« Maurice » – Jérémy Bouquin, In8/Polaroïd

Maurice par Bouquin« -Il s’appelle Maurice.

Elle parle du môme en face. Un marmot. Chétif, des grands yeux perdus, les cheveux en bataille, sapé comme un clodo.

-Maurice? Cela l’étonne, Ralph. 

Faut dire, un blase pareil, c’est pas commun…pas de nom de famille, pas de date de naissance. Bref, un bambin, sept-huit ans, qui s’appelle Maurice. OK! »

Ralph est assistant familial et dans sa ferme qu’il restaure pour faire un gîte, il a déjà, tout droit venus de l’Aide Sociale à l’Enfance, Léa, 11 ans et déjà bien rétive et Booba, Bouboule pour Léa. De ceux venus de « familles » un rien à la marge, des gosses déjà violents et réfractaires. Il a du courage et un grand cœur aussi Raph, Raphaël. 

Ce livre est très bref, et conte avec vigueur et un très grand réalisme ce métier d’accueillant, ces gosses déjà difficiles à contenir dans leur violence et leurs angoisses, j’ai lu ça très vite et au bout je me suis dis: Quoi? Comment? Mais ça ne peut pas se terminer comme ça… si? Mais non ! Et la suite? J’en espère une. Je sais que l’auteur écrit tout le temps, beaucoup, et je m’adresse à lui : Où sont-ils tous passés?

Très chouette petit bouquin néanmoins. 

 » Mange tes morts » – Jack Heath, Super 8 éditions, traduit par Charles Bonnot ( Australie )

Amazon.fr - Mange tes morts - Heath, Jack, Bonnot, Charles - Livres« Le sang aigre et visqueux me colle aux dents.

« Vous ne pouvez pas rester là, monsieur, me lance l’agente du FBI chargée de bloquer la porte. Circulez. »

Je mâchonne le bout de mon doigt et arrache un nouveau morceau d’ongle.  » Je travaille pour vous, dis-je. Je suis consultant civil. »

Elle observe mes baskets de chez Walmart, mon jean taché et mon sweat-shirt en loques.

« Vous avez vos papiers? »

Ma parole, ça faisait longtemps que je n’avais pas lu un truc aussi addictif…et génial. Et trash, mais finalement pas tant que ça. Pourquoi? Parce que rencontrer Timothy Blake est une véritable expérience, le plus fort étant qu’on s’attache à lui immanquablement et que ça rend tout le côté comment dire, difficile, beaucoup plus acceptable, enfin presque acceptable. Car la vie de Timothy est terrible. Mais je ne vous dirai pas pourquoi. Je vous demande expressément, si vous décidez de lire ce roman – je précise, d’un noir absolu – je vous demande de ne rien lire à son propos, vous vous gâcheriez la lecture, sérieusement, ne faites pas ça !!!!  Je ne m’attendais à rien de spécial, mais là, je suis restée soufflée. Et le plus difficile, c’est de savoir qu’il y a deux opus après celui-ci, mais pas encore traduits et je ne lis pas assez bien l’anglais. C’est une horrible frustration tant j’aime Timothy, tant je veux savoir ce qu’il va lui arriver…Il semblerait qu’une adaptation série ou cinéma soit en cours… Je n’ose même pas imaginer ce que ça donnera, il ne faut pas laisser une telle histoire à n’importe qui, c’est sûr. Voilà, je n’ai rien d’autre à dire… Même pas d’extrait, niet, nib, que dalle, jetez vous sur ce livre, et savourez.  Juste pour finir : chaque titre de chapitre est une devinette…Il y a une très bonne raison à ça, ce n’est pas du tout le hasard… Je vous en livre une seule et je n’ai pas choisi celle-ci pour rien :

« Un calot tout de viande rempli

Au moindre souffle gigote et frémit

Regardez dessous si ça vous dit

Sans rien manger, car la viande vit!

Qu’est-ce donc? »

Même si vous me le demandez, je ne vous donnerai pas la réponse, vous n’avez qu’à vous presser de vous procurer ce livre addictif. Pire que ça, une drogue infernale ! J’attends la suite fiévreusement.

Bonne lecture !

« Tableau noir du malheur » – Jérémy Bouquin – éditions du Caïman/Romans Noirs

Tableau noir du malheur par Bouquin-Tais-toi!

Y chouine le gosse, Gary. Saloperie de gamin, onze ans…On ne croirait pas, comme cela. Quand on le voit, on lui donnerait le Bon Dieu sans confession. Et pourtant, ce môme, c’est le Diable. Oui, le Diable! La pire des saloperies.

-Ta gueule! qu’elle en crache, ta gueule!

Céline tente de faire le vide dans sa tête, mais faut qu’il continue de sangloter, cette saleté de mioche:

-Tais-toi!

Le gosse est ceinturé à l’avant, place du passager, celle du mort. Les mains liées par du chatterton, ce ruban adhésif brun épais, celui qu’elle a trouvé ce matin, posé sur la table. Ça fait deux semaines qu’il traînait dans la cuisine. »

J’ai rencontré Jérémy Bouquin aux QDP cette année, et j’ai échangé avec lui, moment sympathique et intéressant. Et puis j’ai acheté et lu ce roman d’une noirceur intense. D’autant plus que le sujet abordé, l’école et la vie quotidienne d’une enseignante est brûlant d’actualité. Céline arrive pour un nouveau poste, une classe de CM, une nouvelle ville, une nouvelle maison. Avec le deuil de son mari Jean-Louis, Ghislain son fils adolescent et le chien. Elle veut prendre un nouveau départ et puis remplir cette mission d’enseigner ici, dans ce quartier populaire des Murailles. Remplir sa fonction éducative, c’est ce qu’elle a choisi et elle y croit. Enfin, elle y croit encore. État des lieux :

« Un quartier niché au cœur d’une ville qui ne compte pas moins de vingt mille habitants entassés dans des immeubles, pour les trois quarts insalubres. Une école modeste, oubliée on va dire. Une école et ses onze classes, une par niveau, près d’une trentaine d’élèves par classe.

Les parents font tout pour ne pas venir là!

Les enseignants aussi.

On ne tombe jamais là par hasard, lance un des collègues de Céline, qui éclate de rire. C’est un des plus anciens de l’école.

L’inspection avait bien pensé fermer l’école. »

Malgré cela, on comprend dès le début qu’elle est dépassée par tout ce qu’elle a à faire pour son installation, avec son fils, un gentil gamin qui regarde sa mère avec appréhension.

Le roman commence habilement par la fin, puis le déroulé de l’histoire va nous emmener dans le calvaire de Céline, qui, malgré des collègues assez sympas, va se trouver confrontée à une classe qui n’est absolument pas au niveau, et un élève: Gary. Gary va lui déclarer une guerre impitoyable et peu à peu, on va assister à la dérive de cette jeune femme, à sa détresse, à sa solitude.

« Céline est rincée. Elle ramasse les feuilles restées dans le coin. Elle va aligner certaines chaises derrière les tables, regarde un moment dans la cour. Un bus se gare en face de la grille, dans la montée. Les parents attendent, des assistantes maternelles aussi. Les autres gosses sont accompagnés par les enseignants, elle a loupé son coup. Débordée, fatiguée…Une classe pas facile, on l’avait prévenue.

Elle termine de ramasser les copies, les corrige dans la foulée.

Elle ouvre sa trousse: sa clé USB, celle du projecteur. »

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L’écriture de Jérémy Bouquin sait parfaitement nous emmener dans cette chute si triste, si violente, si inéluctable, tout comme cette écriture sait parler de ce quartier d’où viennent les élèves de Céline . C’est parfois par le regard des autres instituteurs que Céline apprend qui sont ces enfants, ces élèves qui pour certains s’en sortent, d’autres pas. C’est l’abandon qui caractérise ces lieux, et là, reste l’école qui prend de plein fouet tout ce que cet abandon génère de colère, de misère, et de violence. Céline va tout tenter pour sa classe, pour de faibles résultats; quant à Gary, il sera l’axe de la dérive. Quand Céline reçoit les parents, ceux qui osent venir, ceux qui ont envie tout de même de voir qui enseigne à leur gosse, qui s’en occupe, c’est sans lourdeur et de manière très juste que l’auteur décrit ces rencontres. Comme il peint  sans fard le déclin de Céline, sa chute vers la dépression, commencée à la mort de son mari et les actes ultimes dont elle devient capable. Tout commence avec l’alcool:

Elle avait failli sombrer ce soir de juillet. Pour oublier. Alors qu’elle s’était trouvée un jour à acheter deux bouteilles de whisky de l’île de Skye et une de Gin, elle avait oublié sa carte bleue chez elle. Déjà éméchée, trois jours seulement après l’enterrement de Jean-Louis, elle cherchait son portefeuille dans son sac à main, devant la fille de la caisse, elle était livide. Ses bouteilles, son pack, même pas de viande, de fruits ou légumes…rien à manger, juste à boire. »

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Jérémy Bouquin dit lui-même qu’il « se consacre à la description très subjective de cette vie de tous les jours qui tourne en vrille », et il le fait bien, et il a raison de le faire. Je rajoute qu’il est un graphomane acharné, qu’il écrit tout le temps, des textes courts ou pas, et est aussi vidéaste, scénariste de BD, animateur radio. Et j’en passe.

Pour moi, à part vous dire de lire ce livre et d’autres de Jrmy ( parce que moi, j’ai l’intention d’en lire d’autres), je vous laisse entrer dans l’enfer quotidien de Céline. Pour laquelle je ressens une compassion profonde. Voilà, je n’ai rien raconté, mais vous pouvez vous aussi entrer dans la vie de cette femme, et dans  celle de l’étrange Gary. Oui, ça pique un peu, mais c’est salutaire.

P.S.: j’ai choisi le mot « instituteur », parce que c’est celui que j’employais gamine. Pas pire que d’autres. 

« D’allumettes et d’écailles » – Berta Marsé – Christian Bourgois éditeur, traduit par Jean-Marie Saint-Lu ( Espagne )

D'allumettes et d'écailles par MarséI -« YÉSI OU DÉSI

a) Choisir un décor et b) situer le ou les protagonistes dans une scène du quotidien, et, sans plus attendre, c), lever le rideau.

J’ai dû relire l’énoncé plusieurs fois pour le comprendre. Il faut dire que je ne suis pas au mieux de ma forme, que mon traitement m’abrutit un peu et que ça fait trop longtemps que je n’ai pas mis mon cerveau à l’épreuve, que je ne lis pas, que je ne fais pas de mots croisés, que je ne pense pas. Et j’ajoute que si je me suis inscrite à l’atelier d’écriture créative, c’est uniquement parce que c’est ce qu’on attendait de moi. »

Le début de ce livre original, tant par le propos que par l’écriture, temporellement se situe à la presque fin de l’histoire. Dési nous parle depuis une prison pour femmes/ filles.

C’est une histoire terrible que nous livre cette autrice espagnole, qui a auparavant publié un recueil de nouvelles. J’ai là rencontré un texte plein de caractère – dans lequel on peut retrouver la manière du cinéma espagnol aussi, je trouve, dans la manière de « traiter » les personnages  – .

Article court, parce que ce serait enlever tout ce qui fait l’intérêt du livre de raconter quoi que ce soit de plus profond que les faits.

IMG_4134Dési (Désirée) et Yési (Jessica qui a préféré le Y) ont le même âge, leurs parents sont proches et vivent dans le même quartier de Barcelone, la mère de Dési tient une mercerie. Les deux filles ont fréquenté la même école. Yési est brillante quand Dési ne dépasse pas la norme et il y a une sorte de rivalité muette entre elles. Yési est musicienne, lit beaucoup, est bonne en tout, est donc souvent agaçante en tout. Voici un extrait assez long, mais qui est au cœur du sujet. La jalousie.

« À moi aussi Yési me faisait un peu envie, mais je serrais les dents et me contentais de la saluer d’un coup de menton, sans montrer (au grand jamais ) d’intérêt pour rien de ce qu’elle pouvait faire ou dire. Chaque fois que Yési voulait me communiquer quelque chose, je le savais déjà, parce que ma mère me l’avait dit.

Savais-je qu’elle avait été choisie pour une publicité de? Je le savais. Savais-je qu’elle participait aux championnats de? Je le savais. Savais-je que? Je le savais.

Je savais tout, et elle n’avait rien à dire.

Voilà comment je me défendais, voilà comment je la punissais. Injuste? Nul ne le sait mieux que moi, parce que si ce n’était pas de sa faute si Yési Lugano était aussi parfaite, ce n’était pas la mienne non plus. Le moment était venu de mettre à l’épreuve le très fameux instinct d’adaptation et, ce qui était le plus difficile, de s’y fier. Et le mien me recommandait de feindre une indifférence obstinée. »

On ne peut pas dire n’est-ce pas qu’elles soient vraiment amies, mais camarades peut-être…Yési âgée de 15 ans est enlevée après un concert et réapparaitra 5 ans plus tard, ravagée. Dési sera sollicitée pour expliquer ce qui est arrivé à Yési, mais… Rien ne sortira de mon clavier pour dire quoi que ce soit. Juste ça:

« Et pourtant jamais nous ne fûmes amies pour de vrai. Si solides et abondantes que soient les raisons qui disaient le contraire, moi, secrètement, j’en avais la certitude unique, absolue, indiscutable.

Jamais nous ne fûmes comme les deux doigts de la main. Doigt et écharde, à la rigueur… »

Je pense qu’il est impossible de raconter l’histoire sans rompre la tension qui fait la force du livre, qui se lit comme un polar. On va en prison, on observe des femmes et des jeunes filles, souvent en atelier d’écriture, et dans des confrontations qui s’arrêtent en limite. On est sur le fil jusqu’à la fin; fin qu’on peut avoir envisagée, mais pas vraiment, pas comme elle nous est livrée. Ecriture remarquable tant pour la vie du quartier de Barcelone où vivent les deux familles que pour les souvenirs des deux jeunes filles, racontés par bribes par Dési. La construction non linéaire est un jeu habile pour semer le trouble. La réapparition soudaine de Yési sera sans plus d’explication que sa disparition, jusqu’à la fin, remarquable et glaçante. Au final, voici un livre très addictif, sous tension, très très noir et passionnant.

Dési aime Amy Winehouse et pleure sa mort.

Un cadeau pour moi, pour vous, un chapitre inédit de Valentine Imhof

009790030J’ai une chance inouïe d’avoir échangé constamment, depuis son tout premier roman « Par les rafales », avec Valentine Imhof. Son dernier livre, extrêmement impressionnant, « Le blues des phalènes » m’a réellement transportée dans l’Amérique des années 30 avec des personnages attachants, un récit d’une puissance à peu près égale à l’explosion de Halifax qui au milieu du livre apparait comme l’épicentre de toutes les destinées racontées. J’ai pour chaque livre, donc les deux précédents, réalisé un entretien avec Valentine, et cette fois, voici qu’elle m’offre à partager avec vous un chapitre inédit, qui n’a pas été gardé au moment de l’élaboration du roman. Comme vous allez le lire, il s’agit là de Steve, merveilleux personnage, homme de combat et de conviction, dans une harangue à ses troupes de pauvres gens, d’une actualité sidérante. Je ne saurais trop dire à Valentine à quel point je suis touchée par sa confiance, à quel point je suis admirative de son travail, et comme je l’assure de mon soutien total pour celui-ci. Accrochez-vous, c’est parti !

« CHAPITRE 18

L’impression de se trouver dans la gueule d’un ivrogne. Les exhalaisons lourdes de dents gâtées et de mauvaise bibine les extirpent tous du sommeil sans ménagement, en les crochetant par les narines. Le Kid, au bord de la nausée, se précipite sur la portière et la fait coulisser pour leur donner de l’air.

Mais c’est tout le dehors qui refoule du goulot.

Une haleine aigre de fûts éventés s’engouffre dans le wagon en épaisses bouffées tièdes. Des relents délétères de lendemain de beuverie. De part et d’autre de la voie, s’offre, à perte de vue, un paysage effrayant, un paysage qui se décompose. Une chaîne de montagnes brunes et pourries. Des tas de pommes à donner le vertige, et dont les crêtes dominent de très haut les arbres qui les ont portées.

Un substrat idéal, et sacrément fertile, sur lequel Steve se met à cultiver, sans attendre, sa diatribe matinale :

–  Regardez, mes petits gars ! Ouvrez grand vos mirettes et admirez-moi tout ce gâchis ! L’Oregon vous souhaite la bienvenue ! L’un des plus grands vergers de notre beau pays ! On y est ! Et respirez un bon coup ! Humez-moi cette pestilence ! Emplissez vos poumons de la douce puanteur de la Crise ! Une belle Marie-Salope, hein, la Crise ! Oui, une sacrée putain ! Faut dire qu’elle s’est dégotée un fieffé maquereau, la roulure ! Un souteneur de première, et qui la soigne bien, sa gagneuse ! Et qu’à eux deux ils forment un bien joli couple, du genre tordu, et comme il faut ! La Crise et le Profit ! On pourrait presque en faire une fable ! Et quand ils s’envoient en l’air, ces deux-là, sachez que c’est nous, et personne d’autre, qui l’avons dans l’os ! Dans l’os, oui, et bien profond ! Et vous avez là, sous vos grands yeux esbaudis, un exemple remarquable du cloaque dans lequel on nous force tous à barboter pour le bon plaisir de certains. Ouvrez bien vos naseaux et vos quinquets chassieux, parce que ce matin, les gars, c’est Leçon de choses… L’occasion est trop belle, je voudrais pas la louper ! Alors voilà… Pendant qu’il y a des millions de crève-la-dalle et de purotins dans ce pays, pendant qu’on en est tous à se vendre au plus offrant pour travailler comme des esclaves et gagner nib, pendant qu’on doit s’asseoir sur le peu d’amour-propre qu’on a réussi à retenir, sans trop savoir comment, et qu’on nous oblige à vivoter comme des cafards, y en a qui sont payés pour orchestrer le naufrage. Les organisateurs de la Grande Mouscaille ! Parce que tout ce foutoir, c’est ni de la négligence, ni de l’incompétence. Non, non, non ! Ils y travaillent nuit et jour, ils y travaillent comme des damnés. Et ils ont fini par trouver une martingale bien choucarde… Et que c’est même encore mieux que ça ! Parce qu’à la différence d’un rêve qui prétend domestiquer le hasard, la combine dont je vais vous causer rapporte à tous les coups. Y a pas d’impair et passe, dans ce jeu-là. Ça remplit des larfeuilles, ça alourdit des comptes en banque… De l’argent à plus savoir qu’en faire, en veux-tu en voilà ! Que je vous explique un peu… Donc, pendant que les petits, les comme nous, continuent à trimer et à maigrir, à ne plus avoir assez de trous dans leur ceinture, à le mâchouiller, le cuir de cette même ceinture, pour oublier qu’ils ont la dalle, les gros, eux, se laissent pas dépérir ! Et, au contraire, il font du gras ! Et même que c’est pas compliqué : suffit qu’ils entretiennent la Crise ! Qu’ils cultivent la misère bien comme il faut, et puis que, régulièrement, ils oublient pas de la tordre et de la retordre, de la traire et de la retraire encore un peu, pour être sûrs d’en soutirer tout le jus, jusqu’à la dernière larme. Et puis de recommencer. C’est tous les jours et c’est partout à la fois. Y a qu’à regarder ! Y a qu’à sentir. Quand j’étais dans l’Illinois, j’ai vu des tas d’épis de maïs de plus de dix mètres de haut sur un demi-mile de long ! je vous le jure, j’avais pas la berlue !  Des récoltes entières, abandonnées, livrées à la flotte, à la vermine et aux orgies des piaffes ! Pendant que des millions de bonshommes, des comme nous, sont désespérés et sautent par les fenêtres ou dans des trains pour échapper à la famine, d’autres arrêtent pas de manigancer et de jongler avec des chiffres, et décrètent qu’il faut détruire de la bouffe, quand ça les toque. Et c’est à cause de ces salauds-là qu’on a du vent dans le bide. Je vais vous expliquer, pour les tas de pommes. Vous allez voir, c’est facile à piger. Un matin, le Profit se réveille, mal embouché. Il a peut-être un peu trop bu la veille, l’a mal aux cheveux, la langue épaisse. Il ouvre grand son journal, le scrute de ses yeux jaunes pas encore clairs, et le voilà qui se fige : il vient de trouver, et ça l’a dégrisé tout à fait, que le cours des pommes est un peu moins bon, un peu faiblard. Une chute libre. Et il comprend, épouvanté, que sa marge est en train de se compoter et risque de se ratatiner. L’horreur ! Il en a le double menton qui tremblote, les guibolles qui flageolent, les boyaux qui font des nœuds. Rien ne va plus. La boule est sortie de la roulette. C’est le drame. Son café lui semble infect, son jus d’orange a tourné de dépit, il pourrait jurer que le beurre de ses toasts a un goût de rance, que le monde entier est en train de virer rance. Il en a des aigreurs, il est tout barbouillé. Alors, agitant sa clochette, il appelle au secours ses hommes de main, ses sbires. Toute une troupe de comptables et de gommeux, en costumes et petites lunettes cerclées. Et il les somme de faire remonter le cours de la pomme, et que ça saute ! Ils doivent sauver le monde, et vite, l’empêcher de sombrer dans une flaque de beurre rance et de café amer. Tous les coups sont permis. On peut pas lésiner. On voudrait quand même pas, surtout pas, que ceux qui se gavent à dégorger se mettent à tirer la langue ! Alors, pour commencer, on rabougrit l’aumône des troupeaux de journaliers, qui se cassent le dos pour un cent le boisseau. Et puis, comme ces animaux grossiers ont le toupet de grogner, et qu’ils font des histoires, et puis, comme ça suffit toujours pas pour encaisser des bénéfices bien baveux comme on les aime, y en a un qui a une idée du tonnerre, un génie, qui sort de sa caboche de machine à compter un truc tout simple, tout bête, pour éviter que les piffres s’étiolent : pourquoi pas foutre les fruits en l’air ?! Ben oui, évidemment !! N’en récolter qu’un tout petit peu et balancer tout le reste. On économise sur les cueilleurs, les cagettes, les trains et les camions et puis, comme y a moins de pommes, on peut les vendre plus cher ! Elle est pas bath, cette combine ?! Et voilà que le Profit en est tout requinqué ! Il retrouve ses couleurs d’origine, sa bonne humeur, il a une trique épatante et court dans la foulée tringler sa greluche, aussi sec ! Je vous l’avais dit, ces deux là, c’est vraiment des vicieux ! La Crise et le Profit, retenez bien leurs noms ! Ils s’engraissent l’un l’autre, l’un dans l’autre, et vice versa. Une partouze pas possible, presque un truc dégueulasse, pas net du tout, entre frangin frangine ! Plutôt que de les donner à bouffer aux hommes, voire aux bêtes, les pommes, eh ben qu’elles pourrissent ! Elles feront peut-être de l’engrais ! Pour de prochaines récoltes qui seront jetées à leur tour, le moment venu… Et c’est comme ça, les gars, que les gros continuent à faire du gras. Et comme ça qu’ils contrôlent le trop-plein de miséreux. Tous ceux qui canent de faim coûtent plus rien à personne. Ils sont plus là non plus pour réclamer de meilleurs salaires en faisant la grève… Des fois, je me dis qu’il vaudrait mieux qu’on soit des mouches ou même des guêpes. On aurait de quoi becqueter, tous les jours, on pourrait s’en mettre plein la lampe, à en crever. Et encore, c’est pas si sûr… Pas des mouches californiennes, en tout cas. Quand j’étais là-bas, j’ai vu, de mes yeux vu, ce qu’ils font des surplus d’oranges, de melons, de pastèques… Ils les arrosent d’essence, les vaches, et puis ils y fichent le feu ! Pour être bien sûr que personne en barbote, pour empêcher les prix de dégringoler, pour que tous les fumiers qui se partagent le pognon puissent continuer à se tailler de plus grosses parts… Voilà, les gars, ce quelle m’inspire, cette odeur de gangrène qui asphyxie le pays. Et ça me permet d’en venir à un projet, dont je vous ai pas encore parlé. Et que c’est pour ça qu’on est venus jusqu’ici, au pays des pommes qui fermentent pour que dalle. C’est pas pour faire la cueillette, vous l’aurez bien compris. Ni pour distiller du moonshine, et ça, ça me rend triste… c’est vraiment très dommage, parce qu’avec tout ce qu’il y a là, autour, y aurait de quoi en faire, des barils de gnôle de première bourre…Mais c’est pas grave, et c’est tant pis ! Et pour ce qui est de nous autres, on devrait arriver à Portland dans le courant de l’après-midi. Je pense que ce serait bien d’y faire une pause. Un jour ou deux, pas plus. On m’a refilé un tuyau, pendant qu’on était à Sacramento. Faut que j’explore un petit peu, que je rencontre des gars. Qui devraient pouvoir me procurer de quoi nous faire changer d’air. Dans un coin où y a ni élevage, ni culture, mais de l’ouvrage en quantité et des paies, je vous dis pas, qui vous feront pas regretter le dépaysement… En attendant, je vote qu’on boive un jus de fèves ! Savannah ! Sors-nous une boîte de Sterno et fais-nous chauffer de l’eau. Et toi, gamin, referme vite la portière ! Tu chancelles comme un soûlot ! Alors va pas nous tomber en route ! Et amène plutôt de ce bon café dont tu nous a régalés l’autre soir. Il faudra au moins ça pour nous changer la bouche et nous dégager le nez !

Le Kid plonge sa tête à moitié cuite dans le petit sac de poudre brune et inspire goulûment, voluptueusement, les arômes chauds et ronds. Il voudrait pouvoir s’y enfouir tout entier, s’y prélasser un peu, pour échapper aux miasmes qui lui donnent mal au crâne. »

MERCI VALENTINE !