« La femme du deuxième étage » – Jurica Pavičić- éditions Agullo, traduit par Olivier Lannuzel ( Croatie )

La femme du deuxième étage par Pavicic« Un jour, bien plus tard, Suzana lui a dit: tout aurait été différent si on n’était pas allées là-bas. Si on était pas allées à l’anniversaire de Zorana, tout aurait été différent, ta vie, et peut-être la mienne.

Suzana lui a dit cela un samedi où elle lui a rendu visite. C’était au  printemps et l’on entendait bruisser le feuillage des peupliers blancs ou d’Italie au-dehors, quelque part du côté de la voie ferrée. Suzana était assise de profil à la fenêtre, une lumière chaude passait à travers le f=grillage et l’illuminait. Elle regardait les branches des arbres, et elle a dit cela comme ça soudain, comme si elle énonçait une remarque innocente, évidente. Bruna ne lui a pas répondu. »

J’ai rencontré de très beaux personnages féminins ces derniers mois. Voici maintenant Bruna. Un coup de cœur énorme pour Bruna et son histoire. Je n’ai pas lâché ce roman si bien écrit (traduit ), dans une écriture sobre, factuelle, mais qui entre profondément dans l’intimité de cette femme, qui se glisse dans ses sentiments, ses questions, ses désirs. On partage du début à la fin sa vie, bouleversée à partir de sa rencontre amoureuse avec Frane, quand tous deux dansent et s’enlacent aux notes de « Killing me softly », que le DJ va passer plusieurs fois.

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« Ce soir-là, Bruna sortit avec Suzana dans un bar et avala deux bières brunes qui lui tournèrent la tête. Le mal de crâne à venir se concentrait lentement autour des tempes et elle regardait dans le dos de Suzana le bar bondé d’hommes. Des hommes de toutes sortes, des grands et des petits, des visages grêlés et des basanés, et elle s’étonnait qu’entre eux tous, il y en ait un qui ait débarqué dans sa vie. Tout cela parce qu’un soir elles étaient allées à un anniversaire et qu’un Fabo passablement éméché avait passé et repassé Killing me softly. »

Fatalement, ils tombent amoureux, et c’est après leur union que Bruna devient cette « femme du deuxième étage », celui au-dessus de sa belle-mère Anka. Frane sera souvent absent pour son travail dans la marine, et longtemps. 

Il est peu de dire que la relation entre Bruna et Anka sera d’une grande rudesse. Anka domine, sera toujours épaulée par son fils – devant lequel Bruna ne dit pas grand chose – et sa fille Mirela.

On retrouve Bruna à la prison de Požega, deux ans plus tard, pour le meurtre de sa belle-mère. Non, je ne dévoile rien en disant cela, on sait qu’elle est en prison dès le début. Prison où elle est cuisinière. Bruna dans le miroir de la prison:

« Elle voit une brunette châtain aux cheveux longs qui savait qu’il y aurait des hommes pour se retourner sur son passage quand elle entrerait dans un café. Aujourd’hui personne ne se retournerait. car la vie sous les néons a tué son teint, la nourriture uniforme a clairsemé ses cheveux. Chez le dentiste on ne traite que les caries, et sous cette lumière forte, laiteuse, sa peau parait parcourue de pores et de sillons. C’est dommage, pense-t-elle quelquefois. C’est dommage, mais c’est comme ça. »

leek-3473642_640Cuisiner est important dans la vie de Bruna. Et c’est même ainsi qu’elle va tuer la vieille et méchante belle-mère. Ce n’est pas une excuse, mais personnellement je pardonne tout à Bruna, tant je me suis sentie touchée par elle.

L’auteur, simplement, décrit une vie de femme qui, soumise aux bons vouloirs d’une vieille aigrie, va commettre un meurtre. Lentement, d’humiliation en humiliation, elle va avancer dans une colère muette. J’adore Bruna, sa façon de penser, sa façon de vivre simplement, et suis touchée par sa patience. Elle pourrait faire face à la belle-mère, se fâcher, l’insulter, la rembarrer. Non. Bruna aime Frane, qui aime sa mère et  Bruna ne veut pas le contrarier. On verra que Frane est tout aussi épris, qu’il niera jusqu’au dernier moment l’idée que la femme de sa vie ait tué sa mère bien-aimée.

« Et maintenant il était assis là et il était au désespoir à cause d’elle – à cause de la femme qui avait empoisonné sa mère.

Elle lui toucha la main et il commença à pleurer. Alors la gardienne s’approcha et dit que le temps était écoulé.

poison-2004656_640Ils se prirent dans les bras avant de sortir. On se revoit bientôt, lui dit Frane. Mais Bruna savait que c’était leur dernière étreinte. 

Elle le savait et voulait en profiter à plein. Elle but le parfum de Frane, se frotta à sa barbe de deux jours, pressa sous ses doigts ses omoplates si familières, ses vertèbres, ses côtes. Elle le respirait et elle le touchait, une dernière fois, pour à jamais se souvenir de lui comme il était. Les gardiens finirent par les séparer. En sortant il lui fit un signe de la main. Il dit: « Je reviens dans deux semaines. » Mais Bruna savait déjà qu’il n’en serait rien. »

 

Ce qui fait l’intérêt formidable de ce roman, c’est cette intériorité, cette sobriété de l’expression, l’auteur qui racontant les faits sans pathos d’aucune sorte fait de Bruna une femme qui nous devient chère, proche, combien nous ressentons de compassion pour cette meurtrière. Parce que c’est une femme « bien » à mon sens, c’est une femme serviable, généreuse, sans être expansive ou tonitruante. Rien n’est tonitruant dans ce livre, c’est ce qui en fait la force. Bruna vit son arrestation, son emprisonnement avec une sorte de fatalisme paisible, même si elle a essayé d’échapper à la punition ( qui ne le ferait pas?). La prison, elle y cuisine et c’est un défi pour elle de faire au mieux avec pas grand chose de bon. Cuisiner l’apaise.

fence-2163951_640« Elle se débat avec de mauvais ingrédients, des légumes pourris de va savoir quel fournisseur, de la viande congelée qui aura bien rapporté un dessous-de-table à quelqu’un. Elle se débat avec des bouts de restes de poisson indéterminables, des saucisses grasses et tendineuses, de la viande hachée insipide, des blancs de poulets engraissés chimiquement dans des camps de concentration pour volailles. Elle supprime les bouts filandreux de la viande, écarte les morceaux d’os écrabouillés dans le ragoût, élimine les pousses jaunies des légumes, les charançons dans les haricots secs, les bourgeons des pommes de terre. Elle lutte contre les germes, les tendons et la graisse et s’efforce de concocter un repas avec ce qu’on lui donne. Elle surveille que les pâtes ne soient pas trop cuites, que la panure soit dorée comme il faut, que les betteraves soient joliment coupées. Bruna cuisine, les détenues mangent. Et le fait que les détenues mangent ce qu’elle a cuisiné procure à Bruna une sensation de pouvoir enivrant, envoûtant. »

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Elle est patiente et sortira, et entamera une autre vie. Qu’elle choisit, qu’elle cadre comme elle le veut. Et on lui souhaite en fermant le livre d’être heureuse. Elle a aimé Frane, elle l’aime sans doute pour toujours. Mais elle ne se fermera pas à une autre existence, dans un lieu choisi par elle. Je ne vous ai rien dit de la mère de Bruna, que je trouve intéressante ( on pourrait presque en sortir un autre livre ).

L’auteur nous fait grâce d’une fin triste pour Bruna, au contraire il lui offre une nouvelle vie et je lui en suis très reconnaissante, tant j’ai aimé cette héroïne. Gros coup de cœur.

« Bruna se lève et secoue l’herbe accrochée à ses vêtements. Elle reprend le chemin du village. car il est trois heures et il est temps. Elle va bientôt devoir ouvrir le café, allumer le poêle. Brancher la machine à café. Bientôt les premiers clients vont arriver, s’il en vient. Et s’il en vient, elle sera là pour les accueillir. »

                                         FIN »

La chanson fatale :

« D’allumettes et d’écailles » – Berta Marsé – Christian Bourgois éditeur, traduit par Jean-Marie Saint-Lu ( Espagne )

D'allumettes et d'écailles par MarséI -« YÉSI OU DÉSI

a) Choisir un décor et b) situer le ou les protagonistes dans une scène du quotidien, et, sans plus attendre, c), lever le rideau.

J’ai dû relire l’énoncé plusieurs fois pour le comprendre. Il faut dire que je ne suis pas au mieux de ma forme, que mon traitement m’abrutit un peu et que ça fait trop longtemps que je n’ai pas mis mon cerveau à l’épreuve, que je ne lis pas, que je ne fais pas de mots croisés, que je ne pense pas. Et j’ajoute que si je me suis inscrite à l’atelier d’écriture créative, c’est uniquement parce que c’est ce qu’on attendait de moi. »

Le début de ce livre original, tant par le propos que par l’écriture, temporellement se situe à la presque fin de l’histoire. Dési nous parle depuis une prison pour femmes/ filles.

C’est une histoire terrible que nous livre cette autrice espagnole, qui a auparavant publié un recueil de nouvelles. J’ai là rencontré un texte plein de caractère – dans lequel on peut retrouver la manière du cinéma espagnol aussi, je trouve, dans la manière de « traiter » les personnages  – .

Article court, parce que ce serait enlever tout ce qui fait l’intérêt du livre de raconter quoi que ce soit de plus profond que les faits.

IMG_4134Dési (Désirée) et Yési (Jessica qui a préféré le Y) ont le même âge, leurs parents sont proches et vivent dans le même quartier de Barcelone, la mère de Dési tient une mercerie. Les deux filles ont fréquenté la même école. Yési est brillante quand Dési ne dépasse pas la norme et il y a une sorte de rivalité muette entre elles. Yési est musicienne, lit beaucoup, est bonne en tout, est donc souvent agaçante en tout. Voici un extrait assez long, mais qui est au cœur du sujet. La jalousie.

« À moi aussi Yési me faisait un peu envie, mais je serrais les dents et me contentais de la saluer d’un coup de menton, sans montrer (au grand jamais ) d’intérêt pour rien de ce qu’elle pouvait faire ou dire. Chaque fois que Yési voulait me communiquer quelque chose, je le savais déjà, parce que ma mère me l’avait dit.

Savais-je qu’elle avait été choisie pour une publicité de? Je le savais. Savais-je qu’elle participait aux championnats de? Je le savais. Savais-je que? Je le savais.

Je savais tout, et elle n’avait rien à dire.

Voilà comment je me défendais, voilà comment je la punissais. Injuste? Nul ne le sait mieux que moi, parce que si ce n’était pas de sa faute si Yési Lugano était aussi parfaite, ce n’était pas la mienne non plus. Le moment était venu de mettre à l’épreuve le très fameux instinct d’adaptation et, ce qui était le plus difficile, de s’y fier. Et le mien me recommandait de feindre une indifférence obstinée. »

On ne peut pas dire n’est-ce pas qu’elles soient vraiment amies, mais camarades peut-être…Yési âgée de 15 ans est enlevée après un concert et réapparaitra 5 ans plus tard, ravagée. Dési sera sollicitée pour expliquer ce qui est arrivé à Yési, mais… Rien ne sortira de mon clavier pour dire quoi que ce soit. Juste ça:

« Et pourtant jamais nous ne fûmes amies pour de vrai. Si solides et abondantes que soient les raisons qui disaient le contraire, moi, secrètement, j’en avais la certitude unique, absolue, indiscutable.

Jamais nous ne fûmes comme les deux doigts de la main. Doigt et écharde, à la rigueur… »

Je pense qu’il est impossible de raconter l’histoire sans rompre la tension qui fait la force du livre, qui se lit comme un polar. On va en prison, on observe des femmes et des jeunes filles, souvent en atelier d’écriture, et dans des confrontations qui s’arrêtent en limite. On est sur le fil jusqu’à la fin; fin qu’on peut avoir envisagée, mais pas vraiment, pas comme elle nous est livrée. Ecriture remarquable tant pour la vie du quartier de Barcelone où vivent les deux familles que pour les souvenirs des deux jeunes filles, racontés par bribes par Dési. La construction non linéaire est un jeu habile pour semer le trouble. La réapparition soudaine de Yési sera sans plus d’explication que sa disparition, jusqu’à la fin, remarquable et glaçante. Au final, voici un livre très addictif, sous tension, très très noir et passionnant.

Dési aime Amy Winehouse et pleure sa mort.

« Les samaritains du bayou » – Lisa Sandlin – Belfond noir, traduit par Claire-Marie Clévy

samaritains du bayou« Elle avait fait le tour des offres d’emploi.

L’ébéniste d’âge mûr au tablier couvert de sciure qui s’était essuyé les mains pour serrer la sienne et lui avait dit: « Désolé, mademoiselle » en la regardant dans les yeux – il avait été correct, plus qu’acceptable. En fait, son attitude avait même agréablement surpris Delpha.

L’assistante de direction qui avait secoué la tête d’un air pincé, la jeune femme qui avait bafouillé, l’expert comptable qui avait repoussé son certificat de formation commerciale de Gatesville en décrétant: » pas pour nous », le gérant de magasin de chaussures qui n’avait pas pu s’empêcher de glousser nerveusement pendant qu’il l’éconduisait – elle s’était attendue à ces refus, mais ça ne voulait pas dire qu’ils ne l’avaient pas affectée. Au contraire. »

Très bon et beau roman, avec une femme que j’ai aimée, Delpha. Ce personnage est remarquable, et l’écriture de Lisa Sandlin ( c’est un premier roman), fait mouche. Très agréable surprise que ce livre assez noir mais sans excès, « policier » si on le regarde sous l’angle du détective privé Tom Phelan, mais plutôt social et psychologique sous l’angle de Delpha. Un roman « tout court » qui mêle tout avec beaucoup de finesse.

Dans le vieux Sud, Delpha vient de sortir de 14 ans de réclusion à la prison de Gatesville. Elle a en quelque sorte été punie pour s’être défendue – fatalement –  d’une horrible agression. Et 14 ans, c’est long. Et 14 ans de taule, ça vous colle bien à la peau. Delpha est en liberté conditionnelle, avec des comptes à rendre. 

« Il y a des mots vrais pour chaque endroit et chaque moment – des mots pour les enterrements, les promesses, les remerciements, des mots d’excuse. « Remords était un mot de commission de libération conditionnelle. Si ces deux hommes avaient eu une arme à feu, Delpha aurait passé ces quinze dernières années au fond du bayou. Rien dans le monde n’était plus vrai que ça. »

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Jay Carriker (User:JCarriker)

L’attachement au personnage de Delpha a été instantané. Elle est jeune , un peu égarée dans la ville à sa sortie, et elle doit « faire ses preuves » de bonne citoyenne repentie de ses « fautes » – Misère ! Écrivant cela, je trouve le monde bien cynique ! -. Alors Delpha, plus épaulée que surveillée par son conseiller d’insertion Joe Ford, va chercher un emploi et un toit.

20210911_183250« Elle accepta la clé d’Ashley Avenue, la clé de sa chambre et une invitation à se faire un sandwich.

Oscar, le jeune cuisinier, la retint alors qu’elle s’apprêtait à ouvrir un bocal de gelée au raisin industrielle sorti de l’immense frigo. Il alla chercher uen verrine dans le garde-manger.

« Gelée d’aubépine, dit-il. Préparée par ma grand-mère l’été dernier. »

La mère de Delpha aussi faisait de la gelée d’aubépine. L’odeur de thé sucré des baies lui monta aux narines. Ses yeux s’emplirent de larmes. Baissant la tête pour les chasser d’un battement de cils, elle marmonna: « Merci. »

Contre des soins à une vieille dame, elle aura un logement dans une pension hôtel,  mais elle trouvera un véritable emploi quasi inespéré chez Tom Phelan, un cajun en reconversion qui plus est connait Joe Ford. Celui-ci arrivera à le convaincre d’embaucher Delpha, et on peut dire que le détective novice ne regrettera pas d’avoir accepté la jeune femme, secrétaire modèle, pleine d’initiative, autonome et très fine. 

« Et puisqu’elle abordait le sujet…

« Vous aviez écopé de combien?

-Quatorze ans. »

Phelan retint un sifflement. On pouvait écarter les chèques en bois, l’usage de faux, les détournements de fonds et l’herbe. Il s’apprêtait à poser la question qui fâche quand elle lui offrit la réponse sur un plateau.

« – Homicide volontaire.

-Et vous avez purgé la totalité de votre peine? 

-Il était extrêmement mort, monsieur Phelan. »

Delpha a tout à prouver, tout à servir net et propre, sa conduite, son application au travail, sa précision, sa fiabilité…Après avoir purgé sa peine de prison, elle doit encore se montrer sage et obéissante.  Bref, un duo parfait se met en mouvement sur les traces de toutes les perversions, mensonges, trahisons des personnes « ordinaires » envers leur prochain . Tom Phelan a déniché la perle rare, lui qui débute dans son nouveau job de détective avec Delpha, organisée, pertinente, précise et très intelligente. Oui, je trouve moi que Delpha a toutes les qualités. Elle va redevenir perturbatrice à cause d’une histoire d’amour avec un jeune homme – plus jeune qu’elle – Isaac, ça la rendra vulnérable. Et c’est une belle histoire, une éclaircie bienfaitrice dans sa vie.

 » J’ai adopté des gens comme s’ils faisaient partie de ma famille, j’en ai supporté d’autres que je ne voulais pas connaître. Et puis j’ai croisé ton chemin, et il n’était ni dur ni misérable. Il était agréable. Je savais que ce ne serait pas pour toujours, Isaac. Mais je ne jouais pas. C’est la meilleure explication que je puisse te donner. »

On se laisse embarquer directement dans les pas de ces deux-là, on arpente le bayou texan avec eux, Tom Phelan est parfois drôlatique, rentre dedans, et c’est un brave homme. Ce serait peut être juste une belle histoire si…si Delpha intérieurement ne sentait pas monter en elle un désir de vengeance. En retournant avec Tom sur les pas de personnes viles, malhonnêtes, menteuses et violentes, Delpha se dit que peut-être elle est encore en danger. On fait des rencontres improbables et dangereuses.

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Je ne vous dis là strictement rien de tout ce qui se déroule dans ce roman plein d’action, d’enquêtes, d’alcool et de gens douteux, ceux qui en ont l’air et ceux qui le sont sans que ça se voie. Non, je voulais parler de Delpha, magnifique personnage et de Tom Phelan, généreux et malin, un homme bon, en fait. C’est ainsi que je voulais parler de ce beau livre où l’humanité se fait jour, le meilleur et le pire.

« Juste.

Juste quatre ans de plus, juste trois heures avant l’extinction des feux, laisse-le juste passer devant toi, évite juste de te prendre le bec avec cette fille, il faut juste que tu te taises. Juste que tu dormes. Voila le genre de juste que Delpha connaissait. Celui qui signifiait: « Fais cette toute petite chose et tu éviteras de gros ennuis. »

Delpha est une femme qu’on a rencontrée un jour, une douleur qui marche, un feu qui couve. Et je veux ici saluer l’écriture sobre et tendre pour cette Delpha, jamais outrancière… C’est là un excellent roman, une plume à suivre sans aucun doute. Un coup de cœur que je conseille vraiment à tout le monde.  Dernières phrases:

« Elle s’est endormie, pensa-t-il au bout d’un moment. Elle a besoin de sommeil, et moi, je l’empêche de dormir. Sa main planait au-dessus de celle de Delpha, l’effleurant à peine.

Delpha tourna la tête sur l’oreiller pour le regarder en face. Il n’y avait pas un nuage dans les yeux gris-bleu qui rencontrèrent les siens. L’horizon était dégagé.

« Je vais vous dire pourquoi elle l’a fait, mais d’abord… éteignez cette lumière. »

Tom Phelan tira sur le cordon de la lampe. »

 

« Évasion » – Benjamin Whitmer – Gallmeister/Americana, traduit par Jacques Mailhos

« Par la fenêtre, les montagnes scintillent, hirsutes et grises derrière la neige qui tombe, sous un soleil comme une lanterne qu’on abaisserait entre les pics. Mopar regarde. Travaille à se calmer. Respire, tête de nœud. C’est le premier coucher de soleil que tu vois en dix ans. Respire. »

J’attendais ce troisième roman depuis longtemps et le voici, plus long que les deux précédents, plus dense aussi, mais j’ai retrouvé ici l’écriture impressionnante de Benjamin Whitmer et son sens de la construction dans ce roman. Cette histoire impossible à brosser en quelques mots est en fait une mosaïque d’histoires et de destins qui furent plus ou moins imbriqués ou éloignés à un moment donné et qui du fait de cette évasion se percutent se fracassent et se racontent. À la manière de Whitmer, talentueuse:

« C’est Adam Belligham, le directeur adjoint. Un homme en début de cinquantaine, au teint terreux et au menton fuyant qui file tristement se tapir sous son nœud de cravate, aux misérables yeux marron qui ont constamment l’air de vous supplier de faire comme s’ils n’existaient pas. Mais il ne faut pas le juger aux apparences. Vingt-quatre années plus tôt, Bellingham avait filé en France et en était revenu avec plus de médailles qu’on ne peut en transporter dans un grand seau. Il est exactement l’homme que Jim n’a pas envie de voir en cet instant précis. »

Évasion spectaculaire de douze prisonniers à la prison d’Old Lonesome, Colorado, au pied des Rocheuses. C’est l’hiver 1968, un bon gros hiver plein de neige, de glace et de blizzard, une mobilisation conséquente va se mettre en place pour rattraper les fuyards, morts ou vifs.

« C’est le genre de tempête qui vous fait regretter jusqu’au dernier de vos petits mensonges minables. Garrett et Stanley ne sont qu’à mi-chemin d’Old Lonesome et la neige tombe par plaques, la voiture progresse en dérapant contre la blanche déflagration du faisceau de ses phares. »

Il y a donc là ce qui va constituer la trame formelle du roman : le groupe des détenus, le groupe des gardiens de prison, les journalistes locaux, un traqueur d’exception et une dealeuse d’herbe qui sait que son cousin est parmi les fuyards et veut le retrouver. Les 63 chapitres alternent les points de vue, et sont titrés selon ces différents groupes, le détenu, les journalistes, le traqueur, la hors-la-loi pour la plupart, avec ici et là quelques « écarts » avec Bad News ( nom d’un personnage ), le directeur, les gardiens, la ville.

« Vivre dans cette ville, c’est comme se faire étrangler, mais très lentement. Le genre de mort lente et suffocante à laquelle on met une vie entière à s’habituer. Et puis on meurt. »

 

( Ry Cooder and the Chicken Skin – « At the dark end of the street  »  )

Le directeur

« Il est assis à son bureau, il mange un blanc de poulet rôti avec un couteau et une fourchette en fixant le grand tableau sur lequel sont punaisées les photos des évadés. Il se voit déjà en train de finir son poulet, s’essuyer les mains avec sa serviette en tissu puis marcher jusqu’au tableau et tracer une croix sur le visage de Billy Hughes. Après il a prévu de s’allumer une nouvelle cigarette. Mme Jugg n’a pas besoin de savoir combien il en fume. »

Un journaliste :

« Le soleil s’est couché et il ne reste plus rien à voir du crépuscule. Ce qui ne signifie pas que ce soit déjà tout à fait la nuit noire. C’est un truc que Stanley a l’âge d’avoir appris. Les choses deviennent toujours plus noires. Quiconque n’a pas compris ça vit dans un autre monde. »

Pourquoi LE détenu ? Parce que l’on suit particulièrement Mopar, le cousin de la hors-la-loi Dayton. Mopar est mon personnage préféré pour plein de raisons et quelles que soient les actions violentes dont il use, c’est une humanité authentique, loin des images d’Épinal, c’est un réalisme cru, loin de la béatitude simpliste qu’on met parfois dans ce terme d’humanité. Tout dans ce livre nous crie que l’humanité n’est pas bonne ou mauvaise, mais est tout ensemble, l’humanité est errante et dissonnante, et Mopar en est un merveilleux exemple.

Le détenu, Mopar:

« Mopar n’a jamais été vraiment stupide. Mais il n’a jamais non plus été capable de repousser la moindre mauvaise idée. Une fois qu’il a un truc dans le crâne, il le rumine et le rumine jusqu’à ce qu’il en ait bien tiré le jus, ou qu’il n’en reste plus que de la poussière. Il y a les emmerdes qu’on vous refile, et il y a les emmerdes que vous vous créez vous-même. Mopar excelle dans cette catégorie. »

Le traqueur, Jim Cavey :

« Jim se souvient d’une autre évasion hivernale. Il n’y avait que lui et le Vieux, à cheval. Ils avaient traqué trois détenus jusqu’à une masure habitée par une famille mexicaine à une vingtaine de kilomètres de la ville. Il y avait un père, une mère et une fille à peu près du même âge que Jim à l’époque, onze ans peut-être. La fille était malade, terrorisée, enveloppée dans une couverture sur les genoux de sa mère, et elle frissonnait comme si elle avait de la fièvre. Elle cachait son visage au Vieux et à Jim. Elle tremblait et pleurait. Jim avait peur d’elle, et lui aussi avait envie de pleurer. »

Mais je n’ai pas l’intention de résumer ce roman impossible à résumer. La préface de Pierre Lemaître vous éclairera sur l’homme Whitmer, sur ses failles et sa force, mais cette préface confirme absolument ce que je trouve dans cette écriture. On trouve aussi dans ce roman de nombreuses références littéraires sans étalage tapageur, et l’homme en connaît un bout sur le sujet. Donc, ce dont je veux parler surtout et avant tout c’est de l’écriture de Benjamin Whitmer. Comment décrire cette force désespérée qu’il déploie ici avec tant de talent ? Sa manière d’écrire dans ce roman-ci est parfois théâtrale ou cinématographique – le présent pour décrire les scènes de la traque se lisent comme des didascalies- en phrases rythmées comme il sait le faire, parfois brèves et sèches et parfois en tirades plus longues, et au passé pour la narration de l’histoire de chacun des personnages – et il nous en raconte, des histoires de vies tordues-.Sans oublier de chouettes bordées d’injures ( oui, j’aime beaucoup ça ) 

« Bon Dieu de bordel de Christ boîteux ! »

« Bordel de merde miséricordieuse ! »

Il est évident que Whitmer n’est pas là pour nous réconforter, c’est noir, noir, noir et très violent. Comme l’est cet endroit, ce temps, comme la prison est violente, comme la police est violente.

« Ce monde n’est pas fait pour que vous vous en évadiez. Ce monde est fait pour tenir votre cœur captif le temps qu’il faut pour le broyer. »

Pourtant tout ça est traversé de moments de grâce totalement bouleversants par leur inattendue douceur ou par leur désespoir profond, par les soudaines faiblesses de ces durs à cuire, et par des parenthèses pour reprendre souffle, se remettre des pieds gelés et du cœur brisé, même si à la page suivante on a bien compris qu’il n’y a de remède ni aux pieds gelés ni au cœur brisé.

Mopar

« Il faut qu’il se protège du vent jusqu’à ce qu’il trouve un manteau. Mais le vent est partout. Il balaye tout par vagues, couvre le sol de neige. Pas un seul arbre dans le coin. Pas même une foutue branche pour briser la blancheur générale. S’il n’y avait pas de montagnes là-bas, juste à l’ouest de ce qu’il peut voir, il marcherait volontiers droit vers le néant, comme un idiot. Il faut vraiment être un crétin d’une race spéciale pour entretenir ce genre de pensées, se dit-il. »

« Je suis tellement fatigué, putain.

Il y a des trucs que vous vous dites que vous referez jamais. Des trous dans lesquels vous ne tomberez pas. Mais parfois, c’est moins dangereux de simplement se laisser glisser au fond de ces trous, de s’y cacher, d’attendre. Mopar se laisse glisser comme ça, juste une seconde. »

Vous allez croiser ici des femmes et des hommes bons et mauvais à la fois, certains penchant bien évidemment d’un côté ou de l’autre de manière plus ou moins vertigineuse, y sombrant ou y surnageant.

Tante Patsy

« Elle a l’air de s’être maquillée à l’aide d’un miroir tordu juste ce qu’il faut pour que tout se retrouve décalé d’un demi-centimètre. Mais ce n’est pas le maquillage. Le visage de Patsy à été plus souvent refait que le carburateur du pick-up de Dayton. »

Molly

« Le nez un peu tordu de Molly. Ces yeux capables de vous arracher le cœur par la trachée. »

Marjorie

« Il y a des moments où l’on peut voir exactement ce que l’on a fait à la vie de quelqu’un. Ils sont rares, mais ils existent. Marjorie, toute seule dans cette chambre de motel, bourrée au vin pas cher, pleurant sur l’épave qu’il a fait d’elle. Clamant qu’elle n’avait jamais voulu être avec personne d’autre. Mais qu’elle ne pouvait simplement pas supporter un jour de plus avec Stanley. »

(Stanley :« Sa barbe, son caban bleu, son costume orange sont comme une aube criarde sur une fumée de cheminée d’usine. » )

Avec leur passé, leurs histoires cabossées et douteuses, tous tentent de survivre quitte à pour cela tuer l’autre. Peut-on dire qu’il y a de vrais méchants et de faux gentils? Et de vrais gentils, de faux méchants? Je crois, oui, comme dans la vie. Il y a dans ce livre de fabuleux face à face, comme celui entre Mopar et Charles, le géant noir père de famille. Il y a des fenêtres claires sur de jolis moments revécus alors que la neige glace les os. Et le chapitre 50, une perfection à lui tout seul.

C’est ainsi, Benjamin Whitmer me touche avec une force assez déstabilisante  moi qui suis plutôt pacifique; il y a bien peu chez l’auteur de foi en l’humanité – peu de foi que je partage – , en la justice ou en quelque autre réparation ou consolation de nos douleurs. 

« Les pensées qui te viennent quand tu peux pas dormir. Celles qui te murmurent à l’oreille que t’es un abruti de te donner tout ce mal pour vivre un jour de plus. Qu’il n’existe ni abri ni réconfort en matière de souffrance et que même s’il en existe tu ne les mérites pas vu le genre de con que tu es. »

Il y a dans tout ça une grande pudeur, oui, une grande pudeur qui ressort dans une multitude de petites phrases comme ici, la pudeur des durs qui se fendillent:

« De l’eau coule des yeux de Mopar. Il le sent. Il ne s’agit pas tout à fait de larmes, mais il ne s’agit pas non plus tout à fait d’autre chose. »

Cet auteur me remue profondément, cette vision anxieuse, inquiète et rebelle, son regard lucide sur les hommes et le monde, et la société de son pays…tout ça me touche parce qu’il sait le dire si bien. L’écriture et le tempérament de l’auteur donnent sa qualité à ce livre qui sans ça serait un livre noir de plus bien violent, une traque un peu languissante ainsi paralysée par l’hiver. L’écriture donc, qui met Benjamin Whitmer au-dessus du lot en tous cas pour moi.

« Peu importe combien d’amour il y a dans le monde, cela ne suffit pas. Pas pour la paix et la lumière ni le soulagement de la douleur. Peu importe combien d’amour il y a dans le monde, cela ne suffit pour rien du tout. »

Il est évident qu’il faut saluer la traduction de Jacques Mailhos, parfaite, et je termine avec ces phrases de la fin qui certes n’éclairent aucun horizon, lucides, âpres et dépressives:

« Parce qu’on survit. C’est tout ce qu’il y a. Il n’y a rien dans ce monde qui vaille qu’on vive pour lui, mais on le fait quand même. On n’y pense pas, on se contente d’avancer. On survit et on espère seulement qu’on pourra s’accrocher à un bout de soi-même qui vaille qu’on survive. »