarquable par un froid continuel et très rigoureux, depuis le 10e novembre ; la Saône et le Rhône ont été gelés ; les arbres dans la montagne ont été très endommagés par du verglas dont la pesanteur a cassé des branches qui avoient plus de six pouces de diamètre. Le thermomètre est descendu le 31 décembre à 16 degrés 1/3 au- dessous de la glace, étant exposé au nord dans la maison de La Chaux de cette paroisse. Le blé vaut 7 francs ; il est défendu de sortir du bois, du charbon et de la farine de la ville de Lyon parce que les deux rivières qui l’approvisionnent n’ont pu fournir ni dans l’automne par défault d’eau ni dans l’hyver par rapports aux glaces. Les moulins d’eau ne peuvent moudre, de sorte que les pauvres ouvriers de Lyon auxquels le travail  manque encore sont dans la dernière misère. Ce jourd’hui 7 janvier 1789 le thermomètre est encore à 12 degrés au- dessous de la glace. De mémoire d’homme on ne se rappelle d’avoir eu un hyver aussi constamment rigoureux. C’est peut-être parce que l’hyver précédent a été des plus doux et des plus courts. » (Registres paroissiaux de Lentilly)

http://meteolyonnaise.pagesperso-orange.fr/lyon/dec1788.htm