« Le livre de l’Una – roman fleuve » – Faruk Šehić, Agullo Éditions, traduit par Olivier Lannuzel (Bosnie)

« Hypnose

Un…

Je ne suis pas moi parfois, je est Gargan. En vrai je suis cet autre. celui de l’ombre. Celui de l’eau. Blond, fragile, impuissant. Ne me demande pas qui je suis, car cela me fait peur. Demande-moi autre chose, je peux te raconter mes souvenirs. Comment le monde de la matière ferme s’est foncièrement évaporé et comment le souvenir est devenu le socle ultime de ma personne qui a bien failli elle aussi se volatiliser en colonne de vapeur d’eau. Si je plonge dans le passé, je veux le faire en toute conscience, je veux être entier comme le sont la majorité des gens sur terre. »

Il y a des livres, parfois, qui comme celui-ci me font peur au moment d’en parler. Peur de ne pas savoir relater ce qui s’est passé dans la lectrice au fil de ce récit. Peur de « l’abîmer ». Parce que ce n’est pas tous les jours qu’on partage avec un personnage autant de sa vie et de son intimité. Et c’est un sacré don de soi que ce livre de Faruk Sehić, qui combattit durant la guerre de Bosnie et fût gravement blessé. Car si ce roman n’est pas purement autobiographique, l’auteur aborde son personnage comme un frère qui serait peut-être son jumeau, son double?

Roman fleuve. L’Una  – et l’eau  – est personnage majeur dans toute l’histoire, de l’enfance à l’âge adulte.

« Combien j’adorais la pluie quand elle déferlait sur l’eau. La goutte qui vient frapper la surface qui la relance droit dans l’air à la façon d’une fontaine. Des milliers de gouttes de pluie bondissent dans la rivière, et autour de chacune apparaissent des petits ronds qu’on peut prendre dans un battement de cils pour des nénuphars. Si l’averse est brusque et copieuse, on dirait des lances verticales qui se soudent à la rivière ou qui giclent et filent quelque part dans le ciel par-dessus les monceaux de nuages. »

Bien sûr ce roman est un récit de guerre d’une violence inouïe. Mais la grande première partie de l’histoire que nous conte l’auteur qui est aussi poète -et on le saisit tout de suite – est une promenade dans une enfance près de l’Una, cette rivière où enfant le narrateur passe tout son temps, à pêcher, à regarder, et je crois que ce sont tous ces passages d’aventures enfantines les pieds dans l’eau qui m’ont emmenée sur ses pas.

« L’Una avec ses rives était mon refuge – forteresse verte impénétrable. C’est là sous les branches feuillues que je me cachais des hommes. Seul dans le silence cerné par la verdure. Je n’entendais que le travail de mon cœur, le battement d’ailes des mouches et le clapotis quand le poisson se jette hors de l’eau et y retourne. Ce n’est pas que je détestais les hommes, mais je me sentais mieux parmi les plantes et les animaux sauvages. Quand j’entre dans un fourré de la rivière, plus rien de mal ne peut m’arriver. »

Poète. L’écriture est d’une force, d’une beauté incroyables, elle saisit au ventre et fait monter les larmes. D’émotion simple.

Puis viendra le maelström de la guerre, et je n’ai pas la présomption de « résumer » ici cette  histoire. L’auteur met en fin du livre un glossaire et une chronologie de l’histoire de la Yougoslavie depuis 1945.

« Le remord n’existe pas et personne ne viendra murmurer à ton oreille: l’ennemi aussi est un être humain. Sur le champ de bataille, il en va autrement: l’ennemi est un ennemi. Il ne peut pas être humain. l’ennemi doit être un hyménoptère visqueux avec des cornes et des pieds de cochon, alors tire et laisse tomber les fadaises qui occupent les lâches et les philosophes. J’ai tué au corps à corps quelques éléments ennemis c’est pourquoi mes concitoyens me fuient, et quand je marche dans la rue tout le monde traverse. J’ai la capacité de flairer leur peur. »

Une fête foraine, un fakir et le personnage plonge dans son passé, dans une longue glissade comme une entrée dans l’eau, dans l’Una, et son environnement d’arbres, de buissons, d’herbes et de bestioles, sans parler des poissons et de la pêche, sur cette berge où il accède par la cour de la petite maison de sa grand – mère bien aimée. Il partage avec nous, dans des pages sublimes, cette époque de l’enfance et déjà l’univers intérieur de celui qui deviendra soldat du chaos. Ce chaos qu’il tente de faire sortir de sa tête et de son cœur avec le fakir ( quelle belle idée, le fakir ! ). Et la poésie.

Pas plus, sinon que peu de livres sur ce sujet ont cette force, ici si intense par l’écriture merveilleuse, et surtout est remarquable le choix narratif qui alterne tensions et rêveries, cruauté et souvenirs tendres, une stratégie de résistance grâce à l’acquis heureux des jeunes années pour contrecarrer l’extrême brutalité de la guerre.

« Vive la dépression! Voilà pourquoi je me suis employé de toutes mes forces à bloquer les formes et les contenus des images de guerre, j’ai voulu les refouler au plus profond, comme quand on noie quelqu’un et qu’on pousse des pieds sur ses épaules pour l’enfoncer un peu plus bas, dans le noir tout au fond où se tiennent les huchons, jusqu’à ce qu’il perde souffle. J’ai voulu être comme les autres qui sont indemnes, inséré dans la société, normal et gris. Si j’entrouvrais les yeux furtivement, les serpents dans le turban du fakir se mettaient à siffler et leur langue frétillait à une vitesse de plus en plus folle. Le fakir me faisait savoir que je devais me libérer des formes et des contenus des images de guerre. »

Pour conclure, une des lectures les plus fortes de ce début d’année pour moi, j’en parle en en ressentant encore tout ce qui a vibré et résonné à cette lecture. Je suis très consciente que cette petite chronique ne fait que frôler les eaux profondes de ce livre qui est une immersion, parfois en apnée, dans la vie d’un homme. C’est d’une grande intelligence et d’une aussi grande sensibilité.  Bouleversant, tendre et douloureux, une merveille littéraire. Une chanson, dans ce livre:

« Roca Pelada » – Eduardo Fernando Varela- éditions Métailié, bibliothèque hispano-américain, traduit par François Gaudry (Argentine)

« Le détachement militaire du col de Roca Pelada était perché au-dessus de toutes les villes de la planète et de presque toutes les espèces vivantes, à deux mille mètres à peine sous la ligne de survie, et pour y accéder il était plus facile de descendre d’un nuage que de grimper la cordillère. Un peu plus haut commençait la zone de la mort où la nature n’y permettait que de brèves escapades à condition de se contenter de planter rapidement un drapeau au sommet, d’enterrer un parchemin pour mémoire, ou de placer une borne frontalière et de redescendre immédiatement. »

Après le très impressionnant « Patagonie route 203 », revoici Eduardo Fernando Varela avec ce roman absolument étonnant, surprenant, posé comme entre ciel et terre au sommet de la cordillère des Andes. Voici la vie de deux garnisons qui surveillent face à face deux frontières mouvantes dans un lieu onirique et pourtant bien réel où les éléments naturels sont les rois. Un lieu magique dans lequel les êtres humains sont bien faibles, même en uniforme, soumis aux aléas du climat et aux puissances telluriques. Conversation entre le Lieutenant Costa et son Sergent Quipildor après la disparition d’une météorite disparue de la ligne de frontière , un de mes passages préférés, qui représente bien le ton du livre:

« Maudits vautours, ils ont emporté l’original et mis à la place un vulgaire rocher de la cordillère. Il est impossible qu’un fossile de coquillage provienne des confins de l’univers.

Quipildor saisit la balle au bond:

-Ça prouverait qu’il y a de la vie sur d’autres planètes, lieutenant, déclara avec provocation le sergent, mais sur un ton faussement soumis, décidé à contredire cet officier arrogant qui se prenait pour un savant parce qu’il savait lire.

-Ne faites pas le malin, sergent. Ici, c’est moi qui dis ce qu’il faut penser. Compris?

-Compris, lieutenant, mais moi j’aimerais bien savoir comment fait un coquillage pour traverser la plaine depuis la côte et grimper sur l’altiplano. Ça lui prendrait des millions d’années, à condition de ne pas se faire écrabouiller par une vache. Le plus probable c’est que ça vient de l’espace, une météorite voyage beaucoup plus rapidement qu’un coquillage.

-Vous avez une idée de ce qu’il y avait ici avant  que la cordillère se forme?

-À vous de me dire, lieutenant, et moi je vous crois, mais ne me racontez pas encore qu’ici il y avait un océan. Je suis sergent, mais pas taré.

Costa rengaina son pistolet et chercha dans ses affaires un carnet pour expliquer par un dessin au sergent le choc des failles qui avait formé la cordillère, puis il y renonça. Il avait déjà essayé plusieurs fois, en vain.

-Il vaut mieux qu’on reparte, ordonna-t-il, lassé de supporter cet homme.

Et il se prépara pour le long retour au détachement. »

Je dis chapeau bas à cet écrivain, parce que ce qu’il écrit là est absolument unique en son genre. On retrouve la fantaisie dont est souvent empreinte la littérature sud-américaine, on retrouve des espaces naturels où la « magie » règne. Par magie, il faut entendre que sur cette frontière mouvante, il se produit des phénomènes qui désemparent les hommes postés là. 

On peut dire que cette histoire touche au surréalisme et à l’absurde. L’auteur révèle la force d’un lieu traversé de mythes, d’apparitions, de « passants » aperçus de loin, un lieu soumis aux forces telluriques et aux éléments, bien plus qu’il n’est soumis aux hommes qui entendent se le partager. C’est à ce partage factice et ridicule que se consacrent les deux garnisons, se surveillant sans cesse. On ajoute à cet endroit qui craque, vibre et résonne une voie ferrée, un train – parfois fantôme – qui ravitaille et qui va aussi semer le trouble. Quand le chef d’une des parties est remplacé par une femme commence une confrontation qui va établir peu à peu un vrai chaos, un flou de ces deux garnisons qui se regardent en chiens de faïence, pour des enjeux qu’on a du mal à comprendre totalement. Une satire des états et de leurs limites géographiques, un regard acerbe sur cette propension à mettre des frontières qui n’ont que très peu de sens…

Enfin, car je ne ferai pas plus long, mais j’ai adoré l’humour grinçant, chargé d’ironie, la façon qu’à l’auteur de désamorcer la gravité. Ainsi, les personnages composant les escadrons, de pauvres gens déplacés de leur lieu coutumier pour se retrouver sur ces hauteurs hostiles: les cavernicoles, les tropicaux, tous mâchouillent sans cesse de la coca. Il y a les orages magnétiques, les geysers, les pluies de météorites…Les vieux incas qui érigent de drôles de tertres de cailloux, les apachetas…dont on apprend en riant à la toute fin du livre ( et on ne triche pas !) ce que sont ces tertres de pierres.

« -Que diable êtes-vous en train de faire?

-Tu veux vraiment que je te l’explique, troufion?

-Je veux parler des apachetas. Toutes celles qu’on voit depuis le col n’étaient donc que les endroits où vous…

-Certaines, pas toutes. Tu me prends pour qui? l’interrompit le vieux.

-Ce n’étaient pas des repères qui indiquaient le Qhapaqñan?

-Je ne sais pas d’où vous sortez tous ces trucs, vous autres! Pour nous, le Qhapaqñan, il est ici, dit le vieux en posant une main sur son front.

-Pourquoi vous construisez des apachetas?

-C’est un vieux rituel, on rend à la Pachamama ce qu’elle nous donne pour la remercier de sa générosité, et elle le transforme en nourriture. C’est come ça qu’on survit depuis des siècles. »

Un très bon livre qui parle en ligne de fond du pouvoir et de ses mesquineries, cette tentative de dominer un univers qui ne se laisse pas faire…on assiste à une grande débandade, on va de surprise en surprise, l’auteur fait preuve d’une imagination débordante pour une histoire drôlatique, grotesque mais infiniment intelligente et philosophique.

Un régal, du bonheur, bravo !

« La fugitive de l’autre côté du pont de fil » – Yves Revert, éditions du Rouergue/La brune

 

Je ne ferai qu’un article bref pour ce roman que j’ai néanmoins lu vite et totalement, avec une question constante sur la narratrice. J’ai lu parce que je voulais savoir ce qui la rendait – à moi – si antipathique, froide, absente aux autres, avec ce côté rigide…Qu’est-ce qui dans sa vie avait fait d’elle cette femme-là? Ou était-ce son caractère d’origine?

La construction est maline, elle donne envie de remonter le temps avec cette femme, sa vie, écrite comme un journal à rebours, de 2006 à 1971. J’aurais pu tricher et aller directement à la fin, mais je me suis dit que j’allais rater LE truc qui avait changé sa personne, sa vie, son caractère…

Je me suis donc mise dans ses pas, elle qui, de sa vie actuelle se remémore année après année le chemin qui l’a amenée du poste d’attachée de direction à chargée de l’accueil. De jeune femme à femme mariée avec un fils, Le Fils, c’est ainsi qu’elle le prénomme tout au long de son récit. C’est dire à quel point elle l’aime.

Bref – car j’ai dit court – je m’attendais à un véritable vrai drame – et quand je suis enfin arrivée à la page fatidique, je reconnais que j’ai été décontenancée. Certes son geste à cette page-là, est inquiétant, mais il est interrompu par Solange, la sœur qui se retrouve aussi au final dans une situation périlleuse….L’extrait ci-dessous est d’une grande justesse, brutalement assenée, ce sont des phrases comme celle-ci qui m’ont menée au bout, cette cruauté douloureuse du monde tel qu’il est.

« Nos histoires, c’est comme une nourriture que nous mâchons et remâchons depuis des années, dont les morceaux nous encombrent la bouche. Ils sont trop gros, ça ne passe pas. Nous avons beau mastiquer et mastiquer encore, les faire passer d’une joue à l’autre, nous ne parvenons pas à déglutir pour les faire disparaître. »

Alors, je ne peux vraiment pas dire que ce livre m’a laissée indifférente puisqu’il m’a agacée ( enfin la Mère, la Femme m’ont agacée) et surtout parce que la curiosité a su m’emmener jusqu’au bout, parce que certaines phrases comme les précédentes sont comme une bonne claque, et c’est quand même fort. Mais en fait, jamais pour aucun des personnages, sauf pour Fils peut-être, jamais donc je n’ai ressenti d’attachement, de sympathie pour cette famille. J’ai tiré tout de même une conclusion pour moi évidente, sous-entendue dès le début de cette histoire, c’est que cette femme a quelque chose qui ne tourne pas très rond. Et je me suis demandée comment elle a pu mener une vie quasiment normale. Et je me dis aussi qu’il est fort possible que j’aie été rebutée par cette femme à cause de cette façon d’être brutale. Et peut-être parfois, m’y reconnaître un peu d’où le malaise. Je me dois d’être honnête avec vous. 

« J’ai toujours procédé ainsi : faire comme si tout était normal. C’est la seule façon qu’on n’ait aucune prise sur moi. Si vous vous plaignez, il ne faut pas croire que les autres vous porteront secours. Est-ce qu’on a jamais vu ça ? Est-ce qu’on les a jamais vus régler vos problèmes à votre place ? La seule chose qu’ils sachent faire, c’est poser des questions qui vous déplaisent, et à la fin, pour se débarrasser de vous, ils n’ont d’autre moyen que de vous faire sentir responsable de ce qui vous arrive, ainsi ils se croient quittes. »

Je pense que même une chronique comme celle-ci peut donner envie et tant mieux. Par ailleurs, c’est très bien écrit et construit, aucun doute là-dessus, et je pense que d’autres lecteurs ou lectrices, aimeront ce personnage, c’est même probable…Je ne suis pas forcément une référence pour mes avis sur ce genre d’histoire. Mais ! Je l’ai lue et ai trouvé quand même ma façon de vous en parler.

« Maurice » – Jérémy Bouquin, In8/Polaroïd

Maurice par Bouquin« -Il s’appelle Maurice.

Elle parle du môme en face. Un marmot. Chétif, des grands yeux perdus, les cheveux en bataille, sapé comme un clodo.

-Maurice? Cela l’étonne, Ralph. 

Faut dire, un blase pareil, c’est pas commun…pas de nom de famille, pas de date de naissance. Bref, un bambin, sept-huit ans, qui s’appelle Maurice. OK! »

Ralph est assistant familial et dans sa ferme qu’il restaure pour faire un gîte, il a déjà, tout droit venus de l’Aide Sociale à l’Enfance, Léa, 11 ans et déjà bien rétive et Booba, Bouboule pour Léa. De ceux venus de « familles » un rien à la marge, des gosses déjà violents et réfractaires. Il a du courage et un grand cœur aussi Raph, Raphaël. 

Ce livre est très bref, et conte avec vigueur et un très grand réalisme ce métier d’accueillant, ces gosses déjà difficiles à contenir dans leur violence et leurs angoisses, j’ai lu ça très vite et au bout je me suis dis: Quoi? Comment? Mais ça ne peut pas se terminer comme ça… si? Mais non ! Et la suite? J’en espère une. Je sais que l’auteur écrit tout le temps, beaucoup, et je m’adresse à lui : Où sont-ils tous passés?

Très chouette petit bouquin néanmoins. 

« La Furieuse – Rives et dérives » – Michèle Lesbre, éditions Sabine Wespieser

« Dans mes nuits inquiètes, parfois, surgit l’étang et son beau silence que seules les grenouilles troublaient. C’est toujours l’été. J’ai dix ans et pourtant je suis vieille. J’entends les voix éteintes, je vois les corps disparus. J’ai peur de quitter ce paysage et m’abandonne à son discret battement de cœur. »

Voici un très beau texte de Michèle Lesbre, plutôt court, et pas un roman. Il s’agit là plutôt, partant du souvenir tendre de l’étang chez ses grands -parents Léon et Mathilde, d’une promenade nostalgique et mélancolique. Parlant de Léon:

« Son humour ne m’échappait pas, ni sa pudeur. Il écrivait des poèmes  en douce, petites fugues clandestines, et il entrait dans son jardin comme en son royaume. Depuis ce temps lointain, l’image brumeuse de l’étang n’est autre que celle de ma petite patrie. »

Promenade au fil de rivières d’ici et d’Europe, berges arpentées au fil des voyages, et au fil du temps. Comme l’indique le second titre, « Rives et dérives », ce texte mêle histoire des années passées et perpétuité des rivières. Faits marquants, politiques en particulier, qui font un fracas terrible dans des millions de vies et constance des eaux qui continuent de s’écouler, en charriant des bribes de cette histoire, glanant dans ses tourbillons des déchets, de vieux restes qui se dilueront en descendant vers l’aval. L’eau qui coule n’est pas comme le temps de nos vies, qui passent et finissent. Les rivières, silencieuses, continuent incessamment leur chemin, sortant parfois de leur lit, ou d’autres fois s’y asséchant.

C’est à une promenade dans ces voyages au fil des eaux que l’autrice nous convie, de confidences et réflexions, sur la vie, le monde, sur l’âge aussi. Du Danube à la Loue et la Furieuse, on rencontre les fantômes de l’histoire du XXème siècle, les pires, maîtres des dictatures, et les meilleurs, artistes, peintres, cinéastes et écrivains. Mais ce que j’ai préféré, c’est la fin du livre, avec la Loue et Gustave Courbet, cet esprit libre et vif comme cette rivière. Ornans, la Furieuse, la Loue. Peinte par ce grand homme.

« Toute sa vie, Gustave peindra les paysages de son enfance, leurs mystères, leur force.« 

 Michèle Lesbre nous livre ici un bouquet de souvenirs très mélancoliques qui se retrouvent pourtant éclairés par la présence tendre de ses grands-parents et par ses jours ensoleillés à Ornans, sur les traces de la Furieuse – quel joli nom pour une rivière ! – sur les berges de la Loue. Elle y parle de nombreuses rivière, mais elle dit de la Loire, d’où son originaires ses grands -parents:

L’air de rien, la Loire s’est faufilée dans « La petite trotteuse », pour avaler la montre de mon père retrouvée longtemps après sa mort, et je suis bien obligée d’admettre, même si sur le moment l’idée ne m’est pas venue, qu’elle m’a insidieusement attirée lorsque j’écrivais « Chemins ». J’ai laissé la péniche dériver jusqu’au pont où la narratrice et son chien adoptif accompagnent des mariniers et où, soudain, toute ma famille défile comme à la fin d’un spectacle.[…]Depuis ma naissance, la Loire coule en moi. »

Ci-dessous, « Scène de la Loire » – William Turner ( entre 1826 et 1830)

C’est un livre court et très émouvant, qui parle aussi de l’âge, du temps qui passe et du monde qui change, pas toujours comme on le souhaiterait, hélas, mais il n’y a pas d’aigreur chez cette femme, qui égrène au fil des eaux des lectures, des souvenirs, une vie, des vies et des histoires, petites et dites grandes, avec tendresse et lucidité.

« Je me souviens de « La jetée » de Chris Marker, une ville anéantie par la guerre, ou la catastrophe nucléaire qui arrivera peut-être un jour. Dans ce roman-photo, comme l’avait défini son auteur, l’homme dont on fouille la mémoire retrouve l’image de son enfance, qui le poursuit depuis toujours.

Celle qui ne me quittera jamais est celle de ce petit étang, de son silence, de Léon et Mathilde, que la Furieuse a réveillée en moi. C’est l’origine du monde qui est le mien. »