« La Maligredi » – Gioacchino Criaco – Métailié/ Bibliothèque italienne, traduit par Serge Quadruppani

« C’était l’événement le plus magnifique de l’année, le miracle de Saint Sébastien, et même le plus magnifique depuis toujours, le plus extraordinaire de ma connaissance, même au cinéma du patronage je n’en avais pas vu de pareil et pourtant on y montrait le monde entier dans les films avec des shérifs et des Indiens ou dans les films chinois d’arts martiaux ou ceux des Romains de l’Antiquité.

Maintenant, me dis-je, je devais rester concentré: « Nous ne voulons pas de patrons, les droits nous reviennent sans avoir à les demander poliment », la voix résonnait, se gonflant comme le ballon d’un gigantesque chouinegomme, enveloppait la place, distrayant l’attention de la Louve, détournant le regard de la méchante vieille de sa marchandise, et donc Filippo passa à côté d’elle, pour se glisser sous l’étal et déboucher dans son dos; il jeta un coup d’œil à la vieille, prit un sachet et le lança: une parabole douce, Antonio l’attrapa au vol, grimaça, me le montra, « mieux que rien », tant pis si c’étaient des pois chiches grillés, ceux qu’on aimait le moins. »

Un long extrait – le livre est assez long – pour poser le décor de ce roman qui à mon sens est un grand roman. C’est un livre qui m’a saisie au vol par son écriture, son propos, le lieu, la Calabre, l’Aspromonte, et une communauté villageoise qui fête Saint Sébastien dans une grande cérémonie où chacun trouve distraction autant que dévotion. Il semble même que la dévotion ne soit que prétexte à la fête, dans ce village pauvrissime. La maligredi désigne l’avidité du loup qui tue tout un troupeau quand une brebis suffirait à le rassasier. Une fois ceci posé, pas difficile de comprendre ce que nous dit l’auteur, avec un immense talent. Ç’aurait pu être un livre enragé complètement, juste enragé, alors qu’il est  drôle souvent, lumineux et plein d’amour.

379px-José_de_Ribera_044On va comprendre le pourquoi de ce titre en lisant cette histoire d’une grande richesse, tant littéraire que sociologique et politique. Que ça ne rebute aucun lecteur car tout est amené par une écriture très vivante, riche et poétique qui exprime si bien la révolte et l’attachement à un lieu, même si celui-ci est dur, hostile, isolé et misérable. Son isolement est parfois un atout, mais il amène les hommes à partir travailler ailleurs, souvent en Allemagne, comme le père de Nicola, notre narrateur. Nicola vit avec sa mère et ses trois sœurs. La mère est une cueilleuse de jasmin, de ces femmes auxquelles l’auteur rend ainsi hommage :

« Magiques pour inventer des fables elles ont essayé de nous défendre contre toutes les méchancetés et, même si elles n’ont pas toujours réussi, elles ont rempli nos vies de douceur. Aux mères calabraises, à nos mamans de jasmin. »

Hommage aussi aux combattants de son village, Africo, où il est retourné cultiver la terre après avoir été avocat à Milan:

« Fidèles aux nobles règles de la montagne, fils de la révolution de l’Aspromonte. À Papulo et aux siens. À Rocco Palamara et à ceux qui ont tout risqué pour nous donner un monde meilleur. »

La Calabre, on le sait, est une des régions les plus pauvres d’Italie. Elle est le fief de la Ndrangheta, mafia locale dont le nom, comme de nombreux vocables de Calabre vient du grec. La Calabre si pauvre est décrite avec lucidité, mais surtout avec une affection, un attachement profonds; on y sent dans les mots de l’auteur ses racines très ancrées dans cette terre ingrate mais belle et sauvage, malgré les atteintes subies. Il y a de l’humour aussi dans la vie de cette jeunesse qui ne connaissant que cette vie de débrouille et de plaisirs simples –  car il y en a –  déserte ou plutôt fréquente à minima les bancs du collège de Reggio. Ces jeunes garçons, avec un fatalisme joyeux, pensent que l’école ne changera rien à leur existence. Peu importe que ce soit vrai ou pas, ce roman est une ode au courage, à la solidarité, et à la résistance. Une ode superbe, vigoureuse et fière. La plainte de la grand-mère:

« -Pour quoi faire je parlerais, pour dire le mauvais sort qui m’a donné six fils pour que je pleure leur éloignement? C’est pareil que si je n’en avais pas eu, vu que les garçons, c’est pas des vrais enfants, c’est juste des tromperies du diable, il nous les donne pour nous voir pleurer qu’ils nous manquent. Parce que si j’avais eu six filles, maintenant je la porterais pas seule et en silence, ma croix. »

C’est une chronique villageoise qui rend aussi hommage aux femmes, aux combattants et à une nature certes rude, mais parfois protectrice par sa sauvagerie même. Nicola nous emmène dans ses pas de jeune garçon, puis de jeune homme. On assistera à toutes ses initiations, à tous ses éveils, charnels et intellectuels. Village isolé s’il en est – le train ne fait que ralentir, il faut y sauter au passage – Africo se rassemble autour des contes et légendes brodés par de vieilles femmes, de vieux hommes, récits adaptés souvent aux événements du moment, en paraboles pleines de magie et de messages.

Nicola et ses amis se feront receleurs pour une bande de malandrins, ils gagneront un peu d’argent en servant dans les noces et banquets, mais auront au final un joli pactole qu’ils partageront toujours équitablement, et pour une bonne cause. Bien sûr, ils s’offriront quelques vêtements plus beaux que l’ordinaire, une Vespa, ils fumeront beaucoup, et joueront au flipper, Commais surtout, Nicola aidera sa mère, car son père ne rentrera pas, abandonnant sa famille à laquelle il n’envoie rien depuis longtemps pour une femme allemande. La mère est un magnifique personnage; attentive, aimante, douce mais ferme, elle élève ses enfants seule, et la nuit va cueillir le jasmin pour un maigre salaire qui permet juste le plus souvent  des pâtes avec de la « fausse sauce ». 

jasmine-g8648ffea6_640« De minuit jusqu’au jour, au milieu des rangées de jasmin, elles chantaient comme des sirènes pour tromper ces timides vampires blancs qui se retiraient dans leurs cercueils parfumés afin d’échapper à un soleil qui était, pour eux, mortel. Il fallait huit mille fleurs pour faire un kilo, et les femmes les comptaient pour que les patrons ne les escroquent pas sur le poids; les championnes arrivaient à quarante mille par nuit, pour ramener à la maison les quelques lires pour remplir le ventre des enfants.

Seuls ceux qui les ont humées, ces aubes denses de retours parfumés, savent quel héroïsme il y avait chez les mères calabraises.

Seuls ceux qui les ont vues, les ruses pour transformer quelques tristes cuillères de concentré de tomate en somptueux et alléchants plats de pâtes, ont goûté le courage magique des femmes calabraises.

Et moi, j’ai eu de la chance, j’ai eu pour mère, une maman de jasmin. »  

Au fil de ces tableaux vivants de la vie quotidienne du village, nous découvrons une galerie de portraits pittoresques, mais pas seulement. Contes et légendes sont émaillés de l’histoire d’Africo et dès le début, la graine de la révolution est dans l’air avec ce jeune homme au pull rouge, baptisé Papule, qui discourt sous l’œil bienveillant – car éteint ! – de Saint Sébastien au tout début du livre.

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Entre la mafia, les malandrins, les patrons, tout ce petit monde laborieux se soude, se débrouille jusqu’à la révolte avec Papule et les autres. Et personne ne renâcle. Tout le monde se solidarise. De longs passages content les soirées où circulent les histoires, les bars et le flipper, la première fille de Nicola à Reggio, et puis ce combat pour des droits toujours refusés. Papule devra quitter le village et Nicola va l’accompagner. Ils partiront dans cette montagne dont le jeune homme a tant entendu parler sans imaginer vraiment ce que c’est, cet Aspromonte. Ces chapitres sont parmi les plus beaux du roman.

Je m’arrête là, voici un grand livre tant par l’écriture que par l’histoire. Comme toujours, la traduction de Serge Quadruppani est parfaite et je sais que cette chronique ne l’est pas. Mais en tous cas ce livre est je le répète, beau, poétique, et plein de la force, de la ténacité, du courage des habitants d’Africo, c’est un livre de combat et d’amour. C’est de la littérature qui remplit toutes ses fonctions. Les dernières pages sont bouleversantes, merveilleuses. 

« Je pense que la maligredi et la révolution se ressemblent, risquent d’être éternelles, comme l’espoir qui, par ici, malgré la tragédie infinie, est un vent qui souffle sans se lasser. Et il y a des hommes qui se reprochent chaque trêve concédée dans la lutte, et d’autres qui regrettent d’avoir lutté sans trêve. Moi, je voudrais que la mer Ionienne et le cap Zéphyr cessent de trahir la vie et fassent enfin la paix avec le libeccio. J’ai passé les trente dernières années dans le sombre secret des tortues, je m’accroupis près de Zacco qui a versé tout son sang par terre. »

Brillant, puissant, magnifique. Essentiel.

Une chanson, dans la voiture du patron du bar, Rocco :

« une « Fiat 128 immatriculée MIKO, de couleur céleste, comme il disait, alors que nous, cette couleur, on l’appelait juste « bleu ». »

« Les Mains vides » – Valerio Varesi – Agullo/Agullo noir, traduit par Florence Rigollet

« Ce jour-là, la ville attendit vainement la pluie. Quelques nuages prometteurs avaient pourtant fait leur entrée vers dix heures du matin en direction du duomo, mais bien vite ils s’étaient dissipés sous la chape de plomb. Le soleil avait recommencé à chauffer les immeubles comme un feu doux doux un bouilli, et Soneri s’était remis patiemment à transpirer dans sa chemise de lin. Juvara souffrait davantage et s’était fait toiser quand il avait tenté de rallumer le climatiseur en panne: après la pluie manquée, plus d’illusions possibles, la canicule tendrait son piège et la chaussée collerait sous les gaz d’échappement et les voitures brûlantes.Le commissaire ouvrit les fenêtres et reçut au visage un souffle de vache. »

C’est ma première rencontre avec le commissaire Soneri et c’est une belle rencontre. Un personnage comme je les aime, c’est à dire intelligent, fin, au caractère complexe et puis aussi un homme qui aime manger. Je sais, ça peut sembler curieux, mais je trouve que ce goût de la table est un vrai indice sur le caractère. Soneri aime manger de bonnes choses et aime fumer des cigares Toscano. Il mange comme on se soigne:

« Le commissaire passa à côté du Regio et vagua un moment avant de tomber sur le Milord. En poussant la porte, il  se demanda si c’était la faim ou le besoin d’apaiser ses amertumes matinales qui l’avaient guidé jusque là.Rien d’un hasard, en tout cas. Les tortelli d’Alceste étaient un traitement temporaire mais efficace. Il retrouva sa forme en retournant à la Questure, aidé par la promesse d’averse qu’on lisait dans le ciel. »

La pieuvre, celle qu’on voit sur la couverture et la petite, toujours là à la fin est celle qui étend ses bras puissants sur la ville de Parme. La ville fond sous une canicule aussi étouffante que les bras de cette pieuvre et tout le monde est un peu à cran. Un poids pèse sur la cité et Soneri va devoir trouver des ressources en lui et dans son équipe pour affronter le réseau inextricable qu’il va découvrir au fil de l’enquête.

Un commerçant du centre ville a été roué de coups à mort et puis on a volé au vieux Gondo son accordéon. Lui est une figure de la ville, un vrai musicien qui s’est mis au service de tous, un peu poussé par la misère….

« -Je veux mon accordéon, murmura-t-il de manière quasi imperceptible.

-Il faut nous aider, alors », insista Soneri, persuadé que le vieux avait vu ses agresseurs.

Mais pour toute réponse, Gondo se tourna de l’autre côté. D’un seul coup, le commissaire souffrit d’un trop-plein de chaleur et de sueur, une impuissance insupportable.[…]Il se rappela alors le motif purement personnel de sa venue. Sa colère contre la bêtise du monde et son inguérissable arrogance l’avaient conduit au musicien. Et puis il connaissait Gondo: l’hiver, sa musique envahissait la cité brouillardeuse, ultime soupir d’une ville romantique blafarde et finissante, noyée sous un anonymat luxueux et ordinaire. Pourtant, ce vol ne relevait pas de sa compétence et, si odieux fût-il, ce n’était qu’un petit larcin. »

C’est le point de départ d’une enquête qui va très vite devenir complexe et tentaculaire, s’étalant sur un réseau de sociétés derrière lesquelles se cachent « un nouveau type de criminels », et toutes les « petites mains » moldaves, calabraises, roumaines, placées au front. Rien n’est plus comme avant, y compris dans le grand banditisme.

Je ne peux bien sûr pas vous faire avec moi tirer le fil de ce chemin de piste que va suivre avec une rare ténacité le commissaire, mais je vais parler plutôt de la « veine » de ce roman de haute qualité. Une veine qu’on peut dire classique de roman policier, avec une écriture sobre et précise, une construction du récit qui sur une intrigue compliquée travaille sur la rigueur de la narration :  on ne se perd pas – et pourtant, il y a du monde ! – et on suit la pensée et la réflexion de Soneri sans perdre pied. C’est un livre clairement politique, on y sent une sorte de désespérance, une lassitude et une grande colère.

« -[…]Mais les troupeaux me font peur. Il faut toujours qu’ils aillent où on leur dit d’aller et qu’ils disent merci à ceux qui montrent les crocs et choisissent à leur place. Ils n’ont jamais d’idées, alors forcément, ils sont bien contents que les autres en aient. Tous à la queue leu leu derrière celui qui crie le plus fort. »

La cohue de tailleurs et complets- vestons à l’entrée semblait confirmer l’opinion de Soneri. »

La chose que je trouve la plus remarquable ici, c’est l’ambiance de cette ville – que je ne connais pas – qui sous la chaleur intense semble se liquéfier, devenir floue, laissant apparaître sa décadence en cours, cette décadence due à celle du monde, des sociétés du moment où les « affaires » et la corruption règnent.

« Il savait qu’il vivait les derniers moments d’une ville en voie d’extinction, où lui et tant d’autres avaient vécu pendant des années en s’appropriant les rues et les cafés. Aujourd’hui, le décor était le même, mais de nouveaux acteurs avaient pris la relève.

Il se laissa guider par ses rêvasseries qui l’emmenaient au hasard des trottoirs déserts, le long des murs qui empestaient parfois la pisse. Une fois chez lui, l’image de Gerlanda lui revint à l’esprit, son avidité vaine et son pouvoir hargneux qui cependant ne l’avaient pas préservé de la chute. Car tout passe, et pour Roger aussi, le moment était venu de quitter la scène. »

La délinquance a changé de genre, a changé de cibles et de procédés. Le truand d’aujourd’hui réside dans des sphères où on préférerait qu’il ne soit pas…Mais on le voit partout, régnant en maître dans le monde de l’argent, des affaires et de la politique. Si dans ce roman ceci est dit sans démesure, c’est néanmoins ce qui est dit et Valerio Varesi met en Soneri une grande colère qui va devenir une grande fatigue, lui qui dans les rues de Parme peine à reconnaître sa ville accablée de toutes parts, par la canicule et par les morts, les crimes, les trafics de cocaïne et l’usure qui partant de peu finit de façon pyramidale vers les hauteurs. Beau personnage que Gerlanda, qu’on finit presque par trouver sympathique, tant ceux qui vont lui succéder sont affreux, et ses conversations avec Soneri donnent lieu à des pages admirables ( chapitres 7 et 11 ) et un regard impitoyable sur une société dont Gerlanda le prêteur dit:

« -Ils sont responsables de leur situation, répondit l’autre. D’après vous, pourquoi sont-ils endettés? Certainement pas à cause de la conjoncture économique ou de véritables besoins, ni pour manger. Je vais vous les donner, moi, les raisons: avidité, présomption, désir de paraître. En un mot: futilité. Voilà l’origine de leurs dettes. Rien que des enfants gâtés élevés dans le confort et incapables de supporter la moindre gêne ni la moindre privation. Certains se sont ruinés pour s’acheter des voitures de luxe, d’autres ont tout dépensé pour des femmes ou pour suivre des projets trop ambitieux, d’autres encore se croyaient qualifiés, mais ne l’étaient pas. Aucun n’a de véritable projet de vie, tous derrière leurs fantasmes ou leur apparence, la chose la plus stupide et vaine qui soit.

-Maintenant, c’est vous qui parlez comme un curé, constata Soneri.

-Peut-être, mais moi, je ne donne jamais l’absolution. »


Je regrette de n’avoir pas lu les précédents livres de Valerio Varesi, pour voir l’évolution de Soneri, ici énervé, fatigué, déçu d’un peu tout, sauf d’Angela son amie-amour. Il m’a fait penser par certains côtés au Kurt Wallander du grand Henning Mankell, dans sa ténacité, son côté un peu obsessionnel de ses enquêtes et dans son caractère sombre. Soneri et Parme et le tonnerre qui roule, et la chaleur infernale… Il faut aussi dire que toutes les scènes dans la ville sont remarquables, l’écriture est vraiment belle et forte. Plus je feuillette les pages de ce livre pour en parler et plus j’en retrouve la beauté des descriptions, la force de mots choisis, et un fond tellement intelligent…bref, vraiment un livre marquant pour moi.

Excellent roman, j’ai eu beaucoup de plaisir à cette écriture impeccable, à accompagner ces policiers souvent retenus, empêchés par la hiérarchie, j’ai aimé quand Valerio Varesi décrit Parme dans sa torpeur torride. Très chouette lecture que je conseille vraiment à ceux qui aiment le roman policier qui n’est pas que ça.

La fin:

« Il était fatigué de tout. Il avait l’impression de ne servir à rien, il voulait tout laisser tomber. Il se sentait raillé, bafoué, et seul, avec ses idéaux abstraits. Il avait envie de blasphémer, de mettre des coups. Il était étonné par sa capacité d’indignation, à son âge. C’était sans doute un signe d’intégrité, il s’en serait volontiers passé. Des années qu’il enrageait, des années que rien ne changeait. Il arriva chez lui avant d’être surpris par la chaleur de la rue. Il passa devant le miroir et lut sur son visage tout l’abattement qu’il éprouvait. Jamais il ne s’était senti à ce point les mains vides. Il éteignit son téléphone portable, sachant que le sommeil serait le seul moyen de fuir l’insupportable. »

Lino Ventura est né à Parme : 

« Seul avec la nuit » – Christian Blanchard – Belfond

« Prologue

Afrique du Nord, le printemps

La soudure rouillée était tombée depuis longtemps. L’interstice qui en résultait serait providentiel. Quelques millimètres de lumière. L’air entrait. En quantité pas suffisante pour tout le monde. Elle s’en était rendu compte au fil des heures. Sa chance: avoir été poussée dans ce coin. Son corps allongé, pressé contre la paroi verticale. La tête collée au toit, brûlant la journée et glacial la nuit. Quelques centimètres entre le faux plafond recouvrant la cargaison et la tôle ondulée extérieure du conteneur.

Elle ne savait pas combien de gens étaient entassés. Elle avait été la première à y entrer. La plus jeune. On ne discute pas. »

Ainsi commence ce roman publié sous le genre « thriller ». Pour moi c’est simplement un bon roman, noir mais pas seulement, que j’ai lu très rapidement parce que les personnages m’ont attachée à eux, parce que le sujet est fort, révoltant et hélas tout à fait concret. C’est avec une grande sensibilité mais sans rien taire que Christian Blanchard aborde des thèmes qui résultent des mêmes réseaux mafieux; pour commencer, les passeurs et l’exploitation d’enfants migrants pour la mendicité. On les ampute, on les loge, les nourrit et ils ramènent l’argent qu’ils mendient aux feux des carrefours, sans oublier qu’on les accoutume à une drogue pour qu’ils restent dociles; exploités pour la prostitution et aussi pour le trafic international d’organes qui implique de bons médecins et chirurgiens avec leurs équipes qui transplantent de leur plein gré ou pas des organes dont ils connaissent l’origine ou pas.

« Une dernière porte s’ouvrit et on lui ôta sa cagoule.

Petite pièce blanche, très lumineuse. Deux entrées. Le chirurgien mit quelques secondes à s’habituer àla luminosité. Il n’était pas seul. Deux femmes étaient assises sur un banc.

Le ravisseur prit la parole.

-Voilà une nouvelle équipe réunie. Vous avez quelques minutes pour faire connaissance avec les deux femmes, qui, elles, se sont déjà plusieurs fois retrouvées ici. Je vous suggère de ne pas trop en dire. Moins vous en saurez les uns sur les autres, mieux vous serez protégés. N’échangez pas vos adresses ni numéros de téléphone. Soyez suspicieux les uns envers les autres. Certes , vous allez devoir constituer une équipe, mais si l’un de vous est pris, les deux autres tomberont si vous en savez trop.

Quant à nous, moi, mes hommes et mon organisation, nous ne risquons rien. Je vous conseille fortement de me croire. »

Les victimes de la seconde catégorie peuvent aussi servir pour le premier usage. Horrible…En fin de livre, l’auteur met en note un rapport publié par Global Financial Integrity qui place le trafic d’organes humains parmi les 10 premières activités économiques illégales du monde, ainsi que Mediapart qui a fait un recensement des pays qui pratiquent couramment ce trafic.

Quant à l’exploitation d’enfants pour la mendicité, il cite un article de Slate.fr et un rapport conjoint de l’Unicef, de Human Rights Watch et du département d’état des Etats Unis.

Après le prologue, les chapitres alternent lieux et personnages. On est chez Gilles Patrick, chirurgien, « invité » à réaliser quelques opérations. L’ambiance est campée avec force dès le départ. De chapitre en chapitre, on va chez Némo et la petite rescapée qu’il récupère assise au bord d’un pont, Muette, silencieuse comme son surnom l’indique. Clairement, j’ai adoré Némo et Muette. D’une part, j’ai toujours aimé les trains, les gares, les voies ferrées, et Némo vit dans une voiture ( et pas dans un wagon, attention ) qu’il a aménagé pour y vivre son chagrin, y boire du rhum et se goudronner les poumons à la Gitane.

« Le matin, rien n’est très clair.

Je suis vieux. Muscles, articulations…Mon corps est rouillé. Je mets de plus en plus de temps à me lever. Je détends chaque membre. Mes pieds dans des chaussons d’un autre âge.

Mes poumons sifflent. Le goudron des clopes sans filtre. Excité par les déviances de la veille, un troupeau de bisons traverse ma tête devenue une savane sauvage. Au mieux, une nuée de mouches prend ma cervelle pour une viande appétissante.

Aujourd’hui, je suis saturé d’insectes bourdonnants.

Les yeux mi-clos, je sors de ma chambre et m’affale sur le canapé. Pas prêt. Je retourne me coucher. Le temps que mes neurones se connectent.

Allongé sur le dos, je regarde le plafond voûté. Une toile d’araignée me nargue dans un coin. Je l’enlèverai plus tard. Tout est nickel chez moi et doit le demeurer. Pas nécessairement bien rangé, mais propre. Tant que mon environnement restera net et clean, je garderai la tête hors de l’eau. »

Quand on sait son histoire, on pardonne tout. Il vit seul et commence à perdre la vue. Muette va surgir dans sa vie, il va la recueillir et ils vont former un drôle de duo. Il faudra du temps (celui du livre) pour comprendre son mutisme.

« Est-ce que je ne fais pas une grosse connerie en sauvant cette gamine? Pas certain qu’elle ait voulu sauter. Peut-être ne le saurai-je jamais.

Je ne suis pas l’abbé Pierre, non plus. Je m’appelle simplement Némo, je suis un vieil alcoolique, les poumons chargés à mort de nicotine et tapissés d’une belle couche de goudron. Je vais bientôt crever…mais avant, il y a de fortes chances pour que je devienne aveugle.

Alors, vieux ! Pour une fois, fais une bonne action. Sauve cette gamine.

Essaie ! »

Ensuite il y a Diarra et Sayid, encore un duo assez sidérant celui-ci.

« Sayid et Diarra étaient inséparables. Ils étaient devenus amis par hasard mais aussi par nécessité. Un lien les unissait l’un à l’autre. Toute la journée, une corde reliait Diarra à Sayid…et Sayid à Diarra.

Sayid n’avait plus de jambes. Elles avaient toutes les deux été sectionnées au niveau des genoux. Diarra, lui n’avait plus de bras droit. »

Jeunes, les garçons, 11, 12 ans, on ne sait pas bien, mais ce sont encore des enfants. Champions du gobelet tendu au carrefour, toujours bien rempli et qu’ils ramènent sagement au Grand Serge, le boss de l’entrepôt qui entretient à minima sa cohorte de pauvres gosses en se faisant un joli pactole. Et puis il y a Aïcha, jolie gamine lybienne de 13 ans, survivante de l’ignoble conteneur et qui sera exploitée elle aussi par de sales types.

« Grincement des portes métalliques suivi d’une violente lumière. Déplacement d’une partie de la cargaison. Le faux plafond s’effondra. Des corps humains en décomposition tombèrent sur la tête des douaniers et des dockers les plus proches.

Elle glissa et se retrouva enchevêtrée avec les cadavres. Il lui fallut plusieurs secondes avant de réussir à lever un bras et à émettre un cri.

-Vivante ! Je suis vivante !

Elle pensa que son calvaire était terminé. 

En réalité, il commençait. »

Dans le monde « normal », il y a la famille d’Elodie, qui attend un rein. Il y a Elodie dont on fera vraiment la connaissance à la fin du roman, une jeune fille intelligente, sensible, qui va vouloir savoir d’où lui est arrivé ce rein en elle providentiel qui mettra fin aux dialyses.

Ces histoires vont se rejoindre bien sûr, dans un récit sans temps mort. Parfois on sourit avec Diarra et Sayid, des gosses qui doivent oublier qu’ils en sont, et qui pleins de ressources arriveront à échapper au Grand Serge. Leurs discussions sont à la fois drôles, émouvantes et tristes. Comme tous ces personnages à la marge, tous sont des gens qui se cachent et qui ont appris à s’échapper, à filer au plus vite, à se rendre invisibles.

« Les deux garçons n’avaient jamais eu envie de mendier. Mais aujourd’hui, les angoisses de la nuit ne les avaient pas quittés. Quelque chose d’important venait de changer. Depuis longtemps, la naïveté de l’enfance les avait abandonnés, mais les affres du manque, le retour des souffrances des membres disparus les avaient encore endurcis. Sayid et Diarra venaient de se défaire d’un dernier reste d’innocence.

Ils allaient prendre leur destin à bras- le- corps. »

Je ne rentre pas dans les détails de tout ce qui se passe pour vous laisser le plaisir de la lecture. Mais en tous cas, jamais l’ennui.

Ce livre qui se lit sans difficulté, avec une construction impeccable dans ses enchaînements, ce livre m’a particulièrement touchée par son sujet, par l’empathie de l’auteur pour ses personnages, Némo, Muette, Diarra, Sayid et Aïcha. Voici un coup de gueule sans esbroufe mais plein de saine colère, de tendresse et de fraternité. Némo et sa voiture, Némo qui voit la vie en noir et blanc, Némo est le seul adulte à même de secourir ces gosses perdus, de les aimer aussi. Le « beau monde » se trouve écorché par la plume  de l’auteur, qui pourtant ne tombe jamais dans le manichéisme, ni dans le clivage grossier. Si Mohamed par exemple semble faire mine de se racheter un peu, il reste une ordure; et le Dr Gilles Patrick, lui, reste un homme digne de ce nom. Quant à Élodie c’est une jeune fille intelligente et sensible.

« Elle avait cependant obtenu une réponse: son rein ne lui avait pas été offert mais avait été volé…pour elle. Elle n’avait jamais demandé cela. Non, jamais. Plutôt mourir que vivre avec un rein volé.

Elle éprouva un violent dégoût. Ils l’avaient trahie…Déshonorée…Salie. Elle serait toujours différente de celle qu’elle était auparavant.

Sa seule envie à ce moment : fuir.

Quitter ses parents. Quitter cette vie…Peut-être même l’abandonner…Simplement mourir. »

Ce livre est bien sûr très noir, mais il est aussi question de résilience je trouve, c’est la lumière du livre, celle qui manque dorénavant à Némo, arrivé au bout du chemin dans sa voiture, sur ses rails, quelque part sur une voie de garage de la gare de triage de Villeneuve-Saint- Georges. Et seul avec la nuit, Némo; comme ces enfants, seuls avec la nuit, chacun à un moment donné.

Je salue Christian Blanchard qui écrit un roman que tout le monde peut comprendre aisément, un roman à mettre entre toutes les mains, un roman bourré d’amour pour tous ces échoués d’ailleurs. Votre livre, Monsieur Blanchard, m’a émue, mise en colère et espérant que votre propos ne reste pas dans l’ombre.  Bien sûr, on entend parler de tout ça ici et là, mais je crois en la force de la littérature, capable de créer des liens avec des inconnus, les mêmes que ceux qu’on croise sans les voir. Et soudain, par la force des mots, ils deviennent visibles et vrais. On est pas près d’oublier Diarra et Sayid. Et tous ces gens sur les voies de garage.

Les deux dernières phrases, alors que Némo est définitivement seul avec la nuit :

« Elle prit la corde à Diarra et tira un peu plus fort.

-Pas question de mollir, les garçons…on doit avancer. »

Jacques Higelin que Némo  chantonne à tout moment. « Je suis amoureux d’une cigarette »…adaptée

 

« Suburra » – Carlo Bonini et Giancarlo de Cataldo – Métailié Noir, traduit par Serge Quadruppani

suburra-bandeauHD-300x460« Dans l’obscurité humide de la nuit d’été, trois hommes attendaient à bord d’un fourgon de carabiniers Fiat Ducato, garé sur le quai du Tibre. Ils portaient des uniformes, mais c’étaient des criminels. Dans la Rome interlope, on les connaissait sous les noms de Botola, Lothar et Mandrake. Botola descendit du fourgon et fit face au fleuve. Il tira de sa poche un biscuit Gentilini effrité et le posa sur le parapet. Reculant de quelques pas, il se plongea dans la contemplation d’une mouette qui piquait du bec les restes du sablé.

-C’est beau, les mouettes. »

Voici le livre qui relance pour de bon mon retour à la lecture, retour en noir, bien bien noir, avec ce roman  que je qualifierais de tragi-comédie .

rome-231063_1920J’ai retrouvé une vitesse de croisière sur les eaux troubles du Tibre, avec cet excellent roman, gagné grâce à un concours des éditions Métailié ( que je remercie encore du beau cadeau de Noël ! ).

Bienvenue dans les dessous de la vie romaine, où s’affrontent et s’acoquinent les paniers de crabes politiques, journalistiques, ecclésiastiques avec la traditionnelle mafia locale augmentée des différentes succursales :Gitans, Calabrais, Napolitains, mais aussi quelques Serbes, Russes et Ukrainiens; truands de tous bords et figures politiques en vue de la capitale ont tous le même objectif : régner sur toute la ville, tous les commerces, légaux ou pas, et en retirer les dividendes. Tout tourne autour d’un gigantesque projet immobilier bien juteux que chaque clan s’arrache, je n’en dis pas plus, mais c’est complexe !

Quelques personnages dans la pléthore mise en scène dans cette histoire, émergent, plus charismatiques, plus influents, plus intelligents aussi, comme ce Samouraï, intéressant et terriblement dangereux, un tueur de sang froid, au regard de reptile qui va peiner néanmoins à tenir ses ouailles tranquilles. Mais ça n’empêche pas tous les visages de nous apparaître, d’entendre les voix et les accents de tout ce petit monde, par la vivacité du style. Il faut dire que les deux auteurs, l’un journaliste à La Repubblica et l’autre juge au tribunal de Rome, connaissent leur sujet de très très près.

Samouraï a ses faiblesses: sa culture, sa solitude et son tempérament mélancolique et désabusé étant les principaux; petite leçon du Dandy ( classé « fantôme » dans la présentation des personnages )

« -[…]T’es un samouraï à la con. Et excuse-moi si je te le dis, mais bon, vu que tu dois te suicider, un mot de plus, un mot de moins…[…]

-Écoute, coco, fais comme tu veux. Mais dis-moi un truc : toi, tu te tues, et tu crois que le monde, il en a quelque chose à foutre? Mais pardon, tu sais, ils te calculaient pas quand tu faisais le braqueur politisé, tu veux qu’ils aient la frousse d’un cadavre? Et maintenant, éteins c’te lumière, que moi, je dois me faire mes huit heures de sommeil, sinon demain j’aurai des poches sous les yeux, et moi, les poches sous les yeux, vraiment je les supporte pas. »

Je dois dire que la traduction de Serge Quadruppani est des plus réjouissantes, rendant avec brio le rythme nerveux, la drôlerie quand c’est possible, le ton de la dérision et du fatalisme…Bref, j’ai admiré ! Le traducteur a utilisé le parler populaire marseillais, avec du vocabulaire comme « une bordille », qui désigne une ordure et par extension un truc qui ne vaut rien, ou « calculer quelqu’un » ( remarquer une personne, et ne pas calculer, ignorer ), et je trouve que c’est une belle idée, qui colle bien à son sujet !

piazza-231422_1920Pour la trame, eh bien ne comptez pas sur moi, c’est impossible à raconter simplement et c’est parfait comme ça. Cela foisonne d’une multitude de crimes et de délits qui se mêlent, tous liés et finissant par s’emboîter comme un puzzle; on assiste aux chutes des uns et aux sursis des autres, mais peu trouvent la gloire, une guerre de pouvoir est en marche, et on ne sait pas quand elle finira…Jamais, probable, car la nature des hommes est formidablement constante.

De très belles pages comme celle-ci ( p.151), où Marco s’interroge:

« Nous et eux. Nous et eux. Dans quelle mesure toute cette saloperie dépendait-elle de notre faiblesse? De notre désir de ressembler à ceux que nous disons vouloir combattre et qu’en réalité nous admirons? Et qu’est-ce que nous admirons en eux? La liberté? L’absence de préjugés? La vie de merde qu’ils mènent? Voilà une dynamique qu’il connaissait bien. »

Des portraits au vitriol des députés, et autres têtes des sommets de l’État et des institutions civiles, militaires, ecclésiastiques, tracés avec jubilation, on le sent bien tant ils sont bons (celui de Rapisarda, p.221, formidable ! Rapisarda qui a « une femme laide comme la mort, mais utile comme une assurance vie » )

rome-405211_1920Il y a Marco Malatesta, ex-disciple du Samouraï, devenu lieutenant de police et Michelangelo, le charmant procureur ( ben oui, un procureur peut être charmant…) amateur de jazz. J’ai beaucoup aimé les personnages féminins; moins calculatrices ( enfin…un peu moins ) que ces messieurs, Alice, Alba, Fadireh, Sabrina, Morgana…Elles arrivent encore à tomber amoureuses, sans renoncer à leur liberté; j’ai particulièrement apprécié Sabrina et son langage direct et fleuri:

« Oh, Euge’, à part qu’ici avec toutes ces lianes et ces arbres nains y me semble d’être au zoo, pardon au bioparc, eh beh, en tous cas, je voudrais te dire que ces Malgradi, ça se confirme que c’est une famille de connards putassiers.

-Je t’en prie, mon amour. Je t’en prie. Le langage, le langage…

-Mais comment t’as pu avoir l’idée de nous mêler à cette bande de têtes de cons ? »

J’ai pris un vrai bon et grand plaisir à lire l’histoire de cette pègre romaine, les vrais truands étant plus drôles par leur langage, qui m’a beaucoup fait rire, un peu plus « sympathiques » que les corrompus politiques , par leur côté honnête finalement  car ils ne trahissent pas leur principe de base qui est de se comporter en bandits! Et pour finir, comme le clame Tito Maggio, cuistot de son état et bien immergé dans les embrouilles

« er trionfo d’a giustizzia, manco gnente ! « 

(Le triomphe de la justice, c’est pas rien ! )

Il n’en reste pas moins que c’est un livre sérieux et surtout hélas très réaliste dans le propos et sur le sujet. Édifiant.

Un film est sorti en France en Octobre, avant le livre donc, réalisé par  Stefano Sollima. Je ne l’ai pas vu, je voulais lire le livre avant. Voici la bande-annonce

Bonne lecture !