« Darwyne » – Colin Niel – Rouergue noir

Darwyne par Niel« -Son amou-our, durera toujours…

Darwyne n’aime rien comme les chants d’adoration dans la bouche de la mère.

-Son amou-our, calme la frayeur…

À bien y réfléchir, il n’aime pas grand-chose de ces matins de culte à l’église de Dieu en Christ. Il n’aime pas la sensation de la chemise synthétique et collante sur sa peau moite. Il n’aime pas la façon qu’ont les autres garçons de le regarder en croyant qu’il ne s’en rend pas compte, depuis ce banc où ils se retrouvent chaque dimanche comme si c’était un jour d’école.

-Son amou-our, réveille en douceur…

Il n’aime pas le diacre à la cravate, celui qui se tient près du guitariste. Avec ses gros yeux et sa moustache, il lui rappelle les fois où la mère a demandé qu’on prie pour libérer son fils des mauvais esprits qui le persécutaient. »

Voici un livre impossible à lâcher. Colin Niel nous emmène dans les pas de Darwyne au cœur des sortilèges de la forêt amazonienne et dans le quotidien de ce petit garçon de 10 ans que la vie n’a pas gâté. Né avec une déformation des chevilles – ses pieds sont à l’envers – d’une mère dure, peu aimante et souvent maltraitante sous prétexte que c’est pour son bien, Darwyne trouve une vraie vie, un réconfort et un monde dans lequel il n’est pas étrange ni étranger au cœur de cette forêt crainte par presque tous. 

rain-4376988_640Nous voici dans le bidonville de Bois-Sec, où vit Yolanda Massily dans un carbet – une hutte – avec son fils Darwyne et son nouvel amant, numéro 8, Johnson. Darwyne déteste ces hommes que Yolanda fait circuler dans le carbet.Yolanda est belle, très belle, et elle le sait. Darwyne le sait et il aime jalousement sa mère d’un amour indéfectible. Yolanda, quand Darwyne est né avec ses pieds tordus, a fait le maximum pour les faire redresser. Mais ça n’a pas vraiment marché. Et Yolanda n’a de cesse de rappeler au garçon tout ce qu’elle a fait pour lui, tout ce qu’elle fait, son orgueil est immense, et l’image de son fils, si imparfaite extérieurement, la blesse. Derrière une apparence de mère respectable, on découvre de quoi elle est capable, favorisant sa jolie fille Ladymia qui, elle, correspond à ses attentes.

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« Quelques minutes s’écoulent encore, elle revient vers Ladymia, lui tend une assiette en plastique fumante que la sœur regarde avec gourmandise.

Puis elle marche vers Darwyne, un autre bol à la main.

-Mange, dit-elle.

Et Darwyne se redresse pour découvrir son dîner.

Dans le bol, il y a cinq gros piments.

Rouges et fripés et gorgés de soleil.

Il lève la tête vers la mère, qui ne lui rend pas son regard. Elle est calme, elle est toujours calme, dans ces moments-là, elle ne s’énerve pas. Son visage est fermé comme un coffre inviolable, ni colère ni exaspération, non rien de tout ça. Elle répète:

-Prends. C’est ça que ça mange, les animaux, tu le sais. »

640px-Possum122708Né avec cette déformation des pieds, il est tout bancal, Darwyne, il n’aime pas l’école, forcément; si différent, avec sa petite mine peu aimable, il est étrange Darwyne, beaucoup trop pour presque tout le monde. Darwyne, lui, ce qu’il aime, c’est la forêt, juste là, en lisière de Bois-Sec. La forêt, les animaux qui y vivent, les arbres, tout. Il aime sa mère, sa sœur – qui vit sa vie – mais par-dessus tout, il aime cette forêt inextricable – mais pas pour lui – parce qu’il y trouve sa place, parce qu’il ne lui est fait aucune violence dans cette forêt. Lui, si persuadé que sa mère a raison, qu’il n’est qu’un « sale petit pian* dégueulasse ». Les pages 204 et 205 sont particulièrement révoltantes:

« Mange ta saloperie de forêt.[…] Mange, petit pian. Mange.

Et enfin Darwyne s’exécute.

Sabre derrière le crâne, à genoux dans les racines, il ouvre sa petite bouche et la plonge dans la boue, sans même s’aider des mains qui reposent inertes sur les côtés de la bassine. » 

512px-FaultierC’est l’assistante sociale, Mathurine, jeune femme en mal d’enfant qui désespère après des FIV sans succès, c’est elle qui aime la nature, qui sait plutôt bien y circuler, c’est elle en intervenant auprès de Yolanda pour Darwyne, qui va percer la vraie personnalité de cet enfant inadapté à la vie sociale mais si à l’aise en forêt. Et ce n’est pas n’importe quelle forêt, c’est une jungle bruissante, mouvante, pleine de vies secrètes, comme celle de Darwyne. Mathurine va partir avec le garçon pour un parcours en pays de sortilèges. C’est cet endroit qui les lie, qui les réunit dans le même effort, dans le même goût de cette nature toute puissante face à eux. C’est ici qu’ils se ressemblent.

« Le jour s’écoule sans qu’elle voie le temps passer. Ils parcourent kilomètre après kilomètre, remontent rivières et ruisseaux, suivent des lignes arrondies au somment des collines, franchissent vallons, plateaux, savanes-roches, cambrouzes. À mi-journée la pluie s’invite violente, annoncée par un vent qui secoue la canopée, l’eau ruisselle sur les troncs et se déverse des feuillages, le sol gonfle et devient boue. Mais pas de quoi stopper leur progression, à peine ralentissent-ils, Darwyne jette juste un œil dans son dos, pour vérifier que Mathurine est toujours là. À aucun moment elle ne décèle la moindre fatigue chez lui, il lui arrive même de presser le pas en pleine montée, des accélérations qu’elle suit en forçant, elle, sur ses cuisses pourtant robustes. »

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C’est peu dire que ce livre est beau, fort, parfois révoltant, mais toujours juste. Darwyne n’est pas seulement « victime ». La réussite est dans ce personnage souvent ambigu, qui est inquiétant, troublant, qui semble sortir de son titre d’humain pour se muer en animal, en arbre, en mousse ou en liane, il est vibrant de mille choses. Et il est impressionnant. Ce personnage marque mon esprit par sa « sauvagerie », j’entends par là son osmose avec son milieu naturel, la forêt. Darwyne m’a fascinée, j’ai eu beaucoup de tendresse pour Mathurine, si fine et intelligente. Et quant à moi je crois que Colin Niel signe ici un de ses plus beaux romans . 

Il y a encore beaucoup à dire sur les pages de cette histoire, sur la misère de ce bidonville par exemple, sur les impitoyables intempéries et catastrophes de tous genres qui l’affligent régulièrement, sur le caractère de Yolanda – moi, elle me fait peur –  mais je m’en tiens juste à ça, à l’émotion que m’a procurée cette lecture et vous laisse le grand plaisir de lire un tel roman. Un roman accompli qui génère une profonde réflexion sur notre relation à la nature et à l’inconnu. Gros coup de cœur !

« Seyvoz » – Maylis de Kerangal et Joy Sorman, éditions Inculte

couv-seyvoz-BNF« Jour 1

Il pense au lac de soufre du Kawah Ijen. Il se souvient de la jeep devant l’hôtel à deux heures du matin, l’air glacé de la nuit asiate, le trajet chaotique jusqu’au pied du volcan, le café dans les timbales en fer-blanc autour du brasero, les voix fines des guides javanais, puis l’ascension, la température qui se réchauffe à mesure que le soleil se lève, els premières silhouettes qui descendent de la montagne sur les entiers étroits, ployant sous le poids des de soufre maintenus dans des sacs à dos de fortune, l’odeur piquante et âcre des émanations de gaz, et enfin, donc, apparu au terme d’une nuit de marche, ce lac brûlant, toxique, dans lequel il ne fallait surtout pas tomber sous peine d’être dissous comme dans un bain d’acide. »

Mais il s’agit là du lac de Seyvoz que regarde Tomi Motz. Il attend quelqu’un qui ne viendra pas. Un certain Brissogne. Voici un petit livre très bien construit, avec un pan un peu étrange, celui dans lequel se promène, inquiet, Tomi Motz et un pan plus « concret » qui raconte comment un village de montagne a été englouti pour réaliser ce barrage de Seyvoz.

reservoir-ged1ae759f_640« Sur une petite aire de dégagement, il s’arrête face à cette muraille qui sectionne le paysage, immense coupe de béton, vertigineuse, elle l’impressionne encore, suscitant toujours le même émerveillement et le même effroi – cette émotion mêlée qu’on éprouve face au gigantesque, au monumental, ce qu’il a de déraisonnable. Il pense au mur de Games of Thrones.[…]Le mur qui se dresse maintenant devant Tomi lui inspire ce même sentiment d’invulnérabilité et cette même folie – Seyvoz, un mur de fiction qui retient un lac d’artifice. »

 L’un en noir, l’autre en bleu – je ne sais pas si les autrices ont participé chacune aux deux parties, car, il faut le dire, la fluidité est parfaite et les quatre mains se sont admirablement entendues. J’aimerais bien savoir comment elles s’y sont prises.

Au-delà de l’histoire elle-même, c’est bien l’écriture qui m’a intéressée. Et je dirai que la partie qui malmène ce pauvre Tomi Motz, bien seul sur cette mission, cette partie, je la verrais bien allongée, glissant vers un texte un peu dingue qui le précipiterait dans une aventure inquiétante.

« Le sandwich lui a redonné des forces mais aux vertiges de Tomi a succédé un malaise d’une autre nature, la sensation d’être prisonnier d’un champ magnétique étanche, qui brouillerait tout accès aux autres, la sensation d’un éloignement progressif qui le rend de plus en plus friable, irascible. »

Mais ce n’est qu’une digression personnelle, le format court est très bien mené; je suppose que ça demande beaucoup d’habileté pour construire un vrai récit, complet, une vraie histoire, suffisamment nourrie. Le contrôle qui amène Tomi Motz, cet hôtel où il loge, dans une ambiance étrange, ce qu’il va ressentir au fil des jours, tout ça rend ce petit roman très prenant, parce que bien sûr, on se demande en lisant: mais enfin, qu’est-ce qui lui arrive? L’arrivée à l’hôtel, l’accueil par un post-it:

« Tomi. Suivent un numéro de chambre, 14, un code wifi, les horaires du petit déjeuner, un smiley. Mais Tomi n’a pas envie de sourire. »

Et puis le récit de l’engloutissement sous les eaux du lac artificiel, au moment de la construction du barrage. Le passage que j’ai le plus aimé est sans aucun doute celui qui raconte  le déplacement du cimetière. La mort qui n’aime pas qu’on la dérange. De très belles pages sur les trois cloches que personne ne veut laisser engloutir par les eaux.

IMG_0360« De fait, être de Seyvoz, c’est avoir eu l’oreille formée aux volées des trois sœurs de Notre-Dame-des-Neiges, reconnaissables entre toutes, à l’instar d’une voix humaine. Là où se portent les ondes d’Alba, Égalité et France, le vallon devient semblable à une cloche renversée, un nid, le berceau de ceux qui vivent ici: ils sont là chez eux. »

Voilà. Je m’en tiens à ça, mais c’est vraiment une réussite, en un si petit format, de tisser une histoire riche, complexe et dans une écriture limpide, à l’inverse des eaux opaques du lac.

Je pense que ces deux autrices se sont fait plaisir en écrivant cette histoire. Et en retour, très contente de cette lecture !

« L’autoroute est semblable à une piste d’atterrissage, c’est plat, ultrarapide, absolument horizontal, il file, et dans ce mouvement, le voyage à Seyvoz, ce mur, cette eau immobile, cet hôtel inquiétant, et les événements étranges survenus là-bas, tout cela s’est réduit progressivement, s’est durci, minéralisé, jusqu’à devenir une concrétion, un éclat de roche, ce simple caillou que Tomi glisse dans sa poche. »

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