Afrique du Nord, le printemps
La soudure rouillée était tombée depuis longtemps. L’interstice qui en résultait serait providentiel. Quelques millimètres de lumière. L’air entrait. En quantité pas suffisante pour tout le monde. Elle s’en était rendu compte au fil des heures. Sa chance: avoir été poussée dans ce coin. Son corps allongé, pressé contre la paroi verticale. La tête collée au toit, brûlant la journée et glacial la nuit. Quelques centimètres entre le faux plafond recouvrant la cargaison et la tôle ondulée extérieure du conteneur.
Elle ne savait pas combien de gens étaient entassés. Elle avait été la première à y entrer. La plus jeune. On ne discute pas. »
Ainsi commence ce roman publié sous le genre « thriller ». Pour moi c’est simplement un bon roman, noir mais pas seulement, que j’ai lu très rapidement parce que les personnages m’ont attachée à eux, parce que le sujet est fort, révoltant et hélas tout à fait concret. C’est avec une grande sensibilité mais sans rien taire que Christian Blanchard aborde des thèmes qui résultent des mêmes réseaux mafieux; pour commencer, les passeurs et l’exploitation d’enfants migrants pour la mendicité. On les ampute, on les loge, les nourrit et ils ramènent l’argent qu’ils mendient aux feux des carrefours, sans oublier qu’on les accoutume à une drogue pour qu’ils restent dociles; exploités pour la prostitution et aussi pour le trafic international d’organes qui implique de bons médecins et chirurgiens avec leurs équipes qui transplantent de leur plein gré ou pas des organes dont ils connaissent l’origine ou pas.
« Une dernière porte s’ouvrit et on lui ôta sa cagoule.
Petite pièce blanche, très lumineuse. Deux entrées. Le chirurgien mit quelques secondes à s’habituer àla luminosité. Il n’était pas seul. Deux femmes étaient assises sur un banc.
Le ravisseur prit la parole.
-Voilà une nouvelle équipe réunie. Vous avez quelques minutes pour faire connaissance avec les deux femmes, qui, elles, se sont déjà plusieurs fois retrouvées ici. Je vous suggère de ne pas trop en dire. Moins vous en saurez les uns sur les autres, mieux vous serez protégés. N’échangez pas vos adresses ni numéros de téléphone. Soyez suspicieux les uns envers les autres. Certes , vous allez devoir constituer une équipe, mais si l’un de vous est pris, les deux autres tomberont si vous en savez trop.
Quant à nous, moi, mes hommes et mon organisation, nous ne risquons rien. Je vous conseille fortement de me croire. »
Les victimes de la seconde catégorie peuvent aussi servir pour le premier usage. Horrible…En fin de livre, l’auteur met en note un rapport publié par Global Financial Integrity qui place le trafic d’organes humains parmi les 10 premières activités économiques illégales du monde, ainsi que Mediapart qui a fait un recensement des pays qui pratiquent couramment ce trafic.
Quant à l’exploitation d’enfants pour la mendicité, il cite un article de Slate.fr et un rapport conjoint de l’Unicef, de Human Rights Watch et du département d’état des Etats Unis.
Après le prologue, les chapitres alternent lieux et personnages. On est chez Gilles Patrick, chirurgien, « invité » à réaliser quelques opérations. L’ambiance est campée avec force dès le départ. De chapitre en chapitre, on va chez Némo et la petite rescapée qu’il récupère assise au bord d’un pont, Muette, silencieuse comme son surnom l’indique. Clairement, j’ai adoré Némo et Muette. D’une part, j’ai toujours aimé les trains, les gares, les voies ferrées, et Némo vit dans une voiture ( et pas dans un wagon, attention ) qu’il a aménagé pour y vivre son chagrin, y boire du rhum et se goudronner les poumons à la Gitane.
« Le matin, rien n’est très clair.
Je suis vieux. Muscles, articulations…Mon corps est rouillé. Je mets de plus en plus de temps à me lever. Je détends chaque membre. Mes pieds dans des chaussons d’un autre âge.
Mes poumons sifflent. Le goudron des clopes sans filtre. Excité par les déviances de la veille, un troupeau de bisons traverse ma tête devenue une savane sauvage. Au mieux, une nuée de mouches prend ma cervelle pour une viande appétissante.
Aujourd’hui, je suis saturé d’insectes bourdonnants.
Les yeux mi-clos, je sors de ma chambre et m’affale sur le canapé. Pas prêt. Je retourne me coucher. Le temps que mes neurones se connectent.
Allongé sur le dos, je regarde le plafond voûté. Une toile d’araignée me nargue dans un coin. Je l’enlèverai plus tard. Tout est nickel chez moi et doit le demeurer. Pas nécessairement bien rangé, mais propre. Tant que mon environnement restera net et clean, je garderai la tête hors de l’eau. »
Quand on sait son histoire, on pardonne tout. Il vit seul et commence à perdre la vue. Muette va surgir dans sa vie, il va la recueillir et ils vont former un drôle de duo. Il faudra du temps (celui du livre) pour comprendre son mutisme.
« Est-ce que je ne fais pas une grosse connerie en sauvant cette gamine? Pas certain qu’elle ait voulu sauter. Peut-être ne le saurai-je jamais.
Je ne suis pas l’abbé Pierre, non plus. Je m’appelle simplement Némo, je suis un vieil alcoolique, les poumons chargés à mort de nicotine et tapissés d’une belle couche de goudron. Je vais bientôt crever…mais avant, il y a de fortes chances pour que je devienne aveugle.
Alors, vieux ! Pour une fois, fais une bonne action. Sauve cette gamine.
Essaie ! »
Ensuite il y a Diarra et Sayid, encore un duo assez sidérant celui-ci.
« Sayid et Diarra étaient inséparables. Ils étaient devenus amis par hasard mais aussi par nécessité. Un lien les unissait l’un à l’autre. Toute la journée, une corde reliait Diarra à Sayid…et Sayid à Diarra.
Sayid n’avait plus de jambes. Elles avaient toutes les deux été sectionnées au niveau des genoux. Diarra, lui n’avait plus de bras droit. »
Jeunes, les garçons, 11, 12 ans, on ne sait pas bien, mais ce sont encore des enfants. Champions du gobelet tendu au carrefour, toujours bien rempli et qu’ils ramènent sagement au Grand Serge, le boss de l’entrepôt qui entretient à minima sa cohorte de pauvres gosses en se faisant un joli pactole. Et puis il y a Aïcha, jolie gamine lybienne de 13 ans, survivante de l’ignoble conteneur et qui sera exploitée elle aussi par de sales types.
« Grincement des portes métalliques suivi d’une violente lumière. Déplacement d’une partie de la cargaison. Le faux plafond s’effondra. Des corps humains en décomposition tombèrent sur la tête des douaniers et des dockers les plus proches.
Elle glissa et se retrouva enchevêtrée avec les cadavres. Il lui fallut plusieurs secondes avant de réussir à lever un bras et à émettre un cri.
-Vivante ! Je suis vivante !
Elle pensa que son calvaire était terminé.
En réalité, il commençait. »
Dans le monde « normal », il y a la famille d’Elodie, qui attend un rein. Il y a Elodie dont on fera vraiment la connaissance à la fin du roman, une jeune fille intelligente, sensible, qui va vouloir savoir d’où lui est arrivé ce rein en elle providentiel qui mettra fin aux dialyses.
Ces histoires vont se rejoindre bien sûr, dans un récit sans temps mort. Parfois on sourit avec Diarra et Sayid, des gosses qui doivent oublier qu’ils en sont, et qui pleins de ressources arriveront à échapper au Grand Serge. Leurs discussions sont à la fois drôles, émouvantes et tristes. Comme tous ces personnages à la marge, tous sont des gens qui se cachent et qui ont appris à s’échapper, à filer au plus vite, à se rendre invisibles.
« Les deux garçons n’avaient jamais eu envie de mendier. Mais aujourd’hui, les angoisses de la nuit ne les avaient pas quittés. Quelque chose d’important venait de changer. Depuis longtemps, la naïveté de l’enfance les avait abandonnés, mais les affres du manque, le retour des souffrances des membres disparus les avaient encore endurcis. Sayid et Diarra venaient de se défaire d’un dernier reste d’innocence.
Ils allaient prendre leur destin à bras- le- corps. »
Je ne rentre pas dans les détails de tout ce qui se passe pour vous laisser le plaisir de la lecture. Mais en tous cas, jamais l’ennui.
Ce livre qui se lit sans difficulté, avec une construction impeccable dans ses enchaînements, ce livre m’a particulièrement touchée par son sujet, par l’empathie de l’auteur pour ses personnages, Némo, Muette, Diarra, Sayid et Aïcha. Voici un coup de gueule sans esbroufe mais plein de saine colère, de tendresse et de fraternité. Némo et sa voiture, Némo qui voit la vie en noir et blanc, Némo est le seul adulte à même de secourir ces gosses perdus, de les aimer aussi. Le « beau monde » se trouve écorché par la plume de l’auteur, qui pourtant ne tombe jamais dans le manichéisme, ni dans le clivage grossier. Si Mohamed par exemple semble faire mine de se racheter un peu, il reste une ordure; et le Dr Gilles Patrick, lui, reste un homme digne de ce nom. Quant à Élodie c’est une jeune fille intelligente et sensible.
« Elle avait cependant obtenu une réponse: son rein ne lui avait pas été offert mais avait été volé…pour elle. Elle n’avait jamais demandé cela. Non, jamais. Plutôt mourir que vivre avec un rein volé.
Elle éprouva un violent dégoût. Ils l’avaient trahie…Déshonorée…Salie. Elle serait toujours différente de celle qu’elle était auparavant.
Sa seule envie à ce moment : fuir.
Quitter ses parents. Quitter cette vie…Peut-être même l’abandonner…Simplement mourir. »
Ce livre est bien sûr très noir, mais il est aussi question de résilience je trouve, c’est la lumière du livre, celle qui manque dorénavant à Némo, arrivé au bout du chemin dans sa voiture, sur ses rails, quelque part sur une voie de garage de la gare de triage de Villeneuve-Saint- Georges. Et seul avec la nuit, Némo; comme ces enfants, seuls avec la nuit, chacun à un moment donné.
Je salue Christian Blanchard qui écrit un roman que tout le monde peut comprendre aisément, un roman à mettre entre toutes les mains, un roman bourré d’amour pour tous ces échoués d’ailleurs. Votre livre, Monsieur Blanchard, m’a émue, mise en colère et espérant que votre propos ne reste pas dans l’ombre. Bien sûr, on entend parler de tout ça ici et là, mais je crois en la force de la littérature, capable de créer des liens avec des inconnus, les mêmes que ceux qu’on croise sans les voir. Et soudain, par la force des mots, ils deviennent visibles et vrais. On est pas près d’oublier Diarra et Sayid. Et tous ces gens sur les voies de garage.
Les deux dernières phrases, alors que Némo est définitivement seul avec la nuit :
« Elle prit la corde à Diarra et tira un peu plus fort.
-Pas question de mollir, les garçons…on doit avancer. »
Jacques Higelin que Némo chantonne à tout moment. « Je suis amoureux d’une cigarette »…adaptée
c’est quand-même noir-noir….. ! Mais tu en parles bien… (et by the way : j’aime tes allitérations genre- visibles et vrais)
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oui, c’est noir, mais tendre, il y a une grande affection dans la plume de l’auteur pour ses estropiés de / par la vie
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Alors là ma grande, je dis non. Ton article est parfait, tes arguments sensibles, tu racontes comme toujours très bien, ton empathie pour les victimes de la vie et des autres est palpable.
Mais pour moi, on n’invente pas une histoire avec de tels sujets cumulés,on n’en écrit pas un roman noir, même plein d’humanité justement parce que cela existe vraiment et que c’est limite de broder autour de ça. La question, c’est en faisant ça, on dénonce ou/ on s’en sert ? Enfin, c’est mon avis et ma question
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Je viens de lire votre chronique et suis admiratif du temps que vous avez passé à « décortiquer » l’ouvrage. Évidemment, pour moi, c’est un réel moment de plaisir. je reste toujours étonné que mon écriture, mes histoires fassent ce genre d’effet sur les lecteurs. Je suis simplement un raconteur d’histoire. Je décris les scènes qui passent devant mes yeux et les émotions ressenties en regardant le film… Merci.
Christian Blanchard
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Merci ! Je fais mes petites chroniques au mieux de mes moyens, et pour les livres qui pour moi le valent. Et en fait, je lis vraiment, si vous voyez ce que je veux dire. Enfin je crois !
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