« Marcher la vie – Un art tranquille du bonheur »- David Le Breton- Métailié/ Suites

« Se mettre en marche »

Comme Ulysse, il est nécessaire parfois d’accomplir le tour du monde et de se perdre en mille folies avant de rejoindre Ithaque. Même si l’issue était au flanc de la colline d’à côté ou sur les berges du fleuve à deux pas de sa maison, il fallait ce détour, parfois au bout du monde, pour en prendre conscience. Ce lieu est toujours innombrable car nous ne cessons de le chercher. Tout voyage participe de cette quête d’un lieu où exister se ferait en toute évidence dans une sorte de reconnaissance immédiate et de ravissement. Chacun cherche le lieu de sa renaissance au monde. Une sorte de magnétisme intérieur nous guide, une volonté de chance à saisir en toute confiance. »

Un ouvrage qui m’a absolument emballée tant je m’y suis trouvée, retrouvée. Autant vous dire qu’à peine ce livre refermé j’ai été saisie d’une furieuse envie de partir dans un de ces lieux où j’ai vécu, ressenti, expérimenté ce dont parle l’auteur avec tellement de poésie et de justesse. Une des choses les plus difficiles pour moi durant ce long confinement a été ce pitoyable kilomètre et cette heure misérable qui étaient censés nous oxygéner et nous dérouiller les jambes dans notre décor habituel.

 « Je ne marche pas pour rajeunir ou éviter de vieillir, pour me maintenir en forme ou pour accomplir des exploits. Je marche comme je rêve, comme j’imagine, comme je pense par une sorte de mobilité de l’être et de besoin de légèreté. »

Georges Picard- « Le vagabond approximatif »

 

David Le Breton a déjà une œuvre conséquente au sujet de la marche- sans parler de son impressionnante production sur d’autres sujets-. Si j’ai bien compris la marche a été dans sa jeunesse un moteur, un secours, une acquisition de liberté et de connaissance de soi et du monde au sens le plus large, de tout ce qui est la vie. Une médecine douce en quelque sorte.

 « Certes, une marche régulière contribue à la santé, mais s’y astreindre pour cette seule raison serait une forme de puritanisme, un devoir à accomplir propice à l’ennui.

Le marcheur se met à nouveau debout, il reprend corps, il mobilise des ressources demeurées inconnues s’il était resté sédentaire et emprisonné  dans les mêmes routines, il redécouvre son corps sous un autre jour, et nombre de maux liés au manque d’exercices physiques s’effacent au long des heures et des jours.Cet effort n’est jamais vécu comme tel, la marche n’est pas un devoir, mais un jeu, un détour pour trouver l’insouciance qui fut celle de l’enfance avec parfois des comportements exubérants dans la solitude, souvent sans témoin, où l’on danse, où l’on chante, dans l’oubli radical des exigences de présentation de soi qui sont au cœur du lien social.»

Et aussi, dans le chapitre « Marcher pour guérir », Primo Levi, libéré d’Auschwitz:

« J’avais marché pendant des heures dans l’air merveilleux du matin, l’aspirant comme un médicament jusqu’au fond de mes poumons délabrés. Je n’étais pas très assuré sur mes jambes, certes, mais je sentais un besoin impérieux de reprendre possession de mon corps par la marche, de rétablir le contact rompu depuis presque deux ans avec les arbres, l’herbe et la lourde terre brune où l’on sentait frémir les germes de vie, avec le souffle puissant qui charriait  le pollen des sapins, de vague en vague. »

 

Je crois bien que l‘auteur a ici abordé absolument tout ce que peut représenter le fait de marcher. Du premier chapitre, «  Se mettre en marche » au dernier « Mélancolie du retour », tous les aspects sont regardés et contés, largement illustrés de citations venues des nombreux auteurs qui ont écrit sur leurs expériences. Des plus fameux, R.L.Stevenson, Jacques Lacarrière, Thoreau ou John Muir à des auteurs plus « confidentiels », rien que pour les références proposées ce livre est une mine d’or, pour des voyages immobiles, ceux que nous, amoureux des textes faisons grâce à la littérature, mais aussi bien sûr pour les nombreux chemins cités à pratiquer et ce dans le monde entier.

Des remarques étonnantes, comme ici Hazlitt en 1822, « qui se décrit comme un homme éminemment sociable » sur la solitude et non sans humour:

 «Je ne suis jamais moins seul que quand je suis seul. Je ne vois pas en quoi il serait spirituel de marcher et de converser en même temps. Quand je suis à la campagne, je souhaite végéter comme elle. Je ne suis pas là pour critiquer les haies et le bétail.»

À propos des lieux, lumière, temps qu’il fait, l’auteur cite Henry Miller en Grèce :

 « Ici, la lumière pénètre droit jusqu’à l’âme, ouvre porte et fenêtre du cœur, dénude, expose, isole dans une félicité métaphysique  qui éclaire toute chose à son insu (…).En Grèce, on est pris du désir de se baigner dans le ciel.On voudrait se débarrasser de tous ses vêtements, prendre son élan et sauter dans l’azur (…) Pierre et ciel, ici, se marient. »

Sur le paysage, Albert Camus:

 « Mer, campagne, silence, parfums de cette terre, je m’emplissait d’une vie odorante et j épousais dans le fruit déjà doré du monde, bouleversé de sentir son jus sucré et fort couler le long de mes lèvres.Non, ce n’était pas moi qui comptais, ni le monde, mais seulement l’accord et le silence qui de lui à moi faisait naître l’amour. »


La philosophie, la psychologie et la poésie sont amenés simplement, de manière compréhensible et claire. Il est bien sûr aussi question d’écologie et de sciences sociales, l’auteur relate les expériences menées avec de jeunes gens à la dérive, il parle des malades en rémission ou pas qui se lancent sur le Camino
 ou autre grand itinéraire et peu à peu oublient les douleurs physiques ou morales, il parle aussi de notre temps qui nous laisse plus souvent statiques que mobiles. Ce livre parle de vivre ! C’est un livre absolument lumineux. Il serait idiot de paraphraser, j’ai préféré mettre quelques extraits, illustrer de morceaux choisis, et de quelques photos personnelles.
Marcher…s’ancrer, appartenir au monde, se recentrer pour mieux s’ouvrir à l’univers, y retrouver notre place dans le mouvement de nos pas, le rythme de notre souffle et de notre cœur qui bat. Se taire et écouter, sentir et ressentir. Sous un angle plus personnel, mon plus vif souvenir de cette expérience se situe en Lozère,une marche à deux qui nous amena en lisière de forêt face au plateau doux de l’Aubrac, ondulant sous la brise, l’ombre des nuages flottant sur les pâturages, et un silence comme je n’en ai plus retrouvé, la paix. Je garde depuis profondément en mémoire ces instants où assis sur un tronc, silencieux, nous nous sommes nourris de cet air aux parfums d’herbe et de résine, de la brise sur nos joues et du silence. Un temps réparateur.

Dans « Que ma joie demeure», Jean Giono:

« Les hommes, au fond, ça n’a pas été fait pour s’engraisser à l’auge, mais ça a été fait pour maigrir dans les chemins, traverser des arbres et des arbres, sans jamais revoir les mêmes ; s’en aller dans sa curiosité, connaître, c’est ça connaître. »

Découverte enthousiasmante de cet auteur, de cet homme solaire écouté il y a peu sur Arte ( merci Arte! ). Merci aussi aux éditions Métailié d’éditer des ouvrages d’une telle qualité.

Dans sa conclusion bouleversante:

 « Plus jeune je suis parti pour un voyage que je pensais sans retour. Je voulais disparaître . C’était au Brésil. J’y ai fait ma traversée de la nuit pour me convaincre de vivre. J’éprouvais la beauté de villes comme Rio, Recife, Sao Luis, Belem, Manaus, je marchais sans fin mais rien à l’époque ne ralentissait ma chute, le sentiment que mon existence n’avait pas de sens. C’est le retour seulement qui m’a soudain donné la conviction d’une sorte de renaissance, d’une ordalie favorable. Les voyages, même en Amazonie, sont les déguisements subtils d’une sorte d’immobilité. Ils ne mènent jamais qu’à soi quel qu’en soit leur itinéraire, même le plus invraisemblable. Mais ils sont des révélateurs d’une alchimie intérieure. Finalement le vrai voyage c’est de se quitter soi, non de partir ailleurs.[…]
Même si au fil du temps j’ai trouvé un centre de gravité, encore aujourd’hui, quand je suis seul, je marche sans fin dans les villes ou ailleurs. À toute marche il manque un pas de plus qui amène à la reprendre demain et encore. Toutes donnent envie de recommencer. »

Un livre magnifique, une ressource infinie, en écrivant et en le feuilletant à nouveau, j’en suis encore très émue. Gros coup de cœur… Je vous renvoie à un article que j’avais consacré à R.L. Stevenson, personnage fascinant, et à l’exposition permanente qui lui est consacrée à la mairie du Monastier sur  Gazeille, en Haute-Loire, petite ville qui fut le point de départ du voyage avec Modestine.

 

"Ma maison au pied du volcan"- récit par Gísli Pálsson – éd. Gaïa, traduit par Carine Chichereau

« Bólstað

Les fantômes de ma jeunesse ont été enterrés de deux manières différentes: ils gisent sous les couches des débris de souvenirs accumulés au cours de ma vie, et sous la lave qui s’est écoulée le long des pentes du mont Helgafell, la « Montagne Sacrée » des îles Vestmann, en Islande, en 1973. Ces faits éveillent en moi à la fois une véritable curiosité et un sentiment de perte poignant. Chez moi, où est-ce? Comme tant d’autres à travers l’histoire, je  rêve d’un monde qui n’est plus, d’un lieu auquel j’appartiendrais mais qui ne peut être ressuscité. Que puis-je avoir en commun avec un champ de lave? Puis-je m’identifier à une montagne, me sentir un  lien avec un événement contemporain de l’histoire géologique de la Terre, à la manière dont d’autres personnes s’identifient à leur génération, leurs empreintes génétiques ou leur signe du zodiaque? Si l’on pense aux cérémonies funéraires chrétiennes, que sont cette terre, ces cendres dont nous venons et auxquelles nous retournons? »

Il est bon parfois de sortir de sa zone de confort. Et voici ce récit écrit par un anthropologue islandais qui enseigne à Reykjavik. Auteur de nombreux ouvrages scientifiques ( environnement, biomédecine, génome…), il a pour sa spécialité sillonné la planète.

Ici, il est question de géologie, certes, mais il est anthropologue, est né et a grandi au pied du volcan Helgafell sur l’île d’Heimaey, dans l’archipel des Vestmann.

« Bólstað », son premier habitat, petite maison de bois

« …construite sur la roche nue qui, des millénaires auparavant, était un flot de lave brûlante, jaillissant des profondeurs de la Terre ».

« Bólstað », littéralement signifie « habitat », et « Heimaey », le nom de cette île signifie « l’île où je suis chez moi ». Vivre dans un lieu dont le nom même est une appropriation aussi forte crée un lien extrêmement puissant entre l’habitant et l’habitat.

C’est très difficile pour moi de parler de cet ouvrage, en tous cas de son pan scientifique. Je ne suis pas très à l’aise avec le sismographe, les plaques tectoniques et tout le côté technique de l’histoire, je ne peux commenter ça, ce serait de la redite, c’est à lire; mais j’ai bien saisi le principe, et surtout le fait que tout ça , mesures ou pas, prévisions ou pas, est parfaitement aléatoire et c’est ce pourquoi j’ai trouvé beaucoup d’intérêt à cette lecture. Gísli Pálsson est  d’abord anthropologue. Et puis surtout il fut témoin d’un événement qui le traumatisa et éveilla une grande réflexion sur sa relation avec son environnement.  Et plus globalement la relation de l’homme avec son habitat.

« Je n’ai pas assisté à l’effondrement de Bólstað. Mais à peu près à l’époque où j’ai commencé à écrire ce livre, je suis tombé sur une photo, la dernière qui fut prise de la maison de mon enfance. Cette image m’a bouleversé. Lorsque je l’ai montrée à mes frères et sœurs, à ma mère, eux aussi étaient sous le choc. Aucune puissance ne surpasse celle de la Nature,ici. Une douce brise venant de l’ouest emporte les nuées de vapeur qui montent de la lave, donnant au photographe une bonne vue de ce qu’était Bólstað. La lave a déjà recouvert une extrémité de la maison, là où se trouvait « le lit où tu es né », dit ma mère. L’autre mur a été poussé de l’avant et la maison a pris feu; les flammes lèchent les toits et les fenêtres. Sous l’effet de la chaleur, le toit, recouvert d’amiante, explose en flocons blancs qui flottent au vent telle la neige sur les cendres noires du volcan déposées autour de la maison. »

On arrive ainsi à un propos plus anthropologique, plus écologique aussi, avec l’histoire d’une maison et de celle des gens qui y ont vécu et de son environnement. 

« Bateson soulignait le fait que les gens sont le produit de leur environnement, que nos outils et équipements font partie de nous-mêmes, au même titre que les personnes qui nous entourent et le sol sous nos pieds. La canne blanche et le sismomètre sont liés en ce sens que tous deux soulignent la volonté des humains de connaître leur environnement et de s’y adapter. Nous cherchons notre chemin sur la Terre vivante et mouvante grâce à toutes sortes d’aides sensorielles. »

De belles pages, un peu fatalistes d’ailleurs sur les dégâts que les hommes commettent, comme ici sur les flancs du Helgafell, une grosse cicatrice pour des usages tels que les pistes de l’aéroport, les forages de géothermie, etc…qui en 1973 seront autant de points faibles pour les coulées de lave opportunistes. Et cette éruption le 23 janvier d’un volcan considéré comme mort ( dernière éruption 6000 ans plus tôt ). L’éruption cessa le 28 juin ! Imaginez-vous ça ?  Helgafell, l’endormi qui soudain sort de sa léthargie et s’ébroue vigoureusement…

J’ai trouvé ce petit film, très impressionnant:

Un hommage aux quelques 300 femmes et hommes courageux qui restèrent sur l’île évacuée, cherchèrent et trouvèrent des moyens de ralentir la lave, tentèrent de préserver ce qui était précieux pour les gens, les maisons, les animaux et les outils de travail, le port de pêche, la poissonnerie, etc…peut-on imaginer cette faille qui s’ouvre en un torrent ardent et bouillonnant, peut -on imaginer des jets de lave incandescente pouvant atteindre 100 m de haut ? On peut dire que ça ressemble à l’enfer. On imagine la peur aussi des familles, près de 5000 personnes, sur  70 chalutiers qui quittèrent Heimaey pour la grande île, qui s’y installèrent et y vécurent, arrachés à leur habitat. 

« Tous autant qu’ils étaient, les habitants des îles Vestmann allaient bientôt devenir des réfugiés, contraints de fuir leur habitat. Pa étonnant que l’incertitude plane sur le moment où l’éruption a débuté. Le temps n’avait lus de sens: soit il passait à une vitesse vertigineuse, soit il semblait pétrifié. Les sciences modernes parlent « de temps géologique », une échelle temporelle presque infinie qui s’étend sur des millions, des milliards d’années, mais ce jour-là, le temps géologique sur Haimaey a fait un immense bond en avant en quelques minutes. »

C’est cette histoire qui m’a touchée. Le plan humain, l’histoire d’une population et de la nature qui l’entoure, des gens de bonne foi se croyant en bonne entente avec leur habitat au sens large du terme, mais ne l’étant pas, et bien que les légendes rôdent encore dans l’esprit des plus anciens, elles ne sont plus que folklore pour d’autres, alors qu’elles ont un sens métaphorique. Ce n’est pas moi qui vous donnerai les pistes de réflexions, mais si vous lisez ce récit, vous comprendrez très bien les enjeux et les enseignements livrés ici avec beaucoup de délicatesse, sans jugement sec, toujours avec beaucoup de tolérance, y compris pour nos ignorances. 

« Et puis les curieux sont arrivés. Un habitant a fait observer ceci: « Au milieu des cendres nous étions comme des Bédouins dans le désert; et quand les touristes sont arrivés, nous étions comme des pingouins dans un zoo.' »

J’espère que les extraits vous donneront envie de découvrir ce livre qui finalement se lit bien, avec un grand intérêt en ce qui me concerne. Un regard sur les hommes et la Terre passionnant. Un exercice difficile pour moi, non pas la lecture, mais parler de ce livre-ci. J’ai essayé ! Dans un mélange de sciences, de souvenirs, d’hommage tant aux hommes qu’à la nature, avec une pédagogie  douce, une réflexion proposée simplement, Gísli Pálsson m’a captivée.

Pour conclure en musique, alors que

« Le 4 novembre 1971, un groupe de l’école des beaux-arts locale a organisé une manifestation pacifique sur le site du volcan, où les grues et les camions continuaient d’extraire des scories pour l’aéroport. Brandissant des banderoles demandant qu’on protège la montagne et qu’on cesse l’exploitation de la carrière, ils ont bloqué la route pendant un moment et empêché toute activité sur le site? Après des cris et des négociations, les camions s’en sont retournés bredouilles. Les chauffeurs routiers, amis et anciens collègues de mon père, étaient divisés sur la question. Certains soutenaient les manifestants, tandis que d’autres les critiquaient. L’un d’eux a fait observer avec cynisme : « Est-ce qu’on est entrès en guerre? Est-ce que je suis un prisonnier de guerre?C’est à cause de cette foutue télévision que vous avez appris tout ça!  » Comme disait Bob Dylan, « The times they are a-changin » – les temps changent. »