« Sauvage est celui qui se sauve » – Veronika Mabardi, Esperluette éditions, images de Shin Do Mabardi

Sauvage est celui qui se sauve par Mabardi« C’est loin, vu d’ici, la Corée.

Il ne portait sur lui qu’un petit pantalon de toile

Des chaussons en caoutchouc vert et blanc

Un bracelet de plastique scellé où quelqu’un avait écrit son nom et l’adresse d’une famille dont il ne savait rien. 

Il n’avait dans ses poches ni miettes ni cailloux.

Rien qui lui permette de retrouver son chemin.

Il a pris son visage entre ses mains,

Il l’a déposé sur une toile,

Et il est reparti. »

À supposer que je m’asseye à la table de fer posée entre les arbres, face au jardin.

Une table verte piquée de rouille,

Que je m’asseye et laisse faire les mots. »

Ce n’est pas là un livre facile. Très émouvant à lire mais difficile à « commenter ». Il s’agit là d’une histoire familiale et intime, celle du frère adoptif de l’autrice, il deviendra un artiste qui sera sans cesse sur un fil fragile, qui souvent se sauvera. Je ne suis même pas certaine d’avoir tout saisi, tout compris, sans doute du fait que ce soit une histoire si personnelle et intime, mais ce sont de fortes émotions qui envahissent parfois.

« L’important, c’est les souvenirs, les histoires qu’on se raconte. Une histoire, personne ne peut te la voler. Et si on doit quitter la maison à toute allure, à cause d’une catastrophe ou d’une révolution, on n’aura pas de regrets. L’important, c’est les gens. Il faut faire sa maison comme on veut vivre: en accumulant le passé, ou en faisant de l’espace pour les amis qu’on va rencontrer. »

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Récit de l’arrivée de ce petit garçon coréen, dans les années 70, dans un début de livre plutôt joyeux, même si la grande sœur est souvent désemparée et la mère appliquée à peu à peu insérer cet enfant dans la cellule familiale, même si cet enfant est déstabilisant. Pour toute la famille qui l’accueille. Il va se créer un lien plus fort entre les membres de cette famille aux parents militants, par cet enfant. La grande sœur:

« Le film s’appelle « Hair ». C’est un film contre la guerre. On voit des gens qui brûlent leur carte d’identité.

C’est interdit. Mais c’est un film qui parle de la liberté. De faire ce qui est juste, même si c’est interdit. Parce qu’on veut un monde sans guerre, et il y a un rapport entre la guerre et les papiers d’identité.

Les gens du film sont citoyens du monde.

Et on a de la chance, parce que le monde change.

Les gens se rendent compte que les histoires de race et de pedigree sont une vaste connerie, dit ma mère.

Et le soir, parfois, ça discute ferme au salon.

Du Tiers-Monde, de Nasser en Égypte, des généraux et des colonels.

Ça discute ferme et ça rit.

Ça lève son verre à l’avenir.

Le monde change et on est dedans. »

Le petit garçon est insondable, inédit, c’est l’inconnu à découvrir et à faire (re)naître aussi. Il est Shin Do Mabardi, celui qui se sauve, c’est cet artiste céramiste, dessinateur qui va se tuer en voiture en 1997, et dont la sœur nous retrace le chemin avec tant d’amour que ça donne la chair de poule. Oui.

20220915_162154« À supposer que les mots deviennent une matière minérale. Que, dans leur lenteur de roche, ils bâtissent un chemin, pierre à pierre, partant de toi,
De ta présence fugace autour de mon corps,
Une présence aujourd’hui invisible, mais pendant tant d’années bien réelle dans toutes les maisons où j’ai vécu… »

Au fil du récit, des années qui passent, cette histoire nous fait entrer presque par effraction dans l’intimité de la relation de cet homme et de sa sœur, et il se tue au moment d’un projet commun de conte. Mais au début du livre, au moment de l’adoption, ces années 70 en ébullition, le livre est souvent drôle car la narratrice est alors encore une enfant, drôle et touchant ( les pages 50 à 53 ), extrait:

« Je fais parfaitement la différence entre la photo de la petite fille au napalm et mon chagrin à moi, mais pas la différence entre la guerre du Vietnam et celle de Corée.

Le point commun entre la petite fille au napalm et mon frère, ça a un rapport avec les Américains, Angela Davis et peut-être Joan Baez mais d’elle je ne suis pas sûre, elle a l’air moins fâché.

En tous cas, c’est une histoire d’oppression et d’impérialisme, une histoire de blocs qui construisent des murs.

Il y a un rapport entre nous et le Coca, nous et le bloc de l’Est, nous et John Wayne, les films de guerre, les hippies, la conquête de l’ouest et les Apaches qu’on fait passer pour des méchants alors qu’en réalité ils étaient là avant nous, avec l’aigle et le bison.

Rien n’est très clair, mais il est question d’être du bon côté de la catastrophe, même si tout le monde est dedans. »

Pour moi, cette histoire est bouleversante. La perte, mais avant cela, un déracinement, un vide originel, puis un monde, celui d’une famille européenne qui accueille, qui aime, et tente de comprendre ce petit garçon qui va adorer se sauver. Dans tous sens de la fuite. Je crois qu’il est impossible de recenser la palette de l’autrice qui livre quelque chose de si intime, de si profond. À propos de la mère:

20220915_162328« Peut-être qu’elle parle de ne plus s’appartenir, de ne plus arriver à faire face.

Et de cet enfant-là, le petit dernier, cet enfant curieux, tellement intelligent, on sent bien qu’il va devenir quelqu’un, mais il prend toute la place, il la veut pour lui seul.

Elle voudrait qu’on parle de lui, de ses cris de joie, de la manière dont il serre les gens dans ses bras, de son rire irrésistible, de ses chagrins inconsolables, de ses cauchemars pour lesquels il doit bien y avoir un moyen de faire quelque chose, de l’assurance qu’il a que vous ferez tout ce qui est possible pour lui, de la manière dont il a fait de vous sa mère. Et de cette femme, là-bas, qui l’a mis au monde et ne sait rien de lui. »

J’ai mis des mois avant de me plonger dans cette lecture. Je ne sais pas par quoi mais j’étais retenue. Et puis ce fut le moment. Et me voici toute bête et bien incapable de vous rendre l’intensité de ce texte très particulier. Sans doute si intime, si sensible qu’on n’ose pas y toucher en en faisant des commentaires à mon sens assez vains. Peur de lui faire mal. Parce qu’il est beau, et si délicat que ce serait pour moi en tous cas, indécent d’en dire plus. J’ai toujours supposé que le moment de l’écriture est une chose, mais le moment de livrer ce qu’on écrit en est une autre, surtout quand le texte est une vie, la vôtre et celle de vos proches. Comment rester « pudique »? Ces quelques mots m’émeuvent profondément. 

« Il y a dans mon corps une enfant de sept ans, qui regarde une photo noir et blanc. Sur la photo, un frère. Il se tient debout sur une terrasse, avec une pancarte autour du cou. Sur la pancarte, son nom Park Shin Do#9523. Quelque chose ne va pas, c’est grave, ça se voit. Il faut y aller, tout de suite »

C’est donc pourquoi je vous livre simplement quelques extraits qui sont caractéristiques de l’écriture délicate de l’autrice. Si fine et profonde. De la beauté de ce balayage aussi d’une époque, comme un film en accéléré tendu par l’amour et le chagrin. De l’intelligence pour parler de la place qu’on occupe dans une société, de l’identité, de l’autre, du lien, de la solitude intérieure et de la fratrie, de la famille et enfin de la créativité.

« Parfois on me demande quelles sont mes origines.

Alors je décline, la Flandre, l’Égypte, le Brabant Wallon. 

Si on insiste, je dis: je viens d’une famille métisse, une famille de déracinés, spécialisée en greffes de tout genre.

Mais puisqu’il est question d’identité, et que l’identité, c’est d’abord avec soi, je suis la sœur d’un enfant de Corée. »

Les dessins de ce livre sont les œuvres de Shin Do Mabardi. 

Un coup de cœur. Un coup de cœur évident. La fin m’a bouleversée.

« Le corps et l’âme » – John Harvey, Rivages/Noir, traduit par Fabienne Duvigneau

« À la lisière du village, la maison était la dernière d’une rangée de petites bâtisses en pierre adossées à des champs qui s’abaissaient en pente douce jusqu’à la mer. Elder ferma soigneusement la porte, remonta le col de son manteau pour se protéger du vent, et après un dernier regard à sa montre, s’éloigna sur le sentier en direction de la pointe. Le ciel traversé de nuages commençait à s’assombrir. Bientôt, à l’approche des falaises, le terrain devint inégal et rocailleux sous ses pieds. Des lapins levés par son passage détalaient tout autour. Plus loin, une barque de pêche se balançait au gré des flots. Des mouettes tournoyaient dans les airs. »

Quel bonheur de retrouver la plume de John Harvey dans ce roman assez bouleversant, écrit un peu comme un requiem. Écriture sobre, précise, une mélancolie certaine et une forme aussi de désabusement sans doute. On retrouve ici le retraité de la police Frank Elder, qui va être tiré de sa maison des Cornouailles par sa fille Katherine, jeune femme mal en point qui a vécu des événements atroces, et peine à s’en remettre.

« Lorsqu’il avait proposé de venir la chercher à la gare en voiture, elle avait répondu que ce n’était pas la peine, elle prendrait le bus. Allongeant le pas, il arriva à temps pour distinguer la lumière des phares qui contournaient la colline; à temps aussi pour la voir descendre et s’avancer vers lui – bottines, veste rembourrée, jean, sac à dos -, souriant, mais avec une hésitation dans les yeux.

-Kate…Je suis content que tu sois là. »

Quand elle tendit les bras pour saisir les siens, il s’efforça de ne pas regarder ses poignets bandés. »

D’autant qu’elle va rencontrer Anthony Winter, un artiste peintre pour lequel elle va poser. Elle entre ainsi dans un univers pas très net de gens dont il me semble qu’ils s’ennuient, ce peintre qui cherche des émotions fortes qui le feraient vibrer et qui n’est au fond qu’un salopard, je ne vois pas de mot plus juste, car il semble qu’il ne se contentait pas de rapports tarifés, mais en écoutant les témoignages de son entourage, cet homme était pervers et manipulateur.

« L’image, énigmatique, floue. Mais qu’est-ce que ça prouvait? Outre la présence du doute. Ce pouvait être Katherine, se dit-elle; comme ce pouvait être l’une des femmes que Winter – ainsi que l’indiquait clairement l’analyse des données contenues dans son téléphone et son ordinateur – payait de temps en temps pour s’envoyer en l’air. Mark Foster travaillait d’arrache-pied, elle le savait, pour tenter d’établir des recoupements entre des sites Internet offrant des services spécialisés que Winter avait visités, des photos de célèbres travailleuses du sexe, et un fouillis de numéros de portable qu’il était en grande partie impossible de remonter. »

John Harvey pose son regard sur un microcosme pas très joli à voir vivre et agir. Quand il verra les toiles sur lesquelles pose sa fille, Elder entrera en rage.

« Le premier tableau la montrait assise au bord d’un lit, penchée en avant, nue, tête inclinée de sorte que son visage était partiellement dissimulé, mais il la reconnaissait malgré tout; sur le deuxième tableau, elle était couchée à plat dos, visage à peine visible et jambes largement écartées, un mince filet de sang s’échappant de son vagin et lui coulant sur la cuisse.

Elder crut qu’il allait vomir.

Il pivota brusquement, faillit heurter l’un des serveurs, s’excusa, et fonça vers la sortie. Des invités de plus en plus nombreux se pressaient dans la galerie, le niveau sonore avait encore grimpé.

Va-t’en. Lâche prise.

Le vigile à l’entrée le regarda d’un œil surpris. « Vous partez déjà?

-Non, je sors prendre un peu l’air. »

Emmenant Elder au secours de sa fille à Londres, John Harvey décrit une ville et sa déconfiture, l’air de rien, mettant en osmose le décor et les gens qui l’animent, la face visible, la face cachée. Sans emphase, sans outrance, toujours dans la bonne mesure et sans dire au lecteur quoi penser, suggérant, toujours.

« En marchant de l’hôtel à la gare, Elder passa devant deux centres commerciaux, dont l’un semblait en partie désaffecté, et deux grands magasins aux vitrines condamnées. Il compta cinq hommes et une femme qui dormaient dehors, trois vendeurs du journal de rue The Big Issue, un joueur de flûte irlandaise, deux mendiants. « 

Aucun personnage ne sonne faux et chacun a ses failles. John Harvey est dans le monde réel, toujours. C’est ce qui rend si attachant Elder, mais aussi l’équipe qui enquête. Des femmes épatantes, comme Alex Hadley, chef de la criminelle très intéressante, on sent là le plaisir qu’a du avoir l’auteur à tracer ce portrait si fin, si humain. John Harvey n’omet jamais la vie telle qu’elle est, il capte les sentiments et les émotions avec délicatesse, finesse et justesse et ce à travers une enquête policière qui reste le cœur du livre. Au meurtre de Winter s’ajoute la sortie de prison d’Adam Keach qui va électriser Elder, une affaire personnelle.

Quant au titre si bien choisi, il parle surtout de Katherine et de son histoire, il parle de souffrance physique et psychique et des nœuds qui en découlent. Katherine, un personnage bouleversant . La relation entre un père et sa fille est ici emplie d’émotion, quand règne l’incompréhension à cause de non-dits, quand pourtant l’amour demeure, indéfectible et qu’on ne sait comment le dire, le montrer… De très belles pages sur ce sujet, la souffrance qui se met entre des êtres qui s’aiment…

Beaucoup de musique – l’amie d’Elder est chanteuse, et notre homme aime le jazz –  et pas mal de référence à Dickens et à Emily Brontë – ce qui me fait aimer encore plus Elder. Et John Harvey. On entend Vicky chanter « Route 66 », je choisis cette version

On rencontre des personnages des livres précédents, policiers ou pas, qui réapparaissent en toute logique, rien d’artificiel. Je n’ai lu que 2 romans de cet auteur et il y a longtemps, mais je vous rassure, on peut parfaitement faire connaissance avec John Harvey et Elder sans avoir lu les autres, ça ne gêne en rien.

C’est le genre de livre qui marie avec brio l’écriture, remarquable, le scénario, intelligent, le suspense, soutenu, le regard sur l’humanité, oscillant entre pessimisme et tendresse. Un vrai plaisir qui me donne envie de lire le reste de cette œuvre. Il nous en faudrait des vies pour arriver à tout lire…

Je ne saurais trop vous recommander ICI le très bel article de Mœurs noires, qui dit plus et mieux que moi – parce qu’il a du tout lire de John Harvey, lui – sur ce très beau roman. Je recommande vivement ! 

Quant à Elder, il aime une œuvre musicale sinistre selon sa fille, mais que j’aime autant que lui. Extrait et fin de ce post bien modeste pour dire tout le bien que je pense de ce roman et de ce romancier. Lacrimosa

Belle année 2014 !

Je nous souhaite à tous, ceux qui aiment les livres, ceux qui rêvent et se désolent, mais ceux qui espèrent et sourient, une belle année 2014 remplie de découvertes, de rencontres et de joies infimes mais essentielles.

Et ce sera mon cadeau, deux artistes que j’aime

coup de coeur pour un artiste : Patrick Dougherty

Notre thème du mois d’Octobre étant les arbres, je voulais vous parler de cet artiste que j’ai découvert cet été en Bretagne, lors d’une exposition au domaine de Trévarez, dans le Finistère. C’est un artiste de land art, c’est à dire qui utilise la nature comme matériau, comme toile de fond, et dont souvent l’oeuvre, éphémère, disparait par le travail des éléments, tout simplement. L’exposition ne comptait qu’une oeuvre, cette tortue de saule, mais il faut savoir qu’il a fallu un mois pour la faire naître, après un an de repèrages et de préparation : choisir la plantation où sera prise la matière première, choisir l’endroit précis où elle sera bâtie, puis lancer un appel à toutes celles et ceux que l’aventure intéresse, car il faut des bras pour une telle création ! Mais accompagnant l’oeuvre elle-même, une salle située dans les anciennes écuries du château proposait des photos géantes des oeuvres de Dougherty dans le monde entier, d’autres prises chaque jour de la construction de celle-ci  et aussi une vidéo montrant le travail que ça représente.

 http://youtu.be/VGtegBXVIeU

 http://youtu.be/zMmQEVD4UhU                                       La tortue

http://youtu.be/foEokiZFmi8

Franchement, si on a  gardé son âmed’enfant, on rêve devant ce que l’on peut appeler des cabanes magiques…

Je joins à cet article des photos prises sur les lieux, avec des textes qui expliquent la démarche de cet artiste; il raconte que petit, il aimait jouer avec des bouts de bois, construire avec, et il regardait les nids d’oiseaux, les édifications des castors…

En tous cas, voir ceci m’a remplie de bonheur. Cette tortue de saule  ( dont on voit que de jeunes pousses ont pris racines ! ) restera là jusqu’à sa mort naturelle je trouve ça beau.

 

Et voici le lien vers le site de Patrick Dougherty. Cliquez sur le menu « installations » pour voir les oeuvres.

http://www.stickwork.net/news.php