« La Maligredi » – Gioacchino Criaco – Métailié/ Bibliothèque italienne, traduit par Serge Quadruppani

« C’était l’événement le plus magnifique de l’année, le miracle de Saint Sébastien, et même le plus magnifique depuis toujours, le plus extraordinaire de ma connaissance, même au cinéma du patronage je n’en avais pas vu de pareil et pourtant on y montrait le monde entier dans les films avec des shérifs et des Indiens ou dans les films chinois d’arts martiaux ou ceux des Romains de l’Antiquité.

Maintenant, me dis-je, je devais rester concentré: « Nous ne voulons pas de patrons, les droits nous reviennent sans avoir à les demander poliment », la voix résonnait, se gonflant comme le ballon d’un gigantesque chouinegomme, enveloppait la place, distrayant l’attention de la Louve, détournant le regard de la méchante vieille de sa marchandise, et donc Filippo passa à côté d’elle, pour se glisser sous l’étal et déboucher dans son dos; il jeta un coup d’œil à la vieille, prit un sachet et le lança: une parabole douce, Antonio l’attrapa au vol, grimaça, me le montra, « mieux que rien », tant pis si c’étaient des pois chiches grillés, ceux qu’on aimait le moins. »

Un long extrait – le livre est assez long – pour poser le décor de ce roman qui à mon sens est un grand roman. C’est un livre qui m’a saisie au vol par son écriture, son propos, le lieu, la Calabre, l’Aspromonte, et une communauté villageoise qui fête Saint Sébastien dans une grande cérémonie où chacun trouve distraction autant que dévotion. Il semble même que la dévotion ne soit que prétexte à la fête, dans ce village pauvrissime. La maligredi désigne l’avidité du loup qui tue tout un troupeau quand une brebis suffirait à le rassasier. Une fois ceci posé, pas difficile de comprendre ce que nous dit l’auteur, avec un immense talent. Ç’aurait pu être un livre enragé complètement, juste enragé, alors qu’il est  drôle souvent, lumineux et plein d’amour.

379px-José_de_Ribera_044On va comprendre le pourquoi de ce titre en lisant cette histoire d’une grande richesse, tant littéraire que sociologique et politique. Que ça ne rebute aucun lecteur car tout est amené par une écriture très vivante, riche et poétique qui exprime si bien la révolte et l’attachement à un lieu, même si celui-ci est dur, hostile, isolé et misérable. Son isolement est parfois un atout, mais il amène les hommes à partir travailler ailleurs, souvent en Allemagne, comme le père de Nicola, notre narrateur. Nicola vit avec sa mère et ses trois sœurs. La mère est une cueilleuse de jasmin, de ces femmes auxquelles l’auteur rend ainsi hommage :

« Magiques pour inventer des fables elles ont essayé de nous défendre contre toutes les méchancetés et, même si elles n’ont pas toujours réussi, elles ont rempli nos vies de douceur. Aux mères calabraises, à nos mamans de jasmin. »

Hommage aussi aux combattants de son village, Africo, où il est retourné cultiver la terre après avoir été avocat à Milan:

« Fidèles aux nobles règles de la montagne, fils de la révolution de l’Aspromonte. À Papulo et aux siens. À Rocco Palamara et à ceux qui ont tout risqué pour nous donner un monde meilleur. »

La Calabre, on le sait, est une des régions les plus pauvres d’Italie. Elle est le fief de la Ndrangheta, mafia locale dont le nom, comme de nombreux vocables de Calabre vient du grec. La Calabre si pauvre est décrite avec lucidité, mais surtout avec une affection, un attachement profonds; on y sent dans les mots de l’auteur ses racines très ancrées dans cette terre ingrate mais belle et sauvage, malgré les atteintes subies. Il y a de l’humour aussi dans la vie de cette jeunesse qui ne connaissant que cette vie de débrouille et de plaisirs simples –  car il y en a –  déserte ou plutôt fréquente à minima les bancs du collège de Reggio. Ces jeunes garçons, avec un fatalisme joyeux, pensent que l’école ne changera rien à leur existence. Peu importe que ce soit vrai ou pas, ce roman est une ode au courage, à la solidarité, et à la résistance. Une ode superbe, vigoureuse et fière. La plainte de la grand-mère:

« -Pour quoi faire je parlerais, pour dire le mauvais sort qui m’a donné six fils pour que je pleure leur éloignement? C’est pareil que si je n’en avais pas eu, vu que les garçons, c’est pas des vrais enfants, c’est juste des tromperies du diable, il nous les donne pour nous voir pleurer qu’ils nous manquent. Parce que si j’avais eu six filles, maintenant je la porterais pas seule et en silence, ma croix. »

C’est une chronique villageoise qui rend aussi hommage aux femmes, aux combattants et à une nature certes rude, mais parfois protectrice par sa sauvagerie même. Nicola nous emmène dans ses pas de jeune garçon, puis de jeune homme. On assistera à toutes ses initiations, à tous ses éveils, charnels et intellectuels. Village isolé s’il en est – le train ne fait que ralentir, il faut y sauter au passage – Africo se rassemble autour des contes et légendes brodés par de vieilles femmes, de vieux hommes, récits adaptés souvent aux événements du moment, en paraboles pleines de magie et de messages.

Nicola et ses amis se feront receleurs pour une bande de malandrins, ils gagneront un peu d’argent en servant dans les noces et banquets, mais auront au final un joli pactole qu’ils partageront toujours équitablement, et pour une bonne cause. Bien sûr, ils s’offriront quelques vêtements plus beaux que l’ordinaire, une Vespa, ils fumeront beaucoup, et joueront au flipper, Commais surtout, Nicola aidera sa mère, car son père ne rentrera pas, abandonnant sa famille à laquelle il n’envoie rien depuis longtemps pour une femme allemande. La mère est un magnifique personnage; attentive, aimante, douce mais ferme, elle élève ses enfants seule, et la nuit va cueillir le jasmin pour un maigre salaire qui permet juste le plus souvent  des pâtes avec de la « fausse sauce ». 

jasmine-g8648ffea6_640« De minuit jusqu’au jour, au milieu des rangées de jasmin, elles chantaient comme des sirènes pour tromper ces timides vampires blancs qui se retiraient dans leurs cercueils parfumés afin d’échapper à un soleil qui était, pour eux, mortel. Il fallait huit mille fleurs pour faire un kilo, et les femmes les comptaient pour que les patrons ne les escroquent pas sur le poids; les championnes arrivaient à quarante mille par nuit, pour ramener à la maison les quelques lires pour remplir le ventre des enfants.

Seuls ceux qui les ont humées, ces aubes denses de retours parfumés, savent quel héroïsme il y avait chez les mères calabraises.

Seuls ceux qui les ont vues, les ruses pour transformer quelques tristes cuillères de concentré de tomate en somptueux et alléchants plats de pâtes, ont goûté le courage magique des femmes calabraises.

Et moi, j’ai eu de la chance, j’ai eu pour mère, une maman de jasmin. »  

Au fil de ces tableaux vivants de la vie quotidienne du village, nous découvrons une galerie de portraits pittoresques, mais pas seulement. Contes et légendes sont émaillés de l’histoire d’Africo et dès le début, la graine de la révolution est dans l’air avec ce jeune homme au pull rouge, baptisé Papule, qui discourt sous l’œil bienveillant – car éteint ! – de Saint Sébastien au tout début du livre.

Marcuscalabresus

Entre la mafia, les malandrins, les patrons, tout ce petit monde laborieux se soude, se débrouille jusqu’à la révolte avec Papule et les autres. Et personne ne renâcle. Tout le monde se solidarise. De longs passages content les soirées où circulent les histoires, les bars et le flipper, la première fille de Nicola à Reggio, et puis ce combat pour des droits toujours refusés. Papule devra quitter le village et Nicola va l’accompagner. Ils partiront dans cette montagne dont le jeune homme a tant entendu parler sans imaginer vraiment ce que c’est, cet Aspromonte. Ces chapitres sont parmi les plus beaux du roman.

Je m’arrête là, voici un grand livre tant par l’écriture que par l’histoire. Comme toujours, la traduction de Serge Quadruppani est parfaite et je sais que cette chronique ne l’est pas. Mais en tous cas ce livre est je le répète, beau, poétique, et plein de la force, de la ténacité, du courage des habitants d’Africo, c’est un livre de combat et d’amour. C’est de la littérature qui remplit toutes ses fonctions. Les dernières pages sont bouleversantes, merveilleuses. 

« Je pense que la maligredi et la révolution se ressemblent, risquent d’être éternelles, comme l’espoir qui, par ici, malgré la tragédie infinie, est un vent qui souffle sans se lasser. Et il y a des hommes qui se reprochent chaque trêve concédée dans la lutte, et d’autres qui regrettent d’avoir lutté sans trêve. Moi, je voudrais que la mer Ionienne et le cap Zéphyr cessent de trahir la vie et fassent enfin la paix avec le libeccio. J’ai passé les trente dernières années dans le sombre secret des tortues, je m’accroupis près de Zacco qui a versé tout son sang par terre. »

Brillant, puissant, magnifique. Essentiel.

Une chanson, dans la voiture du patron du bar, Rocco :

« une « Fiat 128 immatriculée MIKO, de couleur céleste, comme il disait, alors que nous, cette couleur, on l’appelait juste « bleu ». »

4 réflexions au sujet de « « La Maligredi » – Gioacchino Criaco – Métailié/ Bibliothèque italienne, traduit par Serge Quadruppani »

commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.