« Les Mains vides » – Valerio Varesi – Agullo/Agullo noir, traduit par Florence Rigollet

« Ce jour-là, la ville attendit vainement la pluie. Quelques nuages prometteurs avaient pourtant fait leur entrée vers dix heures du matin en direction du duomo, mais bien vite ils s’étaient dissipés sous la chape de plomb. Le soleil avait recommencé à chauffer les immeubles comme un feu doux doux un bouilli, et Soneri s’était remis patiemment à transpirer dans sa chemise de lin. Juvara souffrait davantage et s’était fait toiser quand il avait tenté de rallumer le climatiseur en panne: après la pluie manquée, plus d’illusions possibles, la canicule tendrait son piège et la chaussée collerait sous les gaz d’échappement et les voitures brûlantes.Le commissaire ouvrit les fenêtres et reçut au visage un souffle de vache. »

C’est ma première rencontre avec le commissaire Soneri et c’est une belle rencontre. Un personnage comme je les aime, c’est à dire intelligent, fin, au caractère complexe et puis aussi un homme qui aime manger. Je sais, ça peut sembler curieux, mais je trouve que ce goût de la table est un vrai indice sur le caractère. Soneri aime manger de bonnes choses et aime fumer des cigares Toscano. Il mange comme on se soigne:

« Le commissaire passa à côté du Regio et vagua un moment avant de tomber sur le Milord. En poussant la porte, il  se demanda si c’était la faim ou le besoin d’apaiser ses amertumes matinales qui l’avaient guidé jusque là.Rien d’un hasard, en tout cas. Les tortelli d’Alceste étaient un traitement temporaire mais efficace. Il retrouva sa forme en retournant à la Questure, aidé par la promesse d’averse qu’on lisait dans le ciel. »

La pieuvre, celle qu’on voit sur la couverture et la petite, toujours là à la fin est celle qui étend ses bras puissants sur la ville de Parme. La ville fond sous une canicule aussi étouffante que les bras de cette pieuvre et tout le monde est un peu à cran. Un poids pèse sur la cité et Soneri va devoir trouver des ressources en lui et dans son équipe pour affronter le réseau inextricable qu’il va découvrir au fil de l’enquête.

Un commerçant du centre ville a été roué de coups à mort et puis on a volé au vieux Gondo son accordéon. Lui est une figure de la ville, un vrai musicien qui s’est mis au service de tous, un peu poussé par la misère….

« -Je veux mon accordéon, murmura-t-il de manière quasi imperceptible.

-Il faut nous aider, alors », insista Soneri, persuadé que le vieux avait vu ses agresseurs.

Mais pour toute réponse, Gondo se tourna de l’autre côté. D’un seul coup, le commissaire souffrit d’un trop-plein de chaleur et de sueur, une impuissance insupportable.[…]Il se rappela alors le motif purement personnel de sa venue. Sa colère contre la bêtise du monde et son inguérissable arrogance l’avaient conduit au musicien. Et puis il connaissait Gondo: l’hiver, sa musique envahissait la cité brouillardeuse, ultime soupir d’une ville romantique blafarde et finissante, noyée sous un anonymat luxueux et ordinaire. Pourtant, ce vol ne relevait pas de sa compétence et, si odieux fût-il, ce n’était qu’un petit larcin. »

C’est le point de départ d’une enquête qui va très vite devenir complexe et tentaculaire, s’étalant sur un réseau de sociétés derrière lesquelles se cachent « un nouveau type de criminels », et toutes les « petites mains » moldaves, calabraises, roumaines, placées au front. Rien n’est plus comme avant, y compris dans le grand banditisme.

Je ne peux bien sûr pas vous faire avec moi tirer le fil de ce chemin de piste que va suivre avec une rare ténacité le commissaire, mais je vais parler plutôt de la « veine » de ce roman de haute qualité. Une veine qu’on peut dire classique de roman policier, avec une écriture sobre et précise, une construction du récit qui sur une intrigue compliquée travaille sur la rigueur de la narration :  on ne se perd pas – et pourtant, il y a du monde ! – et on suit la pensée et la réflexion de Soneri sans perdre pied. C’est un livre clairement politique, on y sent une sorte de désespérance, une lassitude et une grande colère.

« -[…]Mais les troupeaux me font peur. Il faut toujours qu’ils aillent où on leur dit d’aller et qu’ils disent merci à ceux qui montrent les crocs et choisissent à leur place. Ils n’ont jamais d’idées, alors forcément, ils sont bien contents que les autres en aient. Tous à la queue leu leu derrière celui qui crie le plus fort. »

La cohue de tailleurs et complets- vestons à l’entrée semblait confirmer l’opinion de Soneri. »

La chose que je trouve la plus remarquable ici, c’est l’ambiance de cette ville – que je ne connais pas – qui sous la chaleur intense semble se liquéfier, devenir floue, laissant apparaître sa décadence en cours, cette décadence due à celle du monde, des sociétés du moment où les « affaires » et la corruption règnent.

« Il savait qu’il vivait les derniers moments d’une ville en voie d’extinction, où lui et tant d’autres avaient vécu pendant des années en s’appropriant les rues et les cafés. Aujourd’hui, le décor était le même, mais de nouveaux acteurs avaient pris la relève.

Il se laissa guider par ses rêvasseries qui l’emmenaient au hasard des trottoirs déserts, le long des murs qui empestaient parfois la pisse. Une fois chez lui, l’image de Gerlanda lui revint à l’esprit, son avidité vaine et son pouvoir hargneux qui cependant ne l’avaient pas préservé de la chute. Car tout passe, et pour Roger aussi, le moment était venu de quitter la scène. »

La délinquance a changé de genre, a changé de cibles et de procédés. Le truand d’aujourd’hui réside dans des sphères où on préférerait qu’il ne soit pas…Mais on le voit partout, régnant en maître dans le monde de l’argent, des affaires et de la politique. Si dans ce roman ceci est dit sans démesure, c’est néanmoins ce qui est dit et Valerio Varesi met en Soneri une grande colère qui va devenir une grande fatigue, lui qui dans les rues de Parme peine à reconnaître sa ville accablée de toutes parts, par la canicule et par les morts, les crimes, les trafics de cocaïne et l’usure qui partant de peu finit de façon pyramidale vers les hauteurs. Beau personnage que Gerlanda, qu’on finit presque par trouver sympathique, tant ceux qui vont lui succéder sont affreux, et ses conversations avec Soneri donnent lieu à des pages admirables ( chapitres 7 et 11 ) et un regard impitoyable sur une société dont Gerlanda le prêteur dit:

« -Ils sont responsables de leur situation, répondit l’autre. D’après vous, pourquoi sont-ils endettés? Certainement pas à cause de la conjoncture économique ou de véritables besoins, ni pour manger. Je vais vous les donner, moi, les raisons: avidité, présomption, désir de paraître. En un mot: futilité. Voilà l’origine de leurs dettes. Rien que des enfants gâtés élevés dans le confort et incapables de supporter la moindre gêne ni la moindre privation. Certains se sont ruinés pour s’acheter des voitures de luxe, d’autres ont tout dépensé pour des femmes ou pour suivre des projets trop ambitieux, d’autres encore se croyaient qualifiés, mais ne l’étaient pas. Aucun n’a de véritable projet de vie, tous derrière leurs fantasmes ou leur apparence, la chose la plus stupide et vaine qui soit.

-Maintenant, c’est vous qui parlez comme un curé, constata Soneri.

-Peut-être, mais moi, je ne donne jamais l’absolution. »


Je regrette de n’avoir pas lu les précédents livres de Valerio Varesi, pour voir l’évolution de Soneri, ici énervé, fatigué, déçu d’un peu tout, sauf d’Angela son amie-amour. Il m’a fait penser par certains côtés au Kurt Wallander du grand Henning Mankell, dans sa ténacité, son côté un peu obsessionnel de ses enquêtes et dans son caractère sombre. Soneri et Parme et le tonnerre qui roule, et la chaleur infernale… Il faut aussi dire que toutes les scènes dans la ville sont remarquables, l’écriture est vraiment belle et forte. Plus je feuillette les pages de ce livre pour en parler et plus j’en retrouve la beauté des descriptions, la force de mots choisis, et un fond tellement intelligent…bref, vraiment un livre marquant pour moi.

Excellent roman, j’ai eu beaucoup de plaisir à cette écriture impeccable, à accompagner ces policiers souvent retenus, empêchés par la hiérarchie, j’ai aimé quand Valerio Varesi décrit Parme dans sa torpeur torride. Très chouette lecture que je conseille vraiment à ceux qui aiment le roman policier qui n’est pas que ça.

La fin:

« Il était fatigué de tout. Il avait l’impression de ne servir à rien, il voulait tout laisser tomber. Il se sentait raillé, bafoué, et seul, avec ses idéaux abstraits. Il avait envie de blasphémer, de mettre des coups. Il était étonné par sa capacité d’indignation, à son âge. C’était sans doute un signe d’intégrité, il s’en serait volontiers passé. Des années qu’il enrageait, des années que rien ne changeait. Il arriva chez lui avant d’être surpris par la chaleur de la rue. Il passa devant le miroir et lut sur son visage tout l’abattement qu’il éprouvait. Jamais il ne s’était senti à ce point les mains vides. Il éteignit son téléphone portable, sachant que le sommeil serait le seul moyen de fuir l’insupportable. »

Lino Ventura est né à Parme :