« Une saison douce » – Milena Agus – Liana Levi/Piccolo, traduit par Marianne Faurobert ( italien)

Une saison douce par Agus« Village perdu

Le jour d’avant, debout devant nos armoires, nous avions interverti nos garde-robes, celle d’été au-dessus, celle d’hiver en dessous. Cette tâche accomplie, nous éprouvâmes la satisfaction de voir chaque chose à sa place, alors que bientôt, plus rien ne le serait. Les envahisseurs débarquèrent et nous prirent par surprise.

Si nous avions été prévenues, le rangement des armoires aurait été le dernier de nos soucis. »

Quel bonheur pour moi de retrouver Milena Agus avec son esprit, son humour et sa pertinence.

Voici un petit village sarde, perdu dans les collines, à demi déserté.

« En attendant, tout le monde se fichait bien de nous, habitants d’un village de bicoques et de rues délabrées, de vieilles baraques rafistolées à grand renfort de parpaings et d’aluminium anodisé. »

Et voici des humanitaires et un groupe de migrants en transit. C’est ici qu’ils vont poser leurs baluchons quelques temps, avant de pouvoir poursuivre leur route de l’exil. Au grand dam de la population. La description que fait Milena Agus de l’endroit et de ses habitants laisse présager très vite le meilleur de son humour décalé, de son ironie, tout ce que j’adore chez elle. Et j’ai lu le sourire aux lèvres ce petit roman fort réjouissant.

« À l’arrivée des migrants, les vieux, surtout les hommes étaient tous morts. Ne restaient que leurs veuves et nous, couples vieillissants formés de femmes vaillantes et rieuses et de leurs maris honnêtes, sérieux et travailleurs mais aux tristes figures, aux sourcils perpétuellement froncés, qui ne semblaient se détendre que lorsqu’ils allaient boire un coup dans l’unique bar du village, qui sentait le bouchon. »

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Bien sûr, les « envahisseurs  » ne seront pas abandonnés à leur sort. 

Comme toujours chez cette autrice, ce sont les femmes qui seront le moteur. D’abord par curiosité, car l’ennui règne dans ce trou perdu, puis par une sorte d’intérêt. La description de l’arrivée de ces migrants et de leurs accompagnants se fait depuis l’abri des fenêtres, alors qu’il pleut et que chacun épie avec consternation ces nouveaux venus. Vont alors se trouver confrontés ceux que Milena Agus nomme les personnages autochtones et les personnages envahisseurs. Leur arrêt doit se faire ici dans la Ruine, une maison délaissée qui leur a été affectée par les autorités, document à l’appui.

« La pluie avait cessé, et nous entreprîmes d’ouvrir les fenêtres pour aérer les lieux, leurs battants s’étaient décrochés des cadres et bringuebalaient, mais quand nous réussîmes à les forcer nous pûmes voir la lumière, étonnamment douce et le ciel, de cet azur particulier qui succède aux orages.

Les pièces dont le plafond  était intact se remplirent de balluchons. Les humanitaires enfilèrent des vêtements secs, mais les migrants ne déballèrent pas leurs affaires. »SAM_4452

Et ainsi va débuter un magnifique exercice d’adaptation, des échanges qui vont commencer piano piano, puis tout ce monde coloré et plein de vie va se mettre en mouvement et en conversation. C’est alors un renouveau épatant de ce village en sommeil, presque mort, où vont se confronter les idées, les coutumes, les désirs, chants et prières, tout ceci va générer une marche en avant que ce village n’avait pas connu depuis fort longtemps, depuis le temps d’avant, avant que les hommes ne partent travailler ailleurs. Le temps où eux aussi migraient.

« Au fond, nos enfants avaient bien fait de prendre leur destin en main et de partir, mais notre crève-cœur, c’était que tôt ou tard, ils nous oubliaient. Au début, ils revenaient, au moins de temps en temps, mais ils s’ennuyaient ici, et regardaient tout de haut. À cause d’eux, nous avions honte des parpaings, du carrelage, du plastique, du fibrociment et de l’aluminium que nous avions substitués à la pierre, à la terre cuite, au bois et aux tuiles ; nous rougissions de nos ordures, qui n’étaient ramassées que deux fois par semaine. »

La galerie de portraits avec entre autres Lina surnommée Le Pou, et sa mère, et du côté des migrants le professeur, l’Ingénieur, est une des réussites du livre. Nombre de conversations vont éclore autant théologiques que philosophiques…enfin à la manière de Milena Agus, ce qui veut dire sans ennui, sans pédanterie, et toujours toujours avec humour et délicatesse. Sans oublier de dire que jamais rien n’est manichéen, évidemment. Ce n’est pas du tout le genre de la dame !

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Je ne raconte pas plus, mais cette histoire contient une superbe réflexion sur notre monde, sur l’humanité avec ses bassesses et ses élans bienveillants et compatissants, sur toutes les ambigüités de ce qui nous constitue. C’est avec les palabres et les discussions parfois animées que va se faire jour une nouvelle communauté qui bien que provisoire, va fonctionner.

« Tout bien réfléchi, il y a de l’ordure en tout être humain, sans quoi nous ne nous ferions pas tant de mal les uns aux autres. C’est cette fange que nous devons extirper de nous, chacun la sienne. »

Le village va revivre, le potager va reprendre du service, les femmes vont à nouveau sourire, aimer et se reconnaître dans leurs alter egos noirs d’ébène. C’est une fois encore un très très beau roman qui m’a réjouie, amusée; il est court et j’en aurais bien repris encore quelques chapitres ! Ce genre de livre, c’est un peu de la potion magique pour les moments où le monde nous semble obscur, c’est de la lumière, du soleil, les mêmes qui embellissent soudain ce pauvre village abandonné, les mêmes qui ouvrent l’esprit des âmes ternes qui y vivent. Tout ça avec intelligence et jamais de sermon. 

Un régal, un bonheur. Milena Agus, j’aime !

« L’autre bout du fil » – Andrea Camilleri – Fleuve noir, traduit par Serge Quadruppani (Sicile)

51W9digQxTL._SX195_Caro Montalbano,

(Lettre ouverte au commissaire Montalbano par son traducteur )

Serge, je suis. Comme cela fera bientôt vingt ans que nous nous fréquentons, je crois que je peux me permettre de te tutoyer. Inutile de me présenter. je sais que tu sais tout sur moi. Apprenant le nom de celui qui allait traduire tes aventures pour les éditions du Fleuve Noir, tu n’auras pas perdu de temps à consulter un fichier informatique ( pour cela, tu as Catarella), mais tu as dû appeler un ami ou un ami d’ami qui t’a raconté « vie, mort et miracles » du soussigné. Donc tu n’ignores pas que, dans le roman policier, ce que je n’aime pas, c’est le mot « policier ». pourtant, en dépit de ma flicophobie, tu es pour moi une présence fraternelle depuis que, dans « La Ferme de l’eau » et « Chien de faïence », tes premiers titres parus en français, j’ai découvert quel genre de flic tu es. »

C’est pour une fois le début de la préface que je vous propose ici. Parce que cette préface est très touchante, comme l’est ce livre qui fut dicté entièrement alors qu’Andrea Camilleri avait perdu la vue. Cette préface de Serge Quadrupanni, au-delà des explications sur sa façon de traduire, est un texte d’affection, d’amitié profonde pour cet auteur, à travers son personnage, l’épatant Salvo Montalbano. 

640px-Police_station_in_Rome,_ItalyLe roman est du même ordre que cette préface touchante. Notre cher commissaire vieillit et l’homme s’attendrit. Dans ce volume, on est à Vigata alors que des marées de migrants échouent sur les rives et qu’ici s’exerce la solidarité et l’humanité, les gens sont accueillis et la police œuvre jour et nuit pour mettre à l’abri ces pauvres gens.

« Et soudain, une idée le frappa : parmi ces misérables, combien de pirsonnes capables d’enrichir le monde par leurs talents ? Combien parmi les cataferi (cadavres) qui se trouvaient à présent dans l’invisible cimetière marin, auraient pu écrire ‘ne poésie dont les paroles auraient consolé, égayé, comblé le cœur de ses lecteurs. »

Ces faits d’actualité sont une vraie toile de fond à ce qui sera à proprement parler l’enquête de Montalbano et de son équipe. Une charmante couturière de la ville est assassinée chez elle à coups de ciseaux. Elle était une femme indépendante, de premier abord installée dans une vie calme et discrète, créative et assistée de Meriam. Silvia envoie le commissaire chez cette couturière, Elena, pour se faire confectionner un costume, et Salvo est fort gêné :

« -Il y a différence et différence.
-Et laquelle ?
-Que moi je ne me déshabille pas devant une femme. Que je ne veux pas qu’une femme me prenne les mesures comme à un cheval, qu’elle me tourne autour avec un mètre en comptant les centimètres des épaules et de la taille. Je veux être enlacé par une femme pour d’autres raisons…. »

schneider-1149346_640L’enquête démontrera que sa vie était plus trouble ou troublée qu’il ne semble. Elena travaille avec Meriam, une jeune tunisienne, le vieux Nicola et le jeune Lillo Scotto. Le Dr Osman est lui aussi un très beau personnage, important. J’ai trouvé dans cet épisode beaucoup d’humanité et un réalisme qui met en avant la belle part des êtres, sans en nier les défauts. Un grand attachement à certains détails, une très belle histoire humaine qui ne refoule pas la laideur du monde pour autant. L’auteur humaniste et engagé, énonce une virulente critique de l’Europe, des administrations, et la lassitude de ceux qui bataillent sur le terrain.

Conversation avec un crabe:

« Qu’esse t’en penses, toi, de l’Europe? demanda-t-il  au crabe qui, de la roche voisine, était en train de le mater.

Le crabe n’arépondit pas.

-Tu préfères pas te compromettre. Alors, je vais me compromettre, moi. Moi, je pense qu’après le grand rêve de c’t’Europe unie, nous avons fait de notre mieux pour en détruire les fondements. Nous avons envoyé se faire foutre l’histoire, la politique, l’économie communes. La seule chose qui restait peut-être ‘ntacte, c’était cette idée de paix. Passque après s’être entre-massacrés pendant des siècles, on n’en pouvait plus. Mais maintenant, on l’a oubliée, cette idée, et donc, on a trouvé la bonne excuse de c’tes migrants pour remettre des frontières, des vieilles et des nouvelles, avec des barbelés. Ils disent qu’au milieu de c’tes migrants, il y a des terroristes qui se cachent, au lieu de dire que ces malheureux fuient justement les terroristes.

crab-79156_640Le crabe, qui ne voulait pas exprimer son opinion, préféra glisser dans l’eau et disparaître. »

C’est un réel bonheur, une parenthèse réconfortante de retrouver Salvo, mais aussi Livia et Fazio, Augello, Mimí et le si fantastique Catarella qui va s’éprendre du chat de la femme assassinée. Ce naïf si attaché à son chef est drôle et touchant par son immense envie de bien faire – et les maladresses que ça génère – Il fait tout avec le sens du devoir et un enthousiasme débordant, j’adore ce personnage auquel Camilleri donne ici une place plus grande, pour son grand cœur, sa générosité, sa naïveté tendre. Les joutes verbales de Montalbano avec le Questeur sont toujours aussi savoureuses et Salvo, de plus en plus souvent, trouve son travail pesant moralement.

« Trop de fois, il s’était retrouvé dans le rôle de l’oiseau de malheur, trop de fois il avait été contraint d’entrer dans la vie des gens avec des mauvaises nouvelles qui détruiraient leur existence.
Et après toutes ces fois bien trop nombreuses, il n’avait toujours pas trouvé la bonne manière d’apporter c’tes nouvelles ou du moins de les rendre moins pénibles à lui-même. »

food-1942403_640Je n’oublierai pas non plus de parler bonne table, bonne bouteille, et le chanceux Salvo qui en rentrant parfois très tard du travail, trouve dans le four les petits – bien que copieux! – plats d’Adelina. Un réconfort assuré. Personnellement, l’idée que je devrais quitter Salvo et les gens de Vigata un jour, ça me chagrine, leur père est mort et s’il nous a laissé encore de quoi savourer cette Sicile pittoresque, on sait que ça va finir. Comme Salvo, je n’aime pas les mauvaises nouvelles.

« Sa discipline de policier lui permettait de faire ce qu’il devait faire, mais son âme d’homme ne pouvait pas contenir toute cette tragédie. »

Fatigué, Montalbano entrera même dans une église:

640px-Monreale-bjs-4« Alors il fit une chose qu’il n’aurait jamais pinsé faire un jour.

Il sortit du commissariat à pied et se dirigea vers l’église la plus proche. Il entra.

Elle était complètement vide.

Il alla s’asseoir sur un banc, se mit à mater les statues des saints. Elles étaient toutes en bois, avec des têtes de paysans, des têtes de pêcheurs et la statue la plus grande de toutes était celle du Noir San Calò. Va savoir, peut -être Calogero était-il arrivé jusqu’ici en barque.

Puis, à l’improviste, un son explosa, quelqu’un s’était mis à l’orgue.

Il reconnut l’air, c’était la Toccata et fugue en ré mineur de Bach. »

( Je vous la propose au violon )

Tant que nous le pouvons, lisons Andrea Camilleri. Je crois que c’est un des meilleurs de la série, avec une volonté ici d’exprimer une forte humanité, une obsession de la vérité, la nécessité d’être juste et de ne jamais fermer ni son cœur, ni ses yeux. Un beau livre, que Camilleri n’abandonne pas au chagrin grâce à son humour pittoresque. Et puis, bravo et merci Mr Quadruppani.

33115794Affaire résolue, fin du livre:

« Montalbano se carra dans le fauteuil. Il se sentait en paix avec lui-même et avec le monde. Maintenant, le seul problème qu’il avait devant lui, c’était d’aller se choisir un beau costume. »

« Entre deux mondes » – Olivier Norek – Pocket

« L’enfant

Quelque part en Méditerranée.

La main sur la poignée d’accélération, il profita du bruit du vieux moteur pour y cacher sa phrase sans créer d’incident ou de panique.

-Jette-la par- dessus bord.

-Maintenant?

-On s’en débarrassera plus facilement au milieu de la mer que sur une aire de parking. Elle tousse depuis le départ. pas question de se faire repérer une fois qu’on les aura collés dans les camions en Italie.

Dans l’embarcation, deux-cent soixante-treize migrants. Âges, sexes, provenances, couleurs confondus. Ballottés, trempés, frigorifiés, terrorisés.

-Je crois pas que je peux y arriver. Fais-le, toi. »

Avant toute chose, je tiens à dire que lire m’est difficile en ce moment, assaillis que nous sommes toutes et tous par des messages et des informations anxiogènes dont il est difficile de s’abstraire, je n’échappe pas à cet état. Pour la lecture, j’ai lâché 3 livres qui doivent paraître ou sont parus. Pas accrochée à la moitié, j’ai renoncé; ce n’est peut-être pas leur heure, on verra. J’ai encore une jolie pile, mais on sait que les sorties sont repoussées et c’est le moment d’honorer les livres offerts, prêtés et achetés. Enfin, je ne passerai pas autant de temps sur mes articles, à chercher des images ( même si j’aime bien ajouter des photos, les chercher, les choisir, des photos libres et gratuites, croyez-moi, ça prend du temps ), et ce sera moins long. Pour tout vous dire c’est le calme plat ici et je me demande parfois pourquoi je passe autant de temps sur ces bafouilles…mais je sais bien pourquoi, c’est parce que je garde cette envie de partager et de donner envie. Et je le fais pour les auteurs, surtout les nouveaux, les premiers romans, les choses plus « confidentielles » qui ne le sont que parce que pas saisies dans le grand mouvement de la célébrité, du « grand » éditeur ou de la visibilité médiatique. Et je me demande si je suis bien efficace.

Bah ! Je continue parce que j’aime ça. Et parler de David Chariandy, d’Alan Parks et là, maintenant, d’Olivier Norek qui m’a bouleversée, parler d’auteurs connus ou pas, parler de beaux textes ça me plait à moi, et c’est déjà ça.

Donc, un grand Olivier Norek, paru en 2017 – je vous ai bien dit que j’avais toujours un train de retard – . J’avais beaucoup aimé la trilogie et l’inspecteur Coste et là je dois dire que je suis absolument admirative, car disons-le clairement, c’est un sujet « casse-gueule » auquel il se frotte, Norek, et il s’en tire avec brio, nous proposant un roman extrêmement fort, particulièrement noir plus que policier ; si parfois par la grâce des personnages, il envoie un message qui tend à la fraternité, il repasse du côté sombre et désespéré fatalement compte tenu du lieu et du contexte.

« Nous devenons tous des monstres quand l’histoire nous le propose. »

Mais en fait il est là le talent d’Olivier Norek, il sait doser, on sait qu’il le fait en connaissance de cause, il écrit remarquablement, c’est intelligent, jamais caricatural, il nous brosse des portraits creusés, certains tourmentés par une conscience tenace et résistante à toute épreuve ou au contraire totalement dénués de tout état d’âme. Mais je dois dire que c’est bien plus fin que ça, plus fin,  la nuance est partout.

« Kilani ferma les yeux tout le temps de son grand nettoyage. Il resta calme et comme apaisé. Manon se demanda s’il pensait à sa mère, lorsqu’elle avait eu les mêmes gestes. Sur sa peau noire, les blessures n’étaient pas immédiatement visibles. mais le gant glissa sur ses épaules et caressa une brûlure. Sur une de ses jambes, une grande balafre courait le long du mollet. Dans son dos, des stries boursouflées. Ses mains étaient abîmées comme si elles avaient travaillé toute une vie. Manon n’était pas émue. Enfin, pas seulement. Elle était aussi en colère. une vraie colère profonde qui grossissait à chaque nouvelle découverte. Sous ses doigts, cette partition de cicatrices racontait la vie de l’enfant. »

Comme je suis en mode paresse, voici Olivier Norek qui mieux que moi parlera de la genèse de ce livre, qui pour moi devrait être lu massivement ( comme je suis énervée, je dirais même à voix haute aux plus récalcitrants attachés sur leur chaise, oui, c’est l’effet sur moi du confinement, ça… )

Dans ce livre, il est question de la Jungle de Calais, de policiers, de l’un d’entre eux, Bastien Miller, tout nouvellement arrivé avec sa femme dépressive et sa fille ado, Manon et Jade et d’un autre flic, syrien, Adam, qui cherche sa femme et sa fille, Nora et Maya ( avec Monsieur Bou ) dans cette Jungle.

« Il ne pourrait pas sauver son pays. Seules sa femme et sa fille comptaient à présent. Il allait quitter la Syrie par tous les moyens possibles. Et que ceux qui diraient qu’il aurait pu se battre pour aider son peuple aillent se faire foutre. Ou viennent à sa place, dans ce hangar surchauffé, recenser des suicidés aux pieds brûlés et aux dents arrachées. »

Et puis il y a Kilani…dans cet « entre deux mondes » violent, cruel, livré à lui-même et de ce fait livré aux prédateurs.

« Partout dans le monde, tu trouveras toujours un homme pour profiter de la détresse des autres. »

Les migrants fuient un pays en guerre vers lequel on ne peut décemment pas les renvoyer, mais de l’autre côté, on les empêche d’aller là où ils veulent. C’est une situation de blocage, on va dire. […] Vous croyez aux fantômes, Passaro ?
– Je ne me suis jamais posé la question. Vous parlez des esprits qui hantent les maisons ?
– Exact. Coincés entre la vie terrestre et la vie céleste. Comme bloqués entre deux mondes. Ils me font penser à eux, oui. Des âmes, entre deux mondes… »

Il y est question d’êtres humains et d’abandon. Mais aussi de courage, de fraternité, d’amour.

Un très très beau livre. D’accord avec Joann Sfar, magistral.

« Seul avec la nuit » – Christian Blanchard – Belfond

« Prologue

Afrique du Nord, le printemps

La soudure rouillée était tombée depuis longtemps. L’interstice qui en résultait serait providentiel. Quelques millimètres de lumière. L’air entrait. En quantité pas suffisante pour tout le monde. Elle s’en était rendu compte au fil des heures. Sa chance: avoir été poussée dans ce coin. Son corps allongé, pressé contre la paroi verticale. La tête collée au toit, brûlant la journée et glacial la nuit. Quelques centimètres entre le faux plafond recouvrant la cargaison et la tôle ondulée extérieure du conteneur.

Elle ne savait pas combien de gens étaient entassés. Elle avait été la première à y entrer. La plus jeune. On ne discute pas. »

Ainsi commence ce roman publié sous le genre « thriller ». Pour moi c’est simplement un bon roman, noir mais pas seulement, que j’ai lu très rapidement parce que les personnages m’ont attachée à eux, parce que le sujet est fort, révoltant et hélas tout à fait concret. C’est avec une grande sensibilité mais sans rien taire que Christian Blanchard aborde des thèmes qui résultent des mêmes réseaux mafieux; pour commencer, les passeurs et l’exploitation d’enfants migrants pour la mendicité. On les ampute, on les loge, les nourrit et ils ramènent l’argent qu’ils mendient aux feux des carrefours, sans oublier qu’on les accoutume à une drogue pour qu’ils restent dociles; exploités pour la prostitution et aussi pour le trafic international d’organes qui implique de bons médecins et chirurgiens avec leurs équipes qui transplantent de leur plein gré ou pas des organes dont ils connaissent l’origine ou pas.

« Une dernière porte s’ouvrit et on lui ôta sa cagoule.

Petite pièce blanche, très lumineuse. Deux entrées. Le chirurgien mit quelques secondes à s’habituer àla luminosité. Il n’était pas seul. Deux femmes étaient assises sur un banc.

Le ravisseur prit la parole.

-Voilà une nouvelle équipe réunie. Vous avez quelques minutes pour faire connaissance avec les deux femmes, qui, elles, se sont déjà plusieurs fois retrouvées ici. Je vous suggère de ne pas trop en dire. Moins vous en saurez les uns sur les autres, mieux vous serez protégés. N’échangez pas vos adresses ni numéros de téléphone. Soyez suspicieux les uns envers les autres. Certes , vous allez devoir constituer une équipe, mais si l’un de vous est pris, les deux autres tomberont si vous en savez trop.

Quant à nous, moi, mes hommes et mon organisation, nous ne risquons rien. Je vous conseille fortement de me croire. »

Les victimes de la seconde catégorie peuvent aussi servir pour le premier usage. Horrible…En fin de livre, l’auteur met en note un rapport publié par Global Financial Integrity qui place le trafic d’organes humains parmi les 10 premières activités économiques illégales du monde, ainsi que Mediapart qui a fait un recensement des pays qui pratiquent couramment ce trafic.

Quant à l’exploitation d’enfants pour la mendicité, il cite un article de Slate.fr et un rapport conjoint de l’Unicef, de Human Rights Watch et du département d’état des Etats Unis.

Après le prologue, les chapitres alternent lieux et personnages. On est chez Gilles Patrick, chirurgien, « invité » à réaliser quelques opérations. L’ambiance est campée avec force dès le départ. De chapitre en chapitre, on va chez Némo et la petite rescapée qu’il récupère assise au bord d’un pont, Muette, silencieuse comme son surnom l’indique. Clairement, j’ai adoré Némo et Muette. D’une part, j’ai toujours aimé les trains, les gares, les voies ferrées, et Némo vit dans une voiture ( et pas dans un wagon, attention ) qu’il a aménagé pour y vivre son chagrin, y boire du rhum et se goudronner les poumons à la Gitane.

« Le matin, rien n’est très clair.

Je suis vieux. Muscles, articulations…Mon corps est rouillé. Je mets de plus en plus de temps à me lever. Je détends chaque membre. Mes pieds dans des chaussons d’un autre âge.

Mes poumons sifflent. Le goudron des clopes sans filtre. Excité par les déviances de la veille, un troupeau de bisons traverse ma tête devenue une savane sauvage. Au mieux, une nuée de mouches prend ma cervelle pour une viande appétissante.

Aujourd’hui, je suis saturé d’insectes bourdonnants.

Les yeux mi-clos, je sors de ma chambre et m’affale sur le canapé. Pas prêt. Je retourne me coucher. Le temps que mes neurones se connectent.

Allongé sur le dos, je regarde le plafond voûté. Une toile d’araignée me nargue dans un coin. Je l’enlèverai plus tard. Tout est nickel chez moi et doit le demeurer. Pas nécessairement bien rangé, mais propre. Tant que mon environnement restera net et clean, je garderai la tête hors de l’eau. »

Quand on sait son histoire, on pardonne tout. Il vit seul et commence à perdre la vue. Muette va surgir dans sa vie, il va la recueillir et ils vont former un drôle de duo. Il faudra du temps (celui du livre) pour comprendre son mutisme.

« Est-ce que je ne fais pas une grosse connerie en sauvant cette gamine? Pas certain qu’elle ait voulu sauter. Peut-être ne le saurai-je jamais.

Je ne suis pas l’abbé Pierre, non plus. Je m’appelle simplement Némo, je suis un vieil alcoolique, les poumons chargés à mort de nicotine et tapissés d’une belle couche de goudron. Je vais bientôt crever…mais avant, il y a de fortes chances pour que je devienne aveugle.

Alors, vieux ! Pour une fois, fais une bonne action. Sauve cette gamine.

Essaie ! »

Ensuite il y a Diarra et Sayid, encore un duo assez sidérant celui-ci.

« Sayid et Diarra étaient inséparables. Ils étaient devenus amis par hasard mais aussi par nécessité. Un lien les unissait l’un à l’autre. Toute la journée, une corde reliait Diarra à Sayid…et Sayid à Diarra.

Sayid n’avait plus de jambes. Elles avaient toutes les deux été sectionnées au niveau des genoux. Diarra, lui n’avait plus de bras droit. »

Jeunes, les garçons, 11, 12 ans, on ne sait pas bien, mais ce sont encore des enfants. Champions du gobelet tendu au carrefour, toujours bien rempli et qu’ils ramènent sagement au Grand Serge, le boss de l’entrepôt qui entretient à minima sa cohorte de pauvres gosses en se faisant un joli pactole. Et puis il y a Aïcha, jolie gamine lybienne de 13 ans, survivante de l’ignoble conteneur et qui sera exploitée elle aussi par de sales types.

« Grincement des portes métalliques suivi d’une violente lumière. Déplacement d’une partie de la cargaison. Le faux plafond s’effondra. Des corps humains en décomposition tombèrent sur la tête des douaniers et des dockers les plus proches.

Elle glissa et se retrouva enchevêtrée avec les cadavres. Il lui fallut plusieurs secondes avant de réussir à lever un bras et à émettre un cri.

-Vivante ! Je suis vivante !

Elle pensa que son calvaire était terminé. 

En réalité, il commençait. »

Dans le monde « normal », il y a la famille d’Elodie, qui attend un rein. Il y a Elodie dont on fera vraiment la connaissance à la fin du roman, une jeune fille intelligente, sensible, qui va vouloir savoir d’où lui est arrivé ce rein en elle providentiel qui mettra fin aux dialyses.

Ces histoires vont se rejoindre bien sûr, dans un récit sans temps mort. Parfois on sourit avec Diarra et Sayid, des gosses qui doivent oublier qu’ils en sont, et qui pleins de ressources arriveront à échapper au Grand Serge. Leurs discussions sont à la fois drôles, émouvantes et tristes. Comme tous ces personnages à la marge, tous sont des gens qui se cachent et qui ont appris à s’échapper, à filer au plus vite, à se rendre invisibles.

« Les deux garçons n’avaient jamais eu envie de mendier. Mais aujourd’hui, les angoisses de la nuit ne les avaient pas quittés. Quelque chose d’important venait de changer. Depuis longtemps, la naïveté de l’enfance les avait abandonnés, mais les affres du manque, le retour des souffrances des membres disparus les avaient encore endurcis. Sayid et Diarra venaient de se défaire d’un dernier reste d’innocence.

Ils allaient prendre leur destin à bras- le- corps. »

Je ne rentre pas dans les détails de tout ce qui se passe pour vous laisser le plaisir de la lecture. Mais en tous cas, jamais l’ennui.

Ce livre qui se lit sans difficulté, avec une construction impeccable dans ses enchaînements, ce livre m’a particulièrement touchée par son sujet, par l’empathie de l’auteur pour ses personnages, Némo, Muette, Diarra, Sayid et Aïcha. Voici un coup de gueule sans esbroufe mais plein de saine colère, de tendresse et de fraternité. Némo et sa voiture, Némo qui voit la vie en noir et blanc, Némo est le seul adulte à même de secourir ces gosses perdus, de les aimer aussi. Le « beau monde » se trouve écorché par la plume  de l’auteur, qui pourtant ne tombe jamais dans le manichéisme, ni dans le clivage grossier. Si Mohamed par exemple semble faire mine de se racheter un peu, il reste une ordure; et le Dr Gilles Patrick, lui, reste un homme digne de ce nom. Quant à Élodie c’est une jeune fille intelligente et sensible.

« Elle avait cependant obtenu une réponse: son rein ne lui avait pas été offert mais avait été volé…pour elle. Elle n’avait jamais demandé cela. Non, jamais. Plutôt mourir que vivre avec un rein volé.

Elle éprouva un violent dégoût. Ils l’avaient trahie…Déshonorée…Salie. Elle serait toujours différente de celle qu’elle était auparavant.

Sa seule envie à ce moment : fuir.

Quitter ses parents. Quitter cette vie…Peut-être même l’abandonner…Simplement mourir. »

Ce livre est bien sûr très noir, mais il est aussi question de résilience je trouve, c’est la lumière du livre, celle qui manque dorénavant à Némo, arrivé au bout du chemin dans sa voiture, sur ses rails, quelque part sur une voie de garage de la gare de triage de Villeneuve-Saint- Georges. Et seul avec la nuit, Némo; comme ces enfants, seuls avec la nuit, chacun à un moment donné.

Je salue Christian Blanchard qui écrit un roman que tout le monde peut comprendre aisément, un roman à mettre entre toutes les mains, un roman bourré d’amour pour tous ces échoués d’ailleurs. Votre livre, Monsieur Blanchard, m’a émue, mise en colère et espérant que votre propos ne reste pas dans l’ombre.  Bien sûr, on entend parler de tout ça ici et là, mais je crois en la force de la littérature, capable de créer des liens avec des inconnus, les mêmes que ceux qu’on croise sans les voir. Et soudain, par la force des mots, ils deviennent visibles et vrais. On est pas près d’oublier Diarra et Sayid. Et tous ces gens sur les voies de garage.

Les deux dernières phrases, alors que Némo est définitivement seul avec la nuit :

« Elle prit la corde à Diarra et tira un peu plus fort.

-Pas question de mollir, les garçons…on doit avancer. »

Jacques Higelin que Némo  chantonne à tout moment. « Je suis amoureux d’une cigarette »…adaptée