Comme Ulysse, il est nécessaire parfois d’accomplir le tour du monde et de se perdre en mille folies avant de rejoindre Ithaque. Même si l’issue était au flanc de la colline d’à côté ou sur les berges du fleuve à deux pas de sa maison, il fallait ce détour, parfois au bout du monde, pour en prendre conscience. Ce lieu est toujours innombrable car nous ne cessons de le chercher. Tout voyage participe de cette quête d’un lieu où exister se ferait en toute évidence dans une sorte de reconnaissance immédiate et de ravissement. Chacun cherche le lieu de sa renaissance au monde. Une sorte de magnétisme intérieur nous guide, une volonté de chance à saisir en toute confiance. »
Un ouvrage qui m’a absolument emballée tant je m’y suis trouvée, retrouvée. Autant vous dire qu’à peine ce livre refermé j’ai été saisie d’une furieuse envie de partir dans un de ces lieux où j’ai vécu, ressenti, expérimenté ce dont parle l’auteur avec tellement de poésie et de justesse. Une des choses les plus difficiles pour moi durant ce long confinement a été ce pitoyable kilomètre et cette heure misérable qui étaient censés nous oxygéner et nous dérouiller les jambes dans notre décor habituel.
« Je ne marche pas pour rajeunir ou éviter de vieillir, pour me maintenir en forme ou pour accomplir des exploits. Je marche comme je rêve, comme j’imagine, comme je pense par une sorte de mobilité de l’être et de besoin de légèreté. »
Georges Picard- « Le vagabond approximatif »
David Le Breton a déjà une œuvre conséquente au sujet de la marche- sans parler de son impressionnante production sur d’autres sujets-. Si j’ai bien compris la marche a été dans sa jeunesse un moteur, un secours, une acquisition de liberté et de connaissance de soi et du monde au sens le plus large, de tout ce qui est la vie. Une médecine douce en quelque sorte.
« Certes, une marche régulière contribue à la santé, mais s’y astreindre pour cette seule raison serait une forme de puritanisme, un devoir à accomplir propice à l’ennui.
Le marcheur se met à nouveau debout, il reprend corps, il mobilise des ressources demeurées inconnues s’il était resté sédentaire et emprisonné dans les mêmes routines, il redécouvre son corps sous un autre jour, et nombre de maux liés au manque d’exercices physiques s’effacent au long des heures et des jours.Cet effort n’est jamais vécu comme tel, la marche n’est pas un devoir, mais un jeu, un détour pour trouver l’insouciance qui fut celle de l’enfance avec parfois des comportements exubérants dans la solitude, souvent sans témoin, où l’on danse, où l’on chante, dans l’oubli radical des exigences de présentation de soi qui sont au cœur du lien social.»
Et aussi, dans le chapitre « Marcher pour guérir », Primo Levi, libéré d’Auschwitz:
« J’avais marché pendant des heures dans l’air merveilleux du matin, l’aspirant comme un médicament jusqu’au fond de mes poumons délabrés. Je n’étais pas très assuré sur mes jambes, certes, mais je sentais un besoin impérieux de reprendre possession de mon corps par la marche, de rétablir le contact rompu depuis presque deux ans avec les arbres, l’herbe et la lourde terre brune où l’on sentait frémir les germes de vie, avec le souffle puissant qui charriait le pollen des sapins, de vague en vague. »
Je crois bien que l‘auteur a ici abordé absolument tout ce que peut représenter le fait de marcher. Du premier chapitre, « Se mettre en marche » au dernier « Mélancolie du retour », tous les aspects sont regardés et contés, largement illustrés de citations venues des nombreux auteurs qui ont écrit sur leurs expériences. Des plus fameux, R.L.Stevenson, Jacques Lacarrière, Thoreau ou John Muir à des auteurs plus « confidentiels », rien que pour les références proposées ce livre est une mine d’or, pour des voyages immobiles, ceux que nous, amoureux des textes faisons grâce à la littérature, mais aussi bien sûr pour les nombreux chemins cités à pratiquer et ce dans le monde entier.
Des remarques étonnantes, comme ici Hazlitt en 1822, « qui se décrit comme un homme éminemment sociable » sur la solitude et non sans humour:
«Je ne suis jamais moins seul que quand je suis seul. Je ne vois pas en quoi il serait spirituel de marcher et de converser en même temps. Quand je suis à la campagne, je souhaite végéter comme elle. Je ne suis pas là pour critiquer les haies et le bétail.»
À propos des lieux, lumière, temps qu’il fait, l’auteur cite Henry Miller en Grèce :
« Ici, la lumière pénètre droit jusqu’à l’âme, ouvre porte et fenêtre du cœur, dénude, expose, isole dans une félicité métaphysique qui éclaire toute chose à son insu (…).En Grèce, on est pris du désir de se baigner dans le ciel.On voudrait se débarrasser de tous ses vêtements, prendre son élan et sauter dans l’azur (…) Pierre et ciel, ici, se marient. »
Sur le paysage, Albert Camus:
« Mer, campagne, silence, parfums de cette terre, je m’emplissait d’une vie odorante et j épousais dans le fruit déjà doré du monde, bouleversé de sentir son jus sucré et fort couler le long de mes lèvres.Non, ce n’était pas moi qui comptais, ni le monde, mais seulement l’accord et le silence qui de lui à moi faisait naître l’amour. »
La philosophie, la psychologie et la poésie sont amenés simplement, de manière compréhensible et claire. Il est bien sûr aussi question d’écologie et de sciences sociales, l’auteur relate les expériences menées avec de jeunes gens à la dérive, il parle des malades en rémission ou pas qui se lancent sur le Camino ou autre grand itinéraire et peu à peu oublient les douleurs physiques ou morales, il parle aussi de notre temps qui nous laisse plus souvent statiques que mobiles. Ce livre parle de vivre ! C’est un livre absolument lumineux. Il serait idiot de paraphraser, j’ai préféré mettre quelques extraits, illustrer de morceaux choisis, et de quelques photos personnelles.
Marcher…s’ancrer, appartenir au monde, se recentrer pour mieux s’ouvrir à l’univers, y retrouver notre place dans le mouvement de nos pas, le rythme de notre souffle et de notre cœur qui bat. Se taire et écouter, sentir et ressentir. Sous un angle plus personnel, mon plus vif souvenir de cette expérience se situe en Lozère,une marche à deux qui nous amena en lisière de forêt face au plateau doux de l’Aubrac, ondulant sous la brise, l’ombre des nuages flottant sur les pâturages, et un silence comme je n’en ai plus retrouvé, la paix. Je garde depuis profondément en mémoire ces instants où assis sur un tronc, silencieux, nous nous sommes nourris de cet air aux parfums d’herbe et de résine, de la brise sur nos joues et du silence. Un temps réparateur.
Dans « Que ma joie demeure», Jean Giono:
« Les hommes, au fond, ça n’a pas été fait pour s’engraisser à l’auge, mais ça a été fait pour maigrir dans les chemins, traverser des arbres et des arbres, sans jamais revoir les mêmes ; s’en aller dans sa curiosité, connaître, c’est ça connaître. »
Découverte enthousiasmante de cet auteur, de cet homme solaire écouté il y a peu sur Arte ( merci Arte! ). Merci aussi aux éditions Métailié d’éditer des ouvrages d’une telle qualité.
Dans sa conclusion bouleversante:
« Plus jeune je suis parti pour un voyage que je pensais sans retour. Je voulais disparaître . C’était au Brésil. J’y ai fait ma traversée de la nuit pour me convaincre de vivre. J’éprouvais la beauté de villes comme Rio, Recife, Sao Luis, Belem, Manaus, je marchais sans fin mais rien à l’époque ne ralentissait ma chute, le sentiment que mon existence n’avait pas de sens. C’est le retour seulement qui m’a soudain donné la conviction d’une sorte de renaissance, d’une ordalie favorable. Les voyages, même en Amazonie, sont les déguisements subtils d’une sorte d’immobilité. Ils ne mènent jamais qu’à soi quel qu’en soit leur itinéraire, même le plus invraisemblable. Mais ils sont des révélateurs d’une alchimie intérieure. Finalement le vrai voyage c’est de se quitter soi, non de partir ailleurs.[…]
Même si au fil du temps j’ai trouvé un centre de gravité, encore aujourd’hui, quand je suis seul, je marche sans fin dans les villes ou ailleurs. À toute marche il manque un pas de plus qui amène à la reprendre demain et encore. Toutes donnent envie de recommencer. »
Un livre magnifique, une ressource infinie, en écrivant et en le feuilletant à nouveau, j’en suis encore très émue. Gros coup de cœur… Je vous renvoie à un article que j’avais consacré à R.L. Stevenson, personnage fascinant, et à l’exposition permanente qui lui est consacrée à la mairie du Monastier sur Gazeille, en Haute-Loire, petite ville qui fut le point de départ du voyage avec Modestine.