7 h 45
Le premier train du jour surgit du brouillard. Deux gros yeux jaunes, en colère, jaillissent soudain, éclairant le museau renfrogné de la locomotive qui tire derrière elle des dizaines de wagons et de containers. Williams Station Day, dernier samedi d’octobre. L’odeur de carton-pâte des petits matins froids. Une brume épaisse couvre la matinée comme un châle. À l’approche de la gare, le train pousse un mugissement de taureau à l’agonie. La foule assemblée là pour le voir passer lance un grand cri de joie, applaudit, se regarde applaudir, les gens se prennent à témoin, oui, le Williams Station Day a bien officiellement commencé. »
Ce court roman sera sans conteste parmi mes gros coups de cœur de la rentrée. Je découvre avec bonheur cet auteur dont voici le 3ème livre. Un texte resserré et qui à mon avis, dans le style, dans l’écriture, atteint à la perfection. Chaque mot ici prend tout son sens, rien d’inutile, point d’ornements mais une poésie créée juste par la façon d’assembler les mots choisis avec soin, les phrases et les chapitres courts et la lecture se fait comme une respiration. Ainsi le décor est planté sobrement mais précisément.
« Je la regardais, cette Amérique, et me suis dit qu’elle dégueulait d’Amérique. De ses propres signes, de ses clins d’œil à elle-même. Cette Amérique avec sa peau grenue, ses vergetures et son fond de teint mal étalé, ses routes larges, ses lumières qui éclairent le jour, ses couleurs stridentes, elle était telle que je l’avais laissée dans ma jeunesse, un peu plus fausse sans doute encore, mais cela venait peut-être de moi. »
Il en ressort un sentiment qui m’a accompagnée tout au long de la lecture; un sentiment de solitude, celle que ressent au fond chacun des personnages, une tristesse qui dit l’absence de perspective, et un regard sur cette Amérique électrice de Trump assez impitoyable. Néanmoins, l’auteur me semble moins sévère envers les femmes d’Atmore qu’envers les hommes, tous ces hommes accrochés au comptoir du bar, pleins d’assurance et de certitudes, pleins de haine et de misère intellectuelle, pleins d’ennui. Je ne les aime pas. Il m’est difficile de leur trouver des excuses, voire impossible.
» Bruce m’a interrogé sur ma religion et j’ai répondu, évasif, baptisé catholique. Il s’est levé et m’a serré la main, chaleureux. J’avais peur que vous soyez musulman. Si vous aviez été musulman, on n’aurait pas pu continuer à parler, vous comprenez. Je les déteste, les musulmans. Je croise un musulman, je le bute, j’ai un flingue pour ça. on a tous un flingue ici, et si on croise un musulman, on le bute. »
« Ici, c’est l’Amérique, vous savez, la vraie. Chez vous on croit que l’Amérique c’est les côtes, New York, Hollywood, mais la vérité de l’Amérique, c’est ici. La communauté. On est entre nous, en communauté. Et ceux qui n’en font pas partie n’en font pas partie. »
Alors que les femmes, Betty ou Mae engendrent plutôt de la compassion indulgente, parce qu’elles gardent des sentiments et de l’humanité, Mae pour son fils qu’elle va voir en prison et Betty envers Eve.
« Je suis désolée, a dit Betty.
Aucune importance.
Elle vient presque tous les jours, c’est une paumée, a-t-elle ajouté comme pour l’excuser. Elle est toujours dure avec moi, toujours un peu méchante, mais je sais que ce n’est pas une mauvaise personne. Elle porte juste un costume trop grand pour elle. »
Joli, non ?
Que dire de l’histoire elle-même? Infiniment triste, une histoire de perte, de deuil, de désir de vengeance pour le narrateur dont on ne connait pas le nom, un professeur qui a quitté son travail et son pays, la France, pour rôder autour de la prison d’Atmore, Alabama.
« J’avais quitté Paris quelques heures plus tôt après avoir empaqueté rapidement mes affaires dans la valise noire. Mon billet d’avion fumait encore. Plus de chat à nourrir, tout juste une porte à claquer sur des fenêtres aux volets clos, un parquet aux lattes écartées, poussière débordant des rainures, une odeur rance de frigo en fin de mois et la porte d’une chambre que je n’avais jamais pu rouvrir. »
Quand il arrive a lieu la grande fête annuelle, le Williams Station Day, fête de la fondation d’Atmore. Et le livre se déroule sur 33 jours. Des flashes de souvenirs éclaboussent le narrateur et le terrassent, alors il boxe; dans une salle et contre les murs de sa chambre.
« J’ai fait des pompes, des abdos, puis j’ai attaqué le mur. J’ai frappé, poings serrés, trois phalanges légèrement avancées. J’ai frappé, une main après l’autre, j’ai frappé contre le mur blanc, de plus en plus vite, de plus en plus fort. J’ai arrêté en voyant la trace rouge se former sur la cloison. »
C’est aussi une histoire d’errance pour Eve, fille d’un couple de Mexicains immigrés aux US, gamine défoncée qui vit de son corps déjà abîmé, dans un vieux mobil-home.
« Mes parents sont mexicains, moi je suis née ici, juste de l’autre côté de la frontière, ça fait de moi une dreamer, une rêveuse.
Elle a montré la pièce qui nous entoure avant d’ajouter, il est beau mon rêve, tu ne trouves pas? Ils inventent des mots qui ajoutent du malheur au monde. »
Elle lit beaucoup, elle est intelligente, elle va partager avec notre conteur le goût des mots, du vocabulaire – que partage j’en suis sûre l’auteur avec eux, ainsi le ciel n’est pas « constellé d’étoiles », mais « infesté d’étoiles » et ça, ça a un sens – On ne saura pas grand chose de ce qui a amené Eve à cette situation, à se retrouver dans cette ville raciste jusqu’au plus profond de ses tripes, où les machos immondes s’essuient les pieds sur les gens comme elle.
« C’est normal, je déteste ces gars, ils s’emmerdent autant que moi mais eux sont fiers de s’emmerder. La soirée où ils ont cassé la figure à un Français sera racontée pendant plusieurs années. »
Des liens vont se créer entre Mae, Betty, Eve et le narrateur et la fin est absolument bouleversante, c’est un coup de poing final qui m’a chopée et laissée KO. Vraiment quel beau et puissant texte…
Les quelques extraits que je partage avec vous pour illustrer cette écriture pour moi parfaite ne sont que des miettes, mais ce livre est pour moi de ceux à lire à voix haute. En le parcourant pour vous en dire ces quelques mots, j’en ressens encore la force et la portée émotionnelle. Un livre qui reste.
La phrase retenue par tous ceux qui ont lu ce livre, je pense:
« Ils pensent être le peuple. Ils ne sont que la foule. »
et pour moi, cette autre:
« Toi et moi, nous sommes des rois sans paupières, seule la douleur nous préserve de la mélancolie. »
Chez Eve, on écoute Willie DeVille, « Across the borderline »
Demain, conversation avec Alexandre Civico.