« Un bain, du sang…
Ça n’existe pas, un bel enterrement. Sauf dans le besoin de consolation de ceux qui restent.
Je le sais.
Mais parfois, la chaleur des vivants qui assistent à la cérémonie suffit presque à faire illusion.
Aujourd’hui, c’est l’anniversaire de la mort de Louis. Il me suffit de fermer les yeux pour me retrouver dans la maison où il habitait. Elle lui appartient encore. Enfin, pas exactement à lui. À sa succession.
C’est là qu’on s’est retrouvés après la cérémonie. Toute l’équipe. pour se souvenir. Et pour essayer d’apprendre à vivre avec sa mort. »
Un gros pavé qui aurait peut-être gagné à être un peu resserré, mais qui cependant apporte une part très intéressante à la littérature policière québécoise du moment. Un beau nombre de personnages, un beau préambule sur « une journée ordinaire », j’ai beaucoup aimé ce texte qui pointe avec humour et dérision nos sociétés. Extrait:
« Des pauvres ont faim et dénoncent les riches qui les exploitent.
Des riches essaient de se mettre au régime et dénoncent les pauvres qui vivent aux crochets de la société…La classe moyenne applaudit.
Un ixième ministre annonce des énièmes coupures.
Des chercheurs colloquent.
Des postdocs soliloquent.
Des indignés s’indignent qu’on ne s’indigne pas davantage.
Loin, très loin, des migrants se noient, imperméables aux discussions qui parlent de les sauver…un jour…peut-être…si ça adonne…ça dépend lesquels…
Le tirage d’un journal explose grâce à un scandale.
Des politiciens déclarent qu’ils n’ont pas déclaré ce qu’ils ont pourtant déclaré.
D’autres expliquent, longuement, qu’ils n’ont rien à dire.
Des manifestants manifestent pour le droit de manifester.
D’autres, pour l’arrêt des manifestations.
En conférence de presse, le gouvernement annonce qu’il va gouverner… »
Puis on démarre avec un bain et du sang, au sens le plus strict du terme, puisqu’une baignoire pleine de sang se retrouve exposée en vitrine, en plein Montréal. L’inspecteur Dufaux, en fin de carrière, va nous emmener dans les bas-fonds montréalais, accompagné par son équipe de choc – qui est à mon avis le plus bel argument de cette lecture – son équipe 2.0 – pour une de ses dernières enquêtes, qui ne sera pas la moindre. Impossible à résumer, mais ce sera une immersion dans les bas-fonds mafieux de cette ville, en bonne compagnie. Dufaux est en effet un chouette personnage. Veuf, il dialogue avec sa femme disparue, il l’écoute, persuadé qu’elle est toujours à ses côtés. Il louvoie avec ses supérieurs dont certains ne lui sont guère favorables, et puis surtout, il a son équipe de jeunes geeks, des surdoués qui utilisent à merveille les nouvelles technologies et leur propre intelligence, parfois à la toute limite des lignes légales. Il y a donc là tous les ingrédients d’un bon polar, ce qu’il faut d’action, d’humour cynique, d’émotion – très bien dosée – et de noir. L’équipe de choc, Paddle, Kodack, Parano et les Sarah ( trois Sarah, oui…), va se retrouver prise dans une enquête interne, mais ça ne l’empêchera pas de continuer le boulot jusqu’à la résolution. Petite présentation de l’équipe de choc de Dufaux:
« Il y a cinq femmes à la criminelle. Trois d’entre elles s’appellent Sarah. Les trois sont dans mon unité. Elles sont du même âge, à trois ou quatre ans près. Quand on les regarde, on pourrait croire qu’elles sortent de la même fabrique d’athlètes professionnelles: grandes, minces, raisonnablement musclées.
Sarah la blonde, Sarah la rousse et Sarah la noire…Ce sont les kids qui ont commencé à les appeler comme ça pour les distinguer.
Les kids, ce sont les quatre hommes qui constituent le reste de l’unité. Les Sarah leur ont attribué ce surnom collectif. Une manière de riposte. Et quand l’un d’eux a objecté qu’ils n’étaient pas des kids, qu’ils avaient le même âge qu’elles, une des Sarah a répliqué qu’avec les hommes, il fallait toujours soustraire cinq à dix ans pour avoir leur âge psychologique.
Contrairement à ce qu’on pourrait croire, tout ce beau monde s’entend à merveille. Le seul problème, c’est Sarah la noire. Sa couleur de cheveux varie au gré des semaines. On passe de Sarah la verte à Sarah la blanche, Sarah la rose, Sarah la bleue…
Mais bon, tout ne peut pas être parfait. »
J’ai aimé ce roman, parce qu’il offre un autre regard sur Montréal, je l’ai aimé parce qu’il y a de l’humour et des personnages bien ficelés, mais j’avoue m’être parfois égarée dans l’enquête et son réseau conséquent qui part dans tous les sens. Ce qui en soi n’a pas été bien grave. L’écriture est bonne, il y a aussi de la poésie dans le caractère de Dufaux, cet homme las qui ne se remet pas vraiment de la disparition de son épouse, qui n’entend plus se faire ennuyer par des supérieurs peu sympathiques pour beaucoup.
J’ai aimé le côté cynique, l’humour de ce genre:
« Le sang lui arrive au nombril. Les jambes, allongées au fond de la baignoire, sont complètement recouvertes par le liquide. Le dos bien appuyé, les yeux clos, un coussin derrière le cou, il semble confortable. On pourrait croire qu’il s’est endormi. Son bras gauche, qui pend sur le côté de la baignoire, confirme cette apparente sensation de bien-être chaud et humide qui pousse à la somnolence…Personnellement, j’ai toujours préféré la baignoire à la douche. »
Les mafias montréalaises sont au cœur du sujet, ce qui n’est évidemment pas anodin non plus, dans cette ville aux multiples facettes. Mais ce sont les geeks de Dufaux que j’ai préférés, toujours un peu limite, ils seront pourtant, avec leur boss, les clés de la réussite de cette enquête très tortueuse. Ce n’est d’ailleurs pas ce qui fait le charme de ce roman, ce sont les personnages qui apportent tout le sel de cette histoire. En tous cas pour moi.
J’ai bien aimé, même si ce n’est pas un coup de cœur, et donc je l’ai lu jusqu’au bout avec des moments où je revenais un peu en arrière. En y réfléchissant, finalement ce n’est pas vain de paumer un peu le lecteur, comme Dufaux est parfois paumé et patauge lui aussi…Il y a finalement de l’exigence dans ce livre, ce qui n’est pas pour me déplaire. Il faut être immergé, sinon comme le corps dans la baignoire de sang, au moins comme Dufaux, ses kids et ses Sarah, dans les crimes et recoins sombres de Montréal avec ses bandits et ses fonctionnaires corrompus. Immergé aussi dans le mode de pensée de Dufaux, un homme las:
« Je pense à mes années universitaires. À ces penseurs que l’on étudiait, ceux de l’époque des Lumières. Ils disaient vouloir affranchir l’humanité de l’esclavage de la religion…Ce qu’ils n’ont pas vu, c’est que la plupart des êtres humains n’ont pas, semble-t-il, la maturité suffisante pour vivre sans l’encadrement d’une religion bien organisée. Au mieux, ils deviennent des prédateurs consuméristes soft, doucement immoraux, le genre hashtag – I- me- mine – fuck – le – reste, comme dirait Paddle; au pire ils s’inventent un substitut de Dieu qui leur permet de justifier leurs pires pulsions. »
Un petit effort à fournir pour finalement un roman qui retient, qui va plus loin que ce qu’il semble de prime abord, sur les portraits des gens et de la ville. Dufaux est fort attachant, comme son équipe.
J’ai corné plein de pages, mais je m’en tiens juste à ces quelques extraits. Le livre se termine en un dialogue qui parle du travail de la police, des crimes auxquels elle est confrontée, et de la déstabilisation même des plus durs. Un regard pessimiste sur la société dans son ensemble, en laissant, et c’est bien, une place à une jeunesse pas si abêtie qu’on veut parfois nous le faire croire.
« Le vrai danger, beaucoup plus grave, c’est que les gens perdent foi en la justice. Comme ils achèvent déjà de perdre la foi en la politique. À ce moment-là, tout le monde va vouloir prendre la justice dans ses mains, mais sans avoir les moyens de s’assurer que les victimes sont vraiment coupables.[…]
-Notre travail va devenir un enfer. »
Assez envie d’en lire d’autres.