« Ne me cherche pas demain » – Adrian McKinty- Actes sud/actes noirs, traduit par Laure Manceau

9782330148607« Le bipeur se met à couiner à seize heures vingt-sept le dimanche 25 septembre 1983. Un do dièse strident toutes les quatre secondes, annonçant – en tous cas pour ceux d’entre nous qui ont pris la peine de lire le manuel – une urgence de niveau 1 – . Il s’agit d’une alerte générale envoyée à tous les policiers, réservistes et soldats d’Irlande du Nord, même en repos. Il n’existe que  cinq alertes de niveau 1, parmi lesquelles: attaque nucléaire soviétique, invasion soviétique, et ce que les fonctionnaires qui ont rédigé le manuel ont nonchalamment nommé « intrusion extraterrestre ».

Ça faisait un bail que je n’avais pas lu cet auteur. Se replonger dans la littérature irlandaise, noire ou pas, est toujours un grand plaisir. Ici, un roman noir évidemment, et un personnage utilisé comme vecteur pour balancer pas mal de choses sur les Irlandais, un œil très critique, et même virulent et rageur sur ces gens empêtrés depuis si longtemps dans des conflits – on disait les « troubles », pour décrire des attentats à la bombe réguliers, des crimes de chaque côté et le goupillon entre les deux – . Lisant ce roman, il semblerait que les braises se réveillent par là-haut, et il y a peu j’ai revu Bloody Sunday avec toujours ce sentiment de gâchis affreux et la stupidité des guerres.

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Préambule un peu long pour parler maintenant en quelques mots de ce livre. Ce sera court car comme souvent pour les romans contenant une enquête, mieux vaut ne pas développer. Mais je parlerai de l’écriture très vivante de McKinty. J’ai beaucoup ri, sur de nombreux passages, jusqu’à la fin très noire et un flic désabusé, dégoûté par son propre pays. 

« On pourrait donc s’attendre à ce que je me sois rué sur le bipeur à l’autre bout de la pièce avant de courir, en proie à une panique grandissante, vers le téléphone le plus proche. Mais ce serait se fourrer le doigt dans l’œil. »

L’histoire se déroule donc en 1983, près de Belfast – Carrickfergus pour être précise -, en plein conflit. L’inspecteur Sean Duffy, catholique, chose rare dans la police d’Ulster, a été radié à cause d’accusations douteuses. Je ne reprends pas la 4ème de couverture, qui dit trop, mais il est un jour contacté par le MI5, service des renseignements responsable de la sécurité intérieure du Royaume-Uni. Mais entre temps, Sean traîne, écoute toutes sortes de musiques allant de Ligeti à Lou Reed. Dans le temps mort entre son éjection de la police et sa nouvelle fonction, Sean Duffy traîne et maugrée intérieurement:

« LA LETTRE

belfast-383172_640Nouvel An 1984. Mais pas de Big Brother qui nous observe. Tout le monde s’en contrefout. L’Irlande est une île perdue quelque part dans l’Atlantique que tous les gens raisonnables voudraient voir dériver au large, loin de leurs côtes, au-delà de leur imagination…

L’année avance tant bien que mal. Les journées se confondent. Un matin du grésil, le lendemain de la pluie.

Je sillonne la ville et en arrivant chez moi je regarde au courrier au cas où ma lettre de licenciement serait arrivée pour signature. Carrickfergus est un vaste chantier: des pans de ville entiers délimités pour démolition et reconstruction. De l’argent de la CEE, alors les gens du coin voient ça d’un bon œil, mais ils se le fourrent dedans, parce que ça veut juste dire qu’on est en haut de la liste européenne des Villes du Fond Du Trou. »

En effet, Dermott McCann, artificier de l’IRA et ancien camarade de classe de Sean, vient de s’évader et le MI5 veut le retrouver.

Sean Duffy se retrouve ainsi réintégré dans ces services, chargé de retrouver le fuyard, épaulé par Kate. Kate est un très beau personnage, ambigu à souhait, sympathique et on perçoit bien la relation de complicité qui se crée avec Sean.

Va ainsi commencer une enquête que Sean mènera à sa façon, retrouvant finalement la famille de Dermot parmi lesquelles Annie que Sean aime particulièrement, sans pourtant perdre de vue le double jeu qu’il doit mener finement. Mais très vite intervient une seconde enquête, irrésolue: le meurtre de Lizzie, autre membre de la famille McCann. Affaire classée comme accident, Sean n’est pas satisfait et c’est ce qu’on appelle une enquête en chambre close qui s’infiltre dans l’histoire. Pas par hasard, évidemment. Sean sera parfois « gêné aux entournures » par les liens qu’il a encore avec cette famille et ce sera aussi un atout. Avec en premier Annie, l’ex épouse de Dermot McCann, et c’est donc ainsi qu’il va entamer son enquête, envahi de souvenirs d’enfance et d’adolescence, bons et mauvais. Le palpitant toujours réactif au souvenir d’Annie.

394px-O'neill_clanaboy« Elle n’a rien perdu de sa beauté. Elle a les cheveux roux de sa mère, mais avec des boucles qui partent dans tous les sens – ce que certains trouvent charmant dans le genre bohême mais que d’autres jugent un peu excessif pour une femme de plus de trente-cinq ans. Sa peau est pâle, bien sûr, et ses yeux d’un bleu perçant brillent toujours aussi intensément. L’arête anguleuse de son nez a quelque chose d’aristocratique ( une ascendance O’Neill peut-être ) et ses lèvres sont charnues. Elle a toujours eu le sourire facile et, encore maintenant, malgré la mort de sa sœur et son divorce avec Dermot, son expression est pleine de chaleur. »

Voilà pour les grandes lignes du roman. Ce qui en fait le charme, la drôlerie et la pertinence c’est bien sûr le ton choisi par Adrian McKinty, grinçant à souhait, des dialogues à diverses interprétations, il glisse même Maggie, La Dame de Fer, lors de l’attentat de Brighton. La scène chez le coiffeur Sammy McGuinn, communiste ( le seul du coin dit Sean ) est vraiment réussie, avec une acidité colérique sous jacente tournée à l’humour.

« -Sean, je sais que tu ne le vois pas pour le moment, mais c’est une très bonne chose. En tant que membre de la police, tu n’étais que le laquais d’un gouvernement tyrannique qui opprime la volonté du peuple. Catholique, en plus ! Un mec futé comme toi !

-C’était un boulot, Sammy. Et j’étais pas si mauvais.

-Le pouvoir est un poison pour l’âme ! il fait, et il enchaîne sur Lord Acton, Jurgen Habermas et l’expérience de Stanford.

-Ouais, tu voudrais bien me le certifier conforme, Sammy?

-Bien sûr, dit-il et il ajoute sa signature et son cachet en marmonnant quelque chose à propos de Thatcher et Pinochet. 

-Je vois bien que t’as pas le moral. Pour le même prix, je te rafraîchis ta coupe, il propose, et il met la musique la plus joyeuse qu’il ait trouvée, à savoir la Symphonie n° 40 de Mozart. »

C’est ça qui fait réellement l’intérêt du livre, le sujet n’étant pas nouveau, c’est la façon vraiment rageuse de dire ce qu’il pense de son pays. Il ne donne pas vraiment envie d’y aller faire un tour. La voix de Sean est sans pitié pour les protagonistes de ces attentats, guerres, troubles, quel que soit le nom qu’on leur donne, c’est un homme fatigué de tout ça. Enfin il termine avec amertume – la fin est plus grave – sur son hésitation à partir ou rester.

zippo-2096918_640« Les mains en coupe autour de mon Zippo, je donne vie à une cigarette.

J’emprunte à mon tour la planche en bois qui tangue sous mes pas et trouve refuge sous l’auvent de la capitainerie.

Terre ferme.

Terre d’Irlande.

Terre de mes ancêtres, de ma naissance. Pour laquelle je n’ai aucun amour. Tout juste bonne à récolter la cendre de ma cigarette et la boue de mes semelles. […] »

J’ai donc beaucoup aimé cette histoire, grâce à Sean surtout, grâce au ton acide, voire corrosif de l’auteur. Une lecture accrocheuse et une fin sur les chapeaux de roue, alors, en Toyota Celica Supra…

« De zéro à cent en quinze secondes.

Seulement à 160 chevaux, 216Nm de couple, mais cette caisse avance comme une voiture de formule un. Radio Luxembourg se met en marche et je monte le volume.

Hendrix et le Velvet envoient du son rien que pour moi.[…].  Je baisse ma vitre et allume une cigarette.

Nuii. Vitesse. Tabac de Virginie. Angleterre.

Inutile de regarder ma tronche dans le rétro pour savoir que je souris.

Si la maladie des temps modernes est l’angoisse et l’ennui, en Irlande du Nord on a trouvé le remède. L’omniprésence de la mort réduit l’ambition, l’inquiétude, l’ironie et la monotonie à un seul et unique mot. Vivre ! »

Seul le titre ne me plait pas . Titre original « In the morning I’ll be gone ». 

Quelques questions à Alexandre Civico, à propos de « Atmore Alabama  » – Actes sud/Actes Noirs

Alexandre Civico, je souhaite vous remercier tout d’abord d’avoir accepté cette petite conversation avec une lectrice. J’avoue n’avoir pas lu vos deux premiers romans édités aux éditions Rivages, « La terre sous les ongles » en 2015 et « La peau, l’écorce » en 2017. Je ne peux donc pas comparer avec ce que vous avez écrit précédemment.

Je vous découvre avec « Atmore , Alabama » qui vient de paraître chez Actes Noirs et je suis sortie de cette lecture d’un après-midi très impressionnée, très touchée aussi, et sans hésiter votre livre est pour le moment parmi ce que j’ai lu de meilleur à mon sens et à mon goût depuis le lancement de cette rentrée littéraire.

Voici ce qui m’est venu à l’esprit en lisant.

– Le premier point fort et remarquable est sans hésitation l’écriture. En effet, avec un livre de 144 pages vous racontez une histoire entière mais aussi vous posez un décor, des caractères, une atmosphère avec une précision extrême . Il y a un dépouillement de votre écriture et paradoxalement une grande richesse des émotions générées en lisant. Il me semble que ce langage sobre est lié bien sûr au caractère du personnage narrateur, néanmoins tout le livre est ainsi, les autres personnages sont eux aussi économes de mots, point de bavardage; c’est ce que j’appelle parfois un livre silencieux, alors que le « brouhaha » est partout chez les personnages principaux, dans leur corps et dans leur esprit. Leurs sentiments s’expriment autrement ( la boxe par exemple ). Pouvez-vous me parler de ce travail sur l’écriture : vocabulaire, images comme « le museau » de la locomotive ou le ciel « infesté » d’étoiles, le ton d’Eve aussi, son esprit vif et son sens de la répartie, et surtout comment vous atteignez à des phrases aussi parfaites que celle que j’ai relevée :

« Toi et moi, nous sommes des rois sans paupières, seule la douleur nous préserve de la mélancolie. »

C’est une phrase pure et terrible, qui me remue profondément.

– Merci chère Simone de m’offrir cet espace et de me permettre d’expliquer un peu plus avant mon travail et mon propos.

Mon écriture se construit sur l’ellipse. Je pense fondamentalement qu’un texte doit laisser la place au lecteur, lui permettre de faire son « travail de lecture ». Aussi, rester dans l’esquisse des situations, n’exprimer les sentiments de mes personnages que par leurs agissements me semble essentiel. J’ai tendance à penser que l’on est ce que l’on fait (sans doute beaucoup trop lu Sartre à l’adolescence) et que « révéler » la psychologie des personnages n’a pas d’intérêt particulier. C’est sans doute ce qui donne une forme de sécheresse à ma façon d’écrire.

Ensuite, j’ai en effet un goût pour l’image, pour une certaine poésie cruelle et c’est certainement le produit d’un fantasme d’écrivain, celui de parler directement au ventre. J’aimerais que le lecteur ressente « physiquement » ce que je tente d’exprimer, comme une forme de synesthésie (là encore, les lectures adolescentes ont dû polluer un peu mon esprit). La manière dont cette écriture se forme, en revanche, reste un mystère pour moi. Je me laisse porter par les phrases qui viennent sans, souvent, que j’aie besoin de les appeler. Ce sont ces phrases qui ont construit, par exemple, le personnage d’Eve et non le contraire.

– Parlez-moi du choix de ce binôme Eve et le narrateur qui partagent leurs errances, duo pas si improbable qu’il peut sembler – ils aiment la littérature et les mots , les verbes ! – parfois tendre et assez ambigu jusqu’à la fin

– Le binôme que forment Eve et le narrateur n’était pas prémédité. Eve, au départ, devait simplement permettre à mon personnage d’exprimer sa douleur, de la faire ressentir. Evidemment, le choix de cette jeune femme qui renvoie le narrateur à son histoire, était volontaire. Eve serait le miroir de son drame. Mais elle a pris peu à peu son autonomie, elle a commencé à s’exprimer, justement à travers ces phrases qui affluaient. Elle a donc pris une place bien plus importante que ce que j’avais prévu au départ. Dans le fond, Eve est devenue peu à peu ma voix à moi. En quelque sorte, pour reprendre la vieille antienne flaubertienne, Eve, c’est moi.

 

« Regarde,  la triste humanité qui danse sur des tessons de bouteille. Elle ne peut s’arrêter, sinon elle ressent la douleur. Nous, nous avons simplement arrêté de danser, dit Eve. »

– Pour finir, et inévitablement, parlez-moi de votre Amérique, celle que vous nous dépeignez ici et particulièrement de l’Alabama – qui n’a déjà pas une réputation reluisante – . J’ai perçu la fête qui se déroule dans le temps de l’histoire comme une image symbolique forte de cette Amérique « en toc », si clinquante pour cacher sa misère , ses misères . Si brutale pour la même raison. Qu’en pensez-vous?

-Atmore Alabama n’aurait pas pu s’écrire sans ce voyage que j’ai effectué là-bas. J’ai su, en rentrant, que la ville en elle-même deviendrait un personnage à part entière du roman. Je ne prétends parler que de l’Amérique que j’ai vue, une partie infinitésimale de ce pays-continent et de sa diversité, mais cela a été un véritable choc. Notre « pratique » de l’Amérique, toute la culture de masse que nous en recevons, nous fait croire à une relative proximité. Or, en me rendant sur place, j’ai vu que ce qui nous sépare est bien plus important que ce que j’imaginais. Ce n’est pas la violence qui m’a frappée, mais plutôt une satisfaction, un désir de se raccrocher à un mode que vie quoi qu’il en coûte. La misère est là, bien présente, visible, mais elle ne paraît rien remettre en question. Je n’ai fait que « frôler » les habitants de cette ville, en dire des choses définitives serait malhonnête. En revanche, j’ai vu des gens très fermés sur eux-même, sur la «communauté » , comme si le monde se réduisait aux quelques dizaines de kilomètres carrés du comté d’Escambia et qu’on ne voulait absolument pas savoir ce qui se passe ailleurs. D’une certaine façon, j’ai « compris » pourquoi ces gens votent comme ils votent, pensent comme ils pensent. Ils ne sont pas des salauds, je ne veux pas les montrer comme cela, mais simplement, leur monde se réduit à quelques enjambées.

 

« Ce sont des enfants, m’avait dit Eve un jour. Pourquoi crois-tu que les lumières de la ville sont toujours allumées? Ils ont peur du noir. Dans l’obscurité, ils ne sont rien, ils s’évanouissent. Ils ont peur de ce qu’ils ne verront pas. »

Alexandre, encore merci d’avoir accepté de me répondre, de m’avoir accordé un peu de temps. Je souhaite une longue vie à ce livre beau et puissant et une longue suite à votre travail d’auteur.

Et avec Willy DeVille, on entend aussi Johnny Cash

 

« Atmore, Alabama »- Alexandre Civico – Actes Sud/Actes Noirs

« Williams Station Day

7 h 45

Le premier train du jour surgit du brouillard. Deux gros yeux jaunes, en colère, jaillissent soudain, éclairant le museau renfrogné de la locomotive qui tire derrière elle des dizaines de wagons et de containers. Williams Station Day, dernier samedi d’octobre. L’odeur de carton-pâte des petits matins froids. Une brume épaisse couvre la matinée comme un châle. À l’approche de la gare, le train pousse un mugissement de taureau à l’agonie. La foule assemblée là pour le voir passer lance un grand cri de joie, applaudit, se regarde applaudir, les gens se prennent à témoin, oui, le Williams Station Day a bien officiellement commencé. »

Ce court roman sera sans conteste parmi mes gros coups de cœur de la rentrée. Je découvre avec bonheur cet auteur dont voici le 3ème livre. Un texte resserré et qui à mon avis, dans le style, dans l’écriture, atteint à la perfection. Chaque mot ici prend tout son sens, rien d’inutile, point d’ornements mais une poésie créée juste par la façon d’assembler les mots choisis avec soin, les phrases et les chapitres courts et la lecture se fait comme une respiration. Ainsi le décor est planté sobrement mais précisément.

« Je la regardais, cette Amérique, et me suis dit qu’elle dégueulait d’Amérique. De ses propres signes, de ses clins d’œil à elle-même. Cette Amérique avec sa peau grenue, ses vergetures et son fond de teint mal étalé, ses routes larges, ses lumières qui éclairent le jour, ses couleurs stridentes, elle était telle que je l’avais laissée dans ma jeunesse, un peu plus fausse sans doute encore, mais cela venait peut-être de moi. »

Il en ressort un sentiment qui m’a accompagnée tout au long de la lecture; un sentiment de solitude, celle que ressent au fond chacun des personnages, une tristesse qui dit l’absence de perspective, et un regard sur cette Amérique électrice de Trump assez impitoyable. Néanmoins, l’auteur me semble moins sévère envers les femmes d’Atmore qu’envers les hommes, tous ces hommes accrochés au comptoir du bar, pleins d’assurance et de certitudes, pleins de haine et de misère intellectuelle, pleins d’ennui. Je ne les aime pas. Il m’est difficile de leur trouver des excuses, voire impossible. 

 » Bruce m’a interrogé sur ma religion et j’ai répondu, évasif, baptisé catholique. Il s’est levé et m’a serré la main, chaleureux. J’avais peur que vous soyez musulman. Si vous aviez été musulman, on n’aurait pas pu continuer à parler, vous comprenez. Je les déteste, les musulmans. Je croise un musulman, je le bute, j’ai un flingue pour ça. on a tous un flingue ici, et si on croise un musulman, on le bute. »

Ou aussi

« Ici, c’est l’Amérique, vous savez, la vraie. Chez vous on croit que l’Amérique c’est les côtes, New York, Hollywood, mais la vérité de l’Amérique, c’est ici. La communauté. On est entre nous, en communauté. Et ceux qui n’en font pas partie n’en font pas partie. »

Alors que les femmes, Betty ou Mae engendrent plutôt de la compassion indulgente, parce qu’elles gardent des sentiments et de l’humanité, Mae pour son fils qu’elle va voir en prison et Betty envers Eve.

« Je suis désolée, a dit Betty.

Aucune importance.

Elle vient presque tous les jours, c’est une paumée, a-t-elle ajouté comme pour l’excuser. Elle est toujours dure avec moi, toujours un peu méchante, mais je sais que ce n’est pas une mauvaise personne. Elle porte juste un costume trop grand pour elle. »

Joli, non ? 

Que dire de l’histoire elle-même? Infiniment triste, une histoire de perte, de deuil, de désir de vengeance pour le narrateur dont on ne connait pas le nom, un professeur qui a quitté son travail et son pays, la France, pour rôder autour de la prison d’Atmore, Alabama.

« J’avais quitté Paris quelques heures plus tôt après avoir empaqueté rapidement mes affaires dans la valise noire. Mon billet d’avion fumait encore. Plus de chat à nourrir, tout juste une porte à claquer sur des fenêtres aux volets clos, un parquet aux lattes écartées, poussière débordant des rainures, une odeur rance de frigo en fin de mois et la porte d’une chambre que je n’avais jamais pu rouvrir. »

Quand il arrive a lieu la grande fête annuelle, le Williams Station Day, fête de la fondation d’Atmore. Et le livre se déroule sur 33 jours. Des flashes de souvenirs éclaboussent le narrateur et le terrassent, alors il boxe; dans une salle et contre les murs de sa chambre.

« J’ai fait des pompes, des abdos, puis j’ai attaqué le mur. J’ai frappé, poings serrés, trois phalanges légèrement avancées. J’ai frappé, une main après l’autre, j’ai frappé contre le mur blanc, de plus en plus vite, de plus en plus fort. J’ai arrêté en voyant la trace rouge se former sur la cloison. »

C’est aussi une histoire d’errance pour Eve, fille d’un couple de Mexicains immigrés aux US, gamine défoncée qui vit de son corps déjà abîmé, dans un vieux mobil-home.

« Mes parents sont mexicains, moi je suis née ici, juste de l’autre côté de la frontière, ça fait de moi une dreamer, une rêveuse.

Elle a montré la pièce qui nous entoure avant d’ajouter, il est beau mon rêve, tu ne trouves pas? Ils inventent des mots qui ajoutent du malheur au monde. »

Elle lit beaucoup, elle est intelligente, elle va partager avec notre conteur le goût des mots, du vocabulaire – que partage j’en suis sûre l’auteur avec eux, ainsi le ciel n’est pas « constellé d’étoiles », mais « infesté d’étoiles » et ça, ça a un sens –  On ne saura pas grand chose de ce qui a amené Eve à cette situation, à se retrouver dans cette ville raciste jusqu’au plus profond de ses tripes, où les machos immondes s’essuient les pieds sur les gens comme elle.

« C’est normal, je déteste ces gars, ils s’emmerdent autant que moi mais eux sont fiers de s’emmerder. La soirée où ils ont cassé la figure à un Français sera racontée pendant plusieurs années. » 

Des liens vont se créer entre Mae, Betty, Eve et le narrateur et la fin est absolument bouleversante, c’est un coup de poing final qui m’a chopée et laissée KO. Vraiment quel beau et puissant texte…

Les quelques extraits que je partage avec vous pour illustrer cette écriture pour moi parfaite ne sont que des miettes, mais ce livre est pour moi de ceux à lire à voix haute. En le parcourant pour vous en dire ces quelques mots, j’en ressens encore la force et la portée émotionnelle. Un livre qui reste.

La phrase retenue par tous ceux qui ont lu ce livre, je pense:

« Ils pensent être le peuple. Ils ne sont que la foule. »

et pour moi, cette autre:

« Toi et moi, nous sommes des rois sans paupières, seule la douleur nous préserve de la mélancolie. »

Chez Eve, on écoute Willie DeVille, « Across the borderline »

Demain, conversation avec Alexandre Civico.

« Bleu blanc Brahms » – Youssef Abbas – Actes Sud/Jacqueline Chambon

« Pour la première fois de sa vie, il se sentait français. C’était il y a deux heures. Il y a vingt ans. Le soleil l’avait cuit tout l’après-midi. Hakim vidait une bouteille d’eau en plastique froissée, balancée par un voisin. À ses côtés, Yannick sifflait une canette de soda et s’humectait le front avec l’aluminium rouge. La sueur leur collait aux tempes. Ils portaient les murs, le temps que ça passe. Ça, c’était l’ennui. Ils n’avaient pas de vannes. Ils respiraient l’habitude. »

Premier roman épatant: intelligent, très bien construit, très bien écrit, mêlant un humour acidulé à une gravité sans effets de manches. Quelle formidable lecture !

L’histoire se déroule en banlieue d’une ville de province ( région Centre, semble-t-il ) où vivent Hakim et Yannick, jeunes garçons de 17 ans inséparables, à l’aube de leur vie d’adultes, et au moment précis où va se dérouler la finale de la coupe du monde de football de 1998. Le livre prend sa place en ce temps précis, de 17 h 30 à 20 h 59, puis avec les mi-temps, égrenées en paquets de minutes jusqu’à la fin. Et c’est court pour ces deux jeunes vies sur une ligne de départ floue. Comme je les aime ces deux garçons…Un portrait de l’adolescence merveilleux. Exemples:

« La léthargie du dimanche le gagnait, Hakim se sentait groggy comme devant un discours d’Edouard Balladur sur les vertus des privatisations. Rien ne le liait à l’extérieur. Rien ne transparaissait non plus des possibles du dehors. Il ne s’en plaignait pas, il n’était tout simplement pas au courant, comme recouvert d’une pellicule invisible, une cloche en verre […] »

Et Yannick, qui va entrer à l’université :

« Son cerveau était commandé par la nécessité de paraître conforme à ce qu’on attendait de lui. Sérieux, sa meuf faisait trop de chiqué. Contrairement à elle, il ne s’était pas accordé de crise d’adolescence pour se faire entendre, il avait laissé, retranchés en lui, les morceaux de colère disséminés de son enfance. La sauvagerie lui collait à la peau comme du sable aux chaussures, mais il laissait la mélancolie aux bourges et aux poètes. Ça tombait bien, les poètes ne parlaient qu’aux bourges. Lui était entré dans les livres par effraction. »

DarthvadrouwJe ne connais rien au football, je ne m’y intéresse pas, mais ici ce match prend une importance autre que celle qu’on connait tous de l’avis général ( enfin, bon, on en est revenus, hein…) Les commentaires de l’inénarrable duo Larqué / Roland  ( sommets de poésie ) ponctuent ce qui se déroule en coulisses pour les deux amis.

« 54ème minute

Roberto Carlos peut centrer pied gauche…Ronaldo! Oh quelle parade de Fabien Barthez sur ce tir de Ronaldo ! Extraordinaire ! 

C’est resté collé comme une mouche sur un ruban. »

album Black Railway – John Olivier Azeau

 

Et rien ne se déroule comme prévu, enfin…rien de bien clair qui soit prévu non plus en fait. Pour Hakim et Yannick, dans les chapitres qui balancent de l’un à l’autre, c’est une sorte d’errance dans la cité et dans la vie, avec une excursion « en ville », entendre « centre ville », lieu étrange pour eux, ils s’y promènent un peu comme dans un zoo et puis il y a Marianne, que Yannick va gagner « contre » Hakim :

« En feignant d’argumenter, Hakim n’en démordait pas intérieurement: nom de Zizou, la Marianne, il l’avait tech-ni-que-ment rencontrée avant Yannick. Tout était en place pour une belle histoire d’amour ou un truc s’en approchant. Un ami véritable, Yannick dans le cas présent, aurait respecté cet accord tacite selon lequel un intérêt manifesté, l’autre s’excluait du jeu de la séduction, comme il était discourtois de se faire inviter au restaurant par l’ex-femme de son meilleur ami tout juste divorcé, avec chandelles, disques de Marvin Gaye et préservatifs saveur framboise, le tout ponctionné sur la pension alimentaire. »

Marianne la petite « rebelle » de classe moyenne,

« Il imaginait Marianne s’énerver sur son Tam-Tam. Elle avait un caractère de dragon, il adorait ça. Il s’interrogea à rebours, fit longtemps tourner une ou deux formules-chocs dans sa tête; prit son courage à deux mains avant de s’arrêter dans une cabine téléphonique et de balbutier « non j’avoue c’est pas mal Verlaine ». Quand il dictait les mots, ses paroles étaient de la bouillie.

Sur les rares photos d’eux, on voyait sûrement un jeune homme surpris par son propre trouble de se trouver dans l’orbite de cette fille, et une jeune femme, impassible, avec un air de défi. « 

Et puis, et puis… arrive dans la dernière partie Guy Lermot, l’homme sans sourire du rez de chaussée de l’immeuble si bien présenté au début du roman, l’homme qui écoute Brahms. Le texte prend ici une tournure plus tragique avec cet homme qui enfermé écrit, écoute donc essentiellement Brahms et rumine sa vie comme une vieille chique qu’il voudrait cracher sans y parvenir. Une vie faite de manques, de ratés, de lâchetés et de hontes en tous genres, une vie de frustration, pour être clair : une vie de merde. Triste à mourir. Rythmée par Brahms. Ici, dans cet immeuble de banlieue où Brahms est contrarié par Johnny Halliday chez Jean-Luc Pincole

« …toujours posté sur son balcon, comme s’il y résidait, en tête de proue d’un navire immobile. Son tee-shirt trop court laissait poindre son nombril. Tatouages apparents sur les bras ( des croix, des épées, des serpents, un bordel sans nom) clope pendante au bec et tubes de Johnny Halliday pour tout le monde. »

Guy nous réserve une fin soufflante comme une explosion. Guy fait peur, moi il m’a fait peur cet homme en burn out, ce terme du moment, celui qui circule partout dans le monde du  travail. Et Guy est seul et Guy s’automédique:

« Guy pratiquait l’automédication, les pharmaciens étaient moins regardants avec les patients en costumes. Ses coups de fatigue étaient corrigés à coups de corticoïdes. Il rentrait chez lui à l’heure du déjeuner pour prendre une douche, à cause de la fièvre. Toutes les quatre heures, du paracétamol codéiné. Tout restait sous contrôle. Ses clients accueillaient un sourire charmant, une peau lisse, une cravate bleue sur chemise blanche. On disait de lui : « Il est fiable. » […] Un docteur le soupçonna de somatiser. Rien ne l’agaçait plus : il n’était pas dingue. Il ne se créait pas de maladies. Non, il ne verrait pas de docteur de la tête. »

 

L’écriture sait prendre toutes les nuances, toutes les demi-teintes et les grands éclats aussi pour ces trois vies, deux en devenir et une qui échoue dans cet immeuble de banlieue. On accompagne les deux amis au pied de leur immeuble et de ses habitants, on les suit dans leur incursion de l’autre côté du périph’, on les observe chez Marianne, et on entre doucement dans leurs pensées, dans leurs projets, dans leurs espoirs, et plus on avance et plus on les aime et plus leur vie nous tient à cœur. Et c’est fort de créer un si grand attachement à des personnages. C’est intelligent et généreux aussi pour ces deux adolescents. Il n’y a pas de cynisme, mais beaucoup de tendresse dans ce livre. Sans oublier un humour ravageur. Je vous propose un petit florilège de cette écriture de premier choix:

Yannick, parlant de et comme sa mère ( qui bosse à Carrefour ) :

« T’en connais des mecs qui paient l’ISF, toi? Putain, si ma mère pouvait être taxée à 99% de sa fortune, comment je kifferais. Et le borgne qui veut tout casser. Mais c’est la faute à la finance tout ça. Tu sais très bien. Ma mère elle dit que, « avant », pour les prolos, les ennemis, c’étaient les patrons. Maintenant c’est les Noirs et les Arabes. Les patrons, ils ont réussi à changer leur colère de direction. »

et réponse de Hakim:

« Et les financiers je veux en être, lui répondait Hakim. Rien à foutre la gauche la droite, j’en veux du blé, comme pas possible, porter des bretelles comme dans Wall Street et faire  des saltos dans de larges piscines aux couleurs bleu Hollywood, débordant de filles trop belles, du champagne plein le museau. […] T’es fou, je serai blindé, je serais pire qu’eux. »

Youssef Abbas sait éviter toutes les facilités qui auraient pu accompagner ce sujet (foot, banlieue, cité, ados) et peint un portrait profondément attachant de Hakim et Yannick sans jamais déborder dans le pathétique, l’humour affleure juste ce qu’il faut et la tendresse que j’ai ressentie pour ces deux garçons a créé un très beau moment de lecture. Il n’y a pas de cynisme, juste de la dérision parfois, une ironie douce amère qui remplit de tendresse ce livre généreux et intelligent. Un jeune auteur qui d’emblée remplit la lectrice que je suis d’un profond contentement. J’ai adoré cette histoire.

Oui, vraiment ce livre est très beau, très prenant, très fin et riche aussi. Entre une tension du temps et le flou de l’avenir de nos deux héros, on lit une magnifique histoire finalement bouleversante et tragique qui se termine par un poème et le dernier commentaire de Jean-Michel Larqué.

« C’est fini Thierry !

Et c’est fini !L’équipe de France est championne du monde, vous le croyez ça, l’équipe de France est championne du monde en battant le Brésil 3-0, deux buts de Zidane, un but de Petit. Je crois qu’après avoir vu ça, on peut mourir tranquille, enfin le plus tard possible, mais on peut. »

Pour moi, à lire absolument.

« La place du mort » – Jordan Harper – Actes Sud/actes noirs, traduit par Clément Baude

« Craig le Fou

Pelican Bay

Tatouée et couturée de coups de couteau, sa peau racontait son passé. Il vivait dans une pièce sans nuit. Et il se considérait comme un dieu.

Craig Hollington, dit le Fou, pensionnaire à vie de la prison de Pelican Bay, chef du gang de prisonniers connu sous le nom de Force Aryenne, soit de tous les Blancs véreux de Californie, passait sa vie dans une cellule de sécurité maximale éclairée vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Il n’avait pas le droit de posséder d’objet plus solide qu’un coton- tige. Deux fois par semaine, on déplaçait sa cabine de douche devant sa cellule pour l’empêcher de voir les autres prisonniers. Mais c’était un dieu fait d’autres hommes. »

Voilà : une semaine que je rame pour écrire sur ce livre que j’ai adoré. Un peu de fatigue et puis en fait trop de choses à dire de ce roman, alors je vais vous livrer ce que j’en ai pensé un peu en vrac, sans vraie chronologie par rapport au récit, mais c’est comme ça. Ce roman bien que relativement court est très riche, et s’il est toujours si bon de lire des choses de cette qualité, c’est beaucoup plus difficile ( pour moi en tous cas ) d’en parler. Pour ne rien révéler, pour ne pas vous gâcher le plaisir de la découverte. J’espère donc que malgré tout je serai parvenue à vous donner envie, c’est le seul but.

« Il ne restait donc plus que Polly et son père, sans rien d’autre entre eux que l’air sale et le silence, comme un duel dans les westerns que son beau-père aimait regarder.

« Polly, dit son père d’une voix aussi rêche que la laine. Tu me connais ? Tu sais qui je suis ? « 

Sa langue était trop pâteuse pour qu’elle puisse parler. Elle se contenta de faire oui de la tête. Sans vraiment réfléchir, elle passa son bras derrière elle, là où la tête de l’ours dépassait de son sac à dos, et lui serra l’oreille. Ça lui fit du bien, comme toujours. Elle réprima une envie de sortir l’ours et de le presser contre sa poitrine.

« Écoute-moi bien, dit son père. Tu vas venir avec moi. Tout de suite. C’est pas le moment de faire des histoires. « 

Il se retourna et remonta la rue. Le cerveau de Polly lui disait de ne pas le suivre.[…] Il lui disait de crier au secours, au secours, au secours.

Elle n’en fit rien. Même si elle  avait très envie de s’enfuir à toutes jambes, elle le suivit. L’envie de s’enfuir, l’envie de crier au secours, elle les enfouit là où elle enfouissait tout le reste. Qu’aurait-elle bien pu faire d’autre ? »

Bien sûr un roman noir, d’autant plus intéressant pour moi qu’il se déroule dans un milieu sur lequel je n’ai pas encore lu grand chose pour le moment; je découvre un peu plus ici la Force Aryenne américaine ( pas besoin que je vous fasse un dessin sur l’idéologie de ce gang, idéologie sur laquelle l’auteur ne s’étend pas, pas besoin car on comprend très bien très vite ). On reconnait les membres de ce gang aux éclairs bleus tatoués sur les bras. Plus il y a d’éclairs, plus de contrats ont été exécutés… Sous la plume très talentueuse de Jordan Harper, grâce à deux personnages ( trois, puis quatre…) extrêmement touchants, une cavale va commencer, une course tendue contre la montre. Car Craig Hollington a mis un contrat sur la tête de Nate McClusky qui au début du livre sort de prison. Mais pire, il a également mis un contrat sur son ex-femme Avis et sa fille Polly, 11 ans.

« Tu as tué ma mère? demanda quelqu’un en elle, tout haut.

-Non, répondit son père.

-Mais elle est morte », dit quelqu’un en elle.

Le regard qu’il lui lança était la seule réponse dont elle avait besoin, mais il  le dit quand même.

« Oui, Polly, je suis désolé… »

La chose à l’intérieur d’elle sortit sous la forme d’un cri de guerre. Elle attrapa la poignée de la portière. Elle ouvrit. Elle regarda le gravier sur la route, brouillé par la vitesse. Elle sauta. »

À ce propos, je trouve la couverture assez exceptionnelle, dérangeante bien sûr à cause du gros calibre dans la menotte ; si on regarde bien le visage de la fillette il est saisissant par son côté « rien à perdre », déterminé, buté et triste; bref j’adore cette couverture. Je ne suis pas certaine que « triste » soit le bon adjectif pourtant 

« Elle avait beau avoir les épaules voûtées d’une loser et cacher son visage derrière ses cheveux, cette fille avait des yeux de tueuse. […]. Polly ne faisait de mal à personne, sauf à la peau autour de ses ongles et à la chair de ses lèvres, qu’elle rongeait au sang. Alors les yeux de tueuse, Polly s’en foutait pas mal. En tous cas jusqu’au jour où elle sortit par la porte principale du collège de Fontana et resta plantée là, à regarder son père dans les yeux.

Des yeux de tueur, pour le coup. Ils étaient d’un bleu passé, exactement comme les siens, mais avec quelque chose sous la surface qui fit battre la chamade au cœur de Polly. Plus tard elle apprendrait que les yeux ne reflètent pas seulement ce qu’ils voient, mais aussi ce qu’ils ont déjà vu. »

Les premières phrases du livre vous sembleront violentes, et oui bien sûr il y a de la violence dans ce livre, et même beaucoup, mais ce qui va se dérouler ici est beaucoup plus profond que juste ça, beaucoup plus sensible, et je n’hésite pas à le dire beaucoup plus sentimental, je dis sentimental, oui. Si simplement, comme ça:

« Ça lui faisait mal de le regarder. Une vraie douleur au centre de sa poitrine. Les battements de son cœur semblaient dire : sauve-le, sauve-le, sauve-le, sauve-le.[…]

Polly nettoyait les plaies de son père. C’était une bonne infirmière. Elle avait déjà fait ça.

« C’est fini, dit-elle en enduisant de pommade une entaille qui zébrait son torse . On peut t’emmener à l’hôpital.

-Pas tout de suite. Si je me fais attraper maintenant, je suis mort dans pas longtemps. Ce Boxer m’avait l’air réglo, mais pas  non plus le genre à payer sa dette à un mort. Il faut que je reste caché jusqu’à ce que Craig Hollington soit mort.

-S’il te plaît, dit Polly. S’il te plaît. Je veux pas que tu meures.

-Occupe-toi de moi. C’est toi la plus douée.

-Et ensuite, est-ce qu’on ira à Perdido ?

-Et ensuite, Perdido. »

Polly ne connait presque pas son père et un jour le voit arriver alors qu’ Avis et son nouveau mari viennent d’être tués. Nate vient chercher sa fille à la sortie de l’école, première fois:

« Elle resta là sans bouger, paralysée par la peur.

Peut-être n’aurait-elle même pas besoin de hurler ou d’appeler au secours. N’importe lequel des adultes présents pouvait voir que quelque chose n’allait pas. Son père n’avait pas l’air à sa place ici, au milieu des autres parents, qui avaient tous des corps mous de parents et des yeux doux de parents. Lui, il avait le visage taillé dans le roc et des tatouages sur tout le corps, du genre de ceux que les garçons de sa classe dessinaient au dos de leurs cahiers, des dragons, des aigles, des hommes armés de haches. Ses muscles paraissaient si gros, si dessinés, qu’on aurait cru qu’il n’avait plus de peau, comme si ses tatouages étaient gravés à même le muscle. »

En tous cas moi ce livre m’a prise aux tripes; écrit en chapitres courts dont le titre indique les lieux et le personnage au centre de l’épisode, j’aurais pu le finir en deux heures, mais j’ai pris mon temps parce que c’est dur et ça secoue fort côté sentiments, parce qu’on s’attache et qu’on craint la fin, et puis parce que c’est bon évidemment et on fait durer.

Prison de Pelican Bay

« Il trouva le mari d’Avis la tête fracassée, face contre le lit, en caleçon, comme s’ils l’avaient chopé dans son sommeil. Il remarqua le ruban adhésif collé aux fenêtres et une machine à bruit blanc : c’était la chambre de quelqu’un qui dort le jour. Il se rappela alors que le type faisait le troisième quart à l’usine de batteries.

Ils avaient dû le buter en premier. Avis était morte en se battant, sur le sol, son couteau de cuisine à la main. Son corps tordu, son visage tourné de côté, découvrant l’étoile tatouée sur son cou : Nate savait qu’il n’oublierait jamais tout ça. »

Nate va embarquer la petite qu’il connait donc si peu et tromper la mort en mettant au point un plan pour sauver leurs deux vies, sans oublier de dévaliser les réserves d’argent de La Force Aryenne afin de ne manquer de rien quand ils auront atteint Perdido pour y couler des jours tranquilles.

« Elle jouait avec l’ours. Il posa une patte en visière au-dessus de ses yeux et bougea la tête comme pour dire: je monte la garde. À l’affût des éclairs bleus tatoués. »

Il l’emmène d’abord chez la grosse Carla:

« La femme qui était derrière le comptoir devait avoir le même âge que son père, ou dix ans de plus. Son père l’avait appelée la grosse Carla. Ça lui allait comme un gant. Elle était grosse de partout, depuis ses seins qui débordaient d’un tee-shirt de motard jusqu’à ses bras tout ronds, en passant par ses grands yeux marron et ses cheveux crêpés. »

Puis commence une cavale haletante, sanglante, avec des rencontres d’individus plus louches les uns que les autres, parmi eux des policiers, des bons – Park – 

« Park roula jusqu’à la maison de Carla à une vitesse de flic. Les phares des voitures en face projetaient des formes bizarres dans ses yeux. Parmi ces formes, il vit la petite fille. Celle qui l’avait appelé. Celle qu’il avait laissée tomber.

Il l’avait loupée. Il ne la louperait plus.

Park arriva en trombe devant l’immeuble. Il écrasa la pédale de frein, les pneus crissèrent. Il laissa sa voiture sur l’emplacement réservé aux pompiers, à la je-vous-emmerde-je-suis-flic. Il grimpa deux par deux les marches jusqu’à l’appartement de Carla. Bam bam bam contre la porte, à la je-vous-emmerde-je-suis-flic. »

et des mauvais – Jimmy, Houser – et ceci constitue le cœur de l’action et l’intrigue.

On retrouve l’inévitable univers de la meth, des fabricants aux trafiquants aux consommateurs, avec une faune interlope pas très rassurante et étroitement tenue par la Force Aryenne.

« Quand vous vous retrouvez dans les collines qui surplombent Los Angeles, le monde est sens dessus dessous. Au-dessous de vous, le ciel nocturne est une terre noire; en bas, les millions de lumières de la ville scintillent comme un bol rempli d’étoiles. Qu’ils soient arrivés dans un monde sens dessus dessous paraissait normal à Polly. Elle-même était sens dessus dessous. »

Mais pour moi ce qui commence c’est avant tout une rencontre et une histoire d’amour entre Nate et Polly, et c’est je crois ce qui fait la différence de ce livre, ce qui en est la profondeur, la force, ce qui le remplit d’émotions puissantes ( pour faire court j’ai pleuré). Nate est une force de la nature selon l’expression consacrée, et Polly n’est certainement pas une gamine très commune. Le personnage de Nate est hanté par le souvenir de son frère Nick qui fut celui qui le forma « au métier » de braqueur, de tueur. Parce que oui, c’est ce qu’est Nate, il n’est pas en prison pour rien…Je le concède Nate n’est pas un enfant de chœur, mais pour autant j’affirme qu’il reste un homme sensible, sa rencontre avec Polly va mettre ce cœur au jour, et ça ira très loin.

Vous aurez compris que le troisième personnage est l’ours, double de Polly qui ne la lâche jamais, un vieil ours borgne en peluche avec lequel elle bavarde silencieusement. Il parle pour elle, elle s’exprime à travers lui, il fait des gestes, des mimiques, parfois c’est ce qu’elle pense vraiment, parfois ça sert à conjurer la peur ou à la crier, et bien sûr cet ours sans nom la console et la rassure. On pourrait dire que c’est un objet transitionnel même si à 11 ans ça peut sembler étrange, mais plutôt que de jargonner psy, je dirai plus simplement que cet ours, qui se révèle très important, très utile et dont Polly ne peut se passer, cet ours est Polly.

« Elle fit semblant de donner une grosse part de chili à l’ours. Avec ses pattes, l’ours éloigna un pet de ses fesses. Il gloussa en silence. Son père rigola entre deux bouchées de son propre chiliburger. Polly et lui rigolèrent ensemble, et c’était comme entendre une chanson qu’elle n’avait pas entendue depuis longtemps. »

Rencontre de Scubby – goûteur- avec Polly et son ours:

« Toc-toc-toc.[…]

Scubby se dirigea vers la porte. Il colla son œil sur le judas.

Un ours en peluche borgne le regardait fixement.

Psychose amphétaminique. L’excès de dope ajouté à l’adrénaline avait transformé son cerveau en une tablette de chocolat fondu.

Il se remit devant le judas. Il trouva un angle différent. Il regarda le plus loin possible. Il vit que l’ours était dans un sac à dos, dont sa tête dépassait. Il vit le haut du visage de la personne portant le sac à dos. Une fille avec des yeux à la Kurt Cobain et des cheveux rouge cerise.

Pour la cavale, la fillette se coupera les cheveux et les teindra en rouge cerise, et au fil du récit, pour l’aider, pour qu’elle puisse se défendre, son père va lui apprendre comment étrangler quelqu’un  -…-, comment prendre le dessus en toutes circonstances; elle va se muscler, elle va lutter avec Nate, et ce qui est très bien montré c’est que le père va s’attendrir quand Polly va s’endurcir. C’est une gosse qui fait plus que son âge, sans doute plus mûre qu’il ne le faudrait à 11 ans; moi Polly m’a totalement bouleversée, Nate aussi à sa façon, de voir ce père en devenir, et leur vie à deux – trois –  à laquelle vient se greffer Charlotte dont Nate est tombée amoureux… Cette histoire toute violente qu’elle soit est magnifique où chacun se révèle sous un jour nouveau, inattendu, et ceci fait vaciller l’action constamment sans pourtant la mettre en péril.

« Quand ils se retrouvaient seuls tous les deux, son père n’arrêtait pas de parler. Il racontait des histoires de famille. Il lui parla de son frère Nick, qui savait rouler à moto sur une seule roue, qui en taule avait assommé un type en  huit secondes. Elle lui raconta son combat avec le chien. Il applaudit. Il prit son visage entre ses mains rugueuses et dit qu’il était fier, et son œil unique se mouilla, comme les yeux de Polly.

Ils parlèrent de Perdido. De ce qu’il y feraient. Polly bronzerait au soleil. Son père deviendrait un grand pêcheur. L’ours apprendrait le surf. »

Le livre se remplit d’amour au fil des pages, un amour à la vie à la mort, assez désespéré car il se bâtit sur la peur, sur la nécessaire solidarité et sur un instinct de survie, survie qui apparaît essentielle à présent que Nate et Polly se sont découverts, tout ça écrit d’une façon remarquable. Bien sûr, le scénario ne suffit pas, à ça s’ajoutent des élans poétiques, une écriture qui se module en rythme, en nervosité ou en douceur, magnifique, c’est un très très beau et très bon livre. Le rythme variant au fil de la course poursuite, on sort parfois essoufflé et le cœur battant de certains passages. Ce livre compte 266 pages, c’est court et ce format est parfaitement adapté à l’histoire.

J’ai vraiment adoré cette lecture. Beaucoup d’action, mais aussi beaucoup de scènes d’échanges entre Nate et Polly, si bien écrits qu’on se sent comme posté là à les observer s’apprivoisant et s’aimant, y compris quand ils luttent, quand ils s’opposent. Et pour tous les autres, peinture parfaite d’un milieu, je vous assure que vous serez saisi, empoigné avec force. En écrivant, en relisant, ça me produit encore le même effet, puissant et bouleversant.

On entend « You dropped a bomb on me « 

J’allais oublier :

« Elles remontaient la colline dans la nuit, et la lune leur dévoilait le tracé de la piste qui sinuait jusqu’au sommet. La cahute formait une masse noire contre le ciel. Au-dessus, Vénus scintillait.

La planète d’où je viens.

Il était dans cette cahute. Polly le savait. Elle sortit avant même que Charlotte ait coupé le contact. En bondissant hors de la voiture, elle serra l’ours fort contre elle.

Je viens de Vénus. »

Gros coup de cœur, un de plus pour ce début d’année qui me comble.