« Tableau noir du malheur » – Jérémy Bouquin – éditions du Caïman/Romans Noirs

Tableau noir du malheur par Bouquin-Tais-toi!

Y chouine le gosse, Gary. Saloperie de gamin, onze ans…On ne croirait pas, comme cela. Quand on le voit, on lui donnerait le Bon Dieu sans confession. Et pourtant, ce môme, c’est le Diable. Oui, le Diable! La pire des saloperies.

-Ta gueule! qu’elle en crache, ta gueule!

Céline tente de faire le vide dans sa tête, mais faut qu’il continue de sangloter, cette saleté de mioche:

-Tais-toi!

Le gosse est ceinturé à l’avant, place du passager, celle du mort. Les mains liées par du chatterton, ce ruban adhésif brun épais, celui qu’elle a trouvé ce matin, posé sur la table. Ça fait deux semaines qu’il traînait dans la cuisine. »

J’ai rencontré Jérémy Bouquin aux QDP cette année, et j’ai échangé avec lui, moment sympathique et intéressant. Et puis j’ai acheté et lu ce roman d’une noirceur intense. D’autant plus que le sujet abordé, l’école et la vie quotidienne d’une enseignante est brûlant d’actualité. Céline arrive pour un nouveau poste, une classe de CM, une nouvelle ville, une nouvelle maison. Avec le deuil de son mari Jean-Louis, Ghislain son fils adolescent et le chien. Elle veut prendre un nouveau départ et puis remplir cette mission d’enseigner ici, dans ce quartier populaire des Murailles. Remplir sa fonction éducative, c’est ce qu’elle a choisi et elle y croit. Enfin, elle y croit encore. État des lieux :

« Un quartier niché au cœur d’une ville qui ne compte pas moins de vingt mille habitants entassés dans des immeubles, pour les trois quarts insalubres. Une école modeste, oubliée on va dire. Une école et ses onze classes, une par niveau, près d’une trentaine d’élèves par classe.

Les parents font tout pour ne pas venir là!

Les enseignants aussi.

On ne tombe jamais là par hasard, lance un des collègues de Céline, qui éclate de rire. C’est un des plus anciens de l’école.

L’inspection avait bien pensé fermer l’école. »

Malgré cela, on comprend dès le début qu’elle est dépassée par tout ce qu’elle a à faire pour son installation, avec son fils, un gentil gamin qui regarde sa mère avec appréhension.

Le roman commence habilement par la fin, puis le déroulé de l’histoire va nous emmener dans le calvaire de Céline, qui, malgré des collègues assez sympas, va se trouver confrontée à une classe qui n’est absolument pas au niveau, et un élève: Gary. Gary va lui déclarer une guerre impitoyable et peu à peu, on va assister à la dérive de cette jeune femme, à sa détresse, à sa solitude.

« Céline est rincée. Elle ramasse les feuilles restées dans le coin. Elle va aligner certaines chaises derrière les tables, regarde un moment dans la cour. Un bus se gare en face de la grille, dans la montée. Les parents attendent, des assistantes maternelles aussi. Les autres gosses sont accompagnés par les enseignants, elle a loupé son coup. Débordée, fatiguée…Une classe pas facile, on l’avait prévenue.

Elle termine de ramasser les copies, les corrige dans la foulée.

Elle ouvre sa trousse: sa clé USB, celle du projecteur. »

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L’écriture de Jérémy Bouquin sait parfaitement nous emmener dans cette chute si triste, si violente, si inéluctable, tout comme cette écriture sait parler de ce quartier d’où viennent les élèves de Céline . C’est parfois par le regard des autres instituteurs que Céline apprend qui sont ces enfants, ces élèves qui pour certains s’en sortent, d’autres pas. C’est l’abandon qui caractérise ces lieux, et là, reste l’école qui prend de plein fouet tout ce que cet abandon génère de colère, de misère, et de violence. Céline va tout tenter pour sa classe, pour de faibles résultats; quant à Gary, il sera l’axe de la dérive. Quand Céline reçoit les parents, ceux qui osent venir, ceux qui ont envie tout de même de voir qui enseigne à leur gosse, qui s’en occupe, c’est sans lourdeur et de manière très juste que l’auteur décrit ces rencontres. Comme il peint  sans fard le déclin de Céline, sa chute vers la dépression, commencée à la mort de son mari et les actes ultimes dont elle devient capable. Tout commence avec l’alcool:

Elle avait failli sombrer ce soir de juillet. Pour oublier. Alors qu’elle s’était trouvée un jour à acheter deux bouteilles de whisky de l’île de Skye et une de Gin, elle avait oublié sa carte bleue chez elle. Déjà éméchée, trois jours seulement après l’enterrement de Jean-Louis, elle cherchait son portefeuille dans son sac à main, devant la fille de la caisse, elle était livide. Ses bouteilles, son pack, même pas de viande, de fruits ou légumes…rien à manger, juste à boire. »

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Jérémy Bouquin dit lui-même qu’il « se consacre à la description très subjective de cette vie de tous les jours qui tourne en vrille », et il le fait bien, et il a raison de le faire. Je rajoute qu’il est un graphomane acharné, qu’il écrit tout le temps, des textes courts ou pas, et est aussi vidéaste, scénariste de BD, animateur radio. Et j’en passe.

Pour moi, à part vous dire de lire ce livre et d’autres de Jrmy ( parce que moi, j’ai l’intention d’en lire d’autres), je vous laisse entrer dans l’enfer quotidien de Céline. Pour laquelle je ressens une compassion profonde. Voilà, je n’ai rien raconté, mais vous pouvez vous aussi entrer dans la vie de cette femme, et dans  celle de l’étrange Gary. Oui, ça pique un peu, mais c’est salutaire.

P.S.: j’ai choisi le mot « instituteur », parce que c’est celui que j’employais gamine. Pas pire que d’autres. 

« Munera » – Éric Calatraba – Éditions du Caïman/Collection Polars en France

 »           I

VAE VICTIS

Markus

Nice, Alpes Maritimes

Il reprend connaissance quand le sel ravive ses blessures. Il est dans le noir. L’eau s’engouffre à travers le tissu et le fait suffoquer. Il repousse la toile d’un geste vif. Sa peau se déchire. Ses os se brisent. Des grognements, des cris inhumains font écho à sa propre plainte.

Sven

Kiruna, Laponie suédoise

Atteindre une ancienne galerie de la mine de fer. Reprendre son souffle. Les raquettes de Sven s’enfonçaient dans la neige épaisse, instable. L’air glacé s’engouffrait dans sa poitrine. Moins trente degrés et la sensation de respirer du feu. sans ralentir, il plongea la main dans son sac et toucha les liasses de billets pour se donner du courage. Un bourdonnement se fit entendre et il regarda l’arme qu’on lui avait laissée : une hache de guerre viking. »

Markus et Sven sont deux des personnages présentés dans ce premier chapitre. Suivent Zachary, désert de Tanami en Australie, Raimundo à Rio de Janeiro, Favela de Vigario Geral, Rouslan en Ouzbékistan, province de Navoï, Ethan à Ottawa, province de l’Ontario au Canada et enfin John, à Old Crow, province du Yukon au Canada aussi. Tous nous sont présentés dans une situation qu’on ne peut pour l’instant pas comprendre, le récit qui suit va nous éclaircir. Mais pour la police française, tout débute avec un sac repêché à Nice, contenant un corps humain et ceux de divers animaux: coq, singe, chien et serpent. Ainsi va commencer une enquête tordue et touffue, et peu à peu, en rencontrant les nombreux personnages, ce qui se passe va nous venir sous les yeux, et en utilisant un mot faible, c’est inquiétant…

« Jairo et Mariana poussèrent les fauteuils jusqu’au hangar. Les portes étaient ouvertes en grand, laissant apparaître deux machines aux roues chaussées de pneus crantés, reliées à des suspensions à long débattement. uns structure allégée, seulement composée d’arceaux métalliques et équipée de deux phares de forme étirée donnant à l’avant un air agressif.

-Gladiateurs, voici vos chars ! »

Je découvre Éric Calatraba et cette maison d’éditions avec ce roman policier, que je vois personnellement plus comme un roman d’aventures furieuses – une histoire de dingues – qui permet à l’auteur sans discours barbants ou démonstrations outrancières de mettre en scène les plaies de notre monde, les relents rances qui remontent un peu partout – l’histoire est internationale – , les ravages contemporains sur l’environnement et les peuples dans un excellent parallèle avec les jeux du cirque de la Rome antique. L’histoire est impossible à résumer, mais on a là une narration vive, qui met en haleine en prenant son temps à éclaircir la lectrice, puis avec une nette accélération dans le dernier tiers du livre. Il se lit vite, parce qu’on passe un temps à voir s’édifier l’affreuse organisation dont il est question, à comprendre ce qui se prépare dans un va-et-vient entre plusieurs pays, ici surtout le Brésil et le Canada.

« Ethan repensa à son père et à ses croyances animistes chamaniques. Il fallait d’abord rêver du gibier pour qu’enfin il apparaisse. Ensuite, le Gwich’in se cachait sous des peaux, imitait les cris des animaux, se couvrait d’excréments ou d’urine de femelle. Alors seulement, la créature pouvait apparaître? Il y avait affrontement. L’homme en sortait vainqueur la plupart du temps. Pas toujours. Seule la mort de l’un des protagonistes redonnait à chacun son identité; c’est pourquoi, ici, on méprisait les adeptes du no-kill. Si tu avais rêvé d’un saumon, si après son long périple il s’offrait à toi, tu devais prendre sa vie sous peine de lui faire injure. Dans les lieux où rien ne pousse, la chasse n’est pas un jeu. »

Le capitaine Raphaël Larcher et le commandant Ugo Luciani ( Lucci ) vont être amenés à pénétrer au cœur de cette bande de fous furieux qui nourrit en moi une crainte, c’est qu’elle existerait réellement…Je ne peux m’empêcher de penser que oui, sous cette forme ou sous une autre, mais oui…latente ou active, mais oui. Donc, les deux hommes seront expédiés dans l’arène, et découvriront le « jeu » en devant y participer. Le début du roman est émaillé de scènes tranquilles, amoureuses, familiales, amicales, au chant des cigales à Nice ou en Corse. Et puis, adieu jours paisibles, nos deux flics vont pénétrer le maelstrom infernal et tenter d’y survivre.

Je n’ai aucune envie d’en dire plus, si ce n’est que j’ai particulièrement aimé une longue scène de chamanisme assez impressionnante et les foules haineuses du cirque, si évocatrices. On a en ligne de fond Nietzsche et de l’opéra – Le crépuscule des Dieux, Carmina Burana, « Ô fortuna » emplit les arènes

Aïda, Le couronnement de Poppée, Norma, Les Indes galantes…L’auteur a donc une belle connaissance des jeux du cirque à Rome et plus globalement de la culture antique romaine, la langue et la philosophie; il exprime aussi une saine colère contre les pouvoirs de l’argent qui broient tout sur leur passage, entraînant des catastrophes partout, le tout enrobé dans une idéologie puante sous une croûte de culture manipulée.

« Dans la forêt environnante résonnaient des bruits d’engins de chantier et de tronçonneuses. Strandberg World Mining voulait exploiter plus avant le filon. Raimundo leva la tête et vit une énorme machine à huit roues en action. Son châssis articulé se faufilait entre les arbres qu’elle coupait, ébranchait et débitait en quelques secondes. La surface de la forêt se réduisait de jour en jour. Des espèces endémiques disparaissaient l’une après l’autre. Le territoire des Indiens était menacé. L’homme se privait, entre autres, d’une possible pharmacopée pour le futur. Mais du futur, on ne se préoccupait que dans les mots. »

De courts passages nous mettent dans l’esprit et la vie de certains personnages, comme Charlotte Vu, ou Daga, et ce sont toujours des destinées tristes, douloureuses, provoquant des réactions antagonistes. Des pages très violentes et des décrochages salutaires avec par exemple les messages de Lila à son papa Raphaël, veuf et amoureux de Laure.

« Pa’, un petit bisou d’Écosse. Tout va bien, on s’éclate. J’aurai plein de photos à vous montrer. Embrasse Laure. Lila » »

Raphaël qui écoute : « Pur ti miro » de Monteverdi, par ces deux artistes précisément

Il y a les bouleversantes funérailles de Martine, l’épouse de Lucci

« La Mort n’est rien…

Je suis seulement passée dans la pièce à côté,

Ce que nous étions les uns pour les autres, nous le sommes toujours.

Donnez-moi le nom que vous m’avez toujours donné.

Parlez-moi comme vous l’avez toujours fait. N’employez pas un ton différent, ne prenez pas un air solennel et triste. »

Ou les lettres échangées par les « gladiateurs » avec leur famille

« Maman, papa, Fernando,

Quand je vois le Christ de Corcovado ouvrir les bras en baissant la tête, j’ai toujours l’impression qu’il montre son impuissance. alors, si lui-même doute de son pouvoir, pourquoi devrions-nous croire en lui ? Jusqu’ici, je n’ai pas eu beaucoup plus de chance que vous, mais je vais tenter une dernière chose. Si je réussis, je m’installerai dans un beau quartier, à Ipanema ou à Leblon et j’embaucherai une personne qui s’occupera de moi; si j’échoue, alors on se verra bientôt. ce n’est pas une chose que j’ai choisie, mais, en fin de compte, ça me va.

Um abraço aos trés

Raimundo »

Mais ça ne dure pas et le récit s’emballe, ne laissant pas de répit, on lit entre autres les lettres des » lutteurs » à leur famille qui filent des frissons et on va jusqu’au bout, le suspense allant crescendo. Bien construit, bien écrit, intelligent, un bon roman .

Grand plaisir à cette lecture, une histoire impitoyable, et jolie entrée pour moi aux éditions du Caïman.

Et au fait, le titre !

« Le mot latin munus,  (pluriel : munera) qui désigne le combat de gladiateurs signifie à l’origine « don » et s’inscrit parfaitement dans ce cadre funéraire. Le munerator était celui qui offrait un spectacle de gladiateurs. »