« Mrs Caliban »- Rachel Ingalls – Belfond/Vintage, traduit par Céline Leroy

« Fred eut trois oublis successifs avant même d’avoir atteint la porte d’entrée pour partir au travail. Puis il se rappela qu’il avait voulu emporter le journal. Dorothy ne se donna pas la peine de dire qu’elle n’avait pas fini de le lire. Elle se contenta d’aller le lui chercher. Il tergiversa encore quelques minutes, palpant ses poches et se demandant s’il devrait prendre un parapluie. Elle fournit des réponses à toutes ses interrogations et y ajouta plusieurs questions de son cru: avait-il besoin d’un parapluie s’il prenait la voiture, pensait-il vraiment qu’il allait pleuvoir. Si sa voiture faisait ce drôle de bruit, pourquoi ne pas plutôt prendre le bus, et avait-il mis la main sur l’autre parapluie? Il devait être quelque part au bureau; comme c’était un beau modèle pliant, elle suggéra que quelqu’un était parti avec. »

Eh oui…Voici bien une scène de la vie passionnante et dévouée d’une femme au foyer, épouse d’un mari très très occupé…

John Updike a dit de ce livre et je partage ce point de vue:

« J’ai adoré Mrs Caliban…Une parabole impeccable, magnifiquement écrite, du premier paragraphe jusqu’au dernier. »

Les éditions Belfond ont décidé en ce mois de Mars de publier des ouvrages écrits par des femmes, journée de nous autres oblige le 8 du mois – quelle veine nous avons, non ? -. Et parmi ces livres ce court roman écrit en 1982 et traduit pour la première fois – par une femme, Céline Leroy – en français.

Il s’agit ici d’une fable moderne, qui sous des airs anodins est impitoyable. Car ce texte démolit consciencieusement l’idée du crapaud qui cache un prince charmant . Le crapaud EST charmant. Et le « prince » ne l’est pas. Mais ce n’est pas tout. 

« Elle avait à moitié traversé le lieu sûr qu’était sa belle cuisine dallée d’un lino à carreaux quand la porte vitrée coulissa et qu’une créature pareille à une grenouille géante de presque deux mètres joua des épaules pour entrer dans la maison, puis se planta devant elle, immobile, les jambes légèrement fléchies, et la regarda droit dans les yeux. »

( P.S. : oui, les illustrations ne montrent qu’un crapaud d’une taille de crapaud, mais ça ne change rien à son importance. )

Dorothy et Fred Caliban ont perdu leur bébé et évidemment un tel drame met à mal le couple. Mrs Caliban a une amie chère, Estelle, avec laquelle elle déblatère allègrement sur un couple d’amis, – un peu moins chers – dans des conversations un peu arrosées du côté d’Estelle. On entend vite que Dorothy est intelligente et déboussolée. Elle entend des voix Dorothy, qui lui parlent depuis la radio. Une créature mi-batracien mi-reptile, tueuse selon la radio, étrange, énorme, a échappé au laboratoire qui l’étudiait et sème la terreur dans les esprits et dans la région. Mais pas chez Dorothy qui va l’adopter, le cacher, l’aimer. 

Larry vient de la mer, d’un monde aquatique, il a été capturé dans le Golfe du Mexique:

« Elle lui caressa le visage. Elle essaya d’imaginer à quoi pouvait ressembler son monde. C’était peut-être comme pour un bébé flottant dans l’utérus de sa mère et qui entendait des voix tout autour de lui. »

Il a ensuite été emmené dans un institut de recherches où il a subi des injections, pense-t-il pour qu’il « s’intègre ». Il aime respirer la nature, les fleurs, sentir l’herbe sous ses pieds et écouter le ressac la nuit, la main de Dorothy dans la sienne, sa peau comme récepteur de la chaleur de cette femme pas comme les autres. Comme il aime discuter avec elle, de tout, de leur éventuelle reproduction – possible ? pas possible ? :

« À l’Institut, ils disaient que j’étais différent. Même le Pr Dexter l’a dit. Donc, sans doute qu’on ne devrait pas se mélanger.

-Je ne suis pas du tout étonnée. Ils ne t’aimaient pas et ils t’ont traité de manière honteuse. Ils cherchaient une excuse. Ce sont ces mêmes personnes qui pendant des siècles ont affirmé que les femmes n’avaient pas d’âme. Et presque tout le monde en est encore persuadé. C’est la même chose. »

On comprend ici déjà mieux la connivence forte entre Dorothy et Larry, leur marginalité, surtout celle de Dorothy, femme pensante bien que femme au foyer. Lisez-par vous-même ce conte tordu qui ne finit pas comme un conte de fée, cette parabole surprenante qui décrit l’envol d’une femme vers son identité et sa vérité. Non sans souffrances, mais ce qu’elle laisse ne lui appartient pas, n’est pas elle, ce n’est pas une perte, c’est une marche vers la liberté.

Infinie solitude de cette femme au foyer, cette Dorothy au fond rebelle, bien plus intelligente que son mari qui la trompe de manière éhontée…Mais bien sûr elle le sait, Dorothy, et finalement elle s’en fiche; l’amour, la complicité, le sexe sans tabous et aussi naturel que possible, tout ça va lui être offert par cette étrange créature, Larry pour les intimes… Que j’ai aimé Dorothy ! Cette épouse qui va se libérer, naître à sa propre vie par les mains vertes et palmées de Larry – chacun verra en Larry l’homme-grenouille ce qu’il voudra, c’est un personnage à la symbolique ouverte -. Il semble que ces mains-là aient un pouvoir particulier sur Dorothy, lui donnant confiance, chaleur, et le reste…Et les conversations entre elle et Larry sont assez intéressantes, décalant beaucoup de notions bienséantes, conversations dans lesquelles Dorothy trouve enfin un interlocuteur à la mesure de ses envies.

Un livre très très original, facile à lire, parfois très drôle – Fred passe assez bien pour un crétin, j’aime… – les conversations entre Dorothy et Estelle sont savoureuses – mais surtout juste et fin et plus profond qu’il n’y paraît sous des airs assez anodins. Rachel Ingalls fait confiance à l’intelligence de ses lectrices – et lecteurs –  bien sûr, pour saisir le propos et le fin mot de l’histoire. Une façon sans baratin de dire les choses, dans la mesure où on sait lire en profondeur au-delà des métaphores et des symboles, intuitivement.

128 pages, je ne vous le fais pas plus long, mais c’est une petite gourmandise pleine d’inventivité à ne pas se refuser ! Et la fin, belle et mélancolique est cependant un nouveau départ pour Dorothy.

Est-ce un hasard, une autre Dorothy de fiction fut capable de voir et regarder au-delà des apparences, de concevoir un autre monde. Je l’aime bien, un vieux reste d’enfance tenace sans doute…alors, « Somewhere Over the Rainbow » pour la magie, la fantaisie et le pouvoir de l’imagination qui peut transformer une vie.

 

« Le mur invisible » de Marlen Haushofer – Babel Actes Sud, traduit par Liselotte Bodo et Jacqueline Chambon

Bien étrange livre…Prêté par mon amie Chantal ( il est un peu son livre de chevet, et j’ai tout à fait compris pourquoi…), c’est un livre dont on pourrait dire qu’il est fait  » de rien », et pourtant non, évidemment. Je n’ai lu ni la 4ème de couverture, ni la postface, ni rien du tout avant de l’ouvrir. J’ai juste écouté Chantal me dire : « Tu me diras, tu vas voir, il ne se passe rien, mais… ». Vous voyez, ce silence qui en dit long sur le livre, long sur la personne qui vous le conseille…Cette si belle relation qui se noue entre les gens qui lisent et se parlent à travers leurs lectures, quand ils ne savent pas toujours le faire autrement.

Maintenant que je ferme le roman, je sais pourquoi c’est le livre de Chantal et je sais  pourquoi elle me l’a passé, à moi…

L’histoire peut se prêter à de nombreuses interprétations ( c’est ce que j’ai constaté ce matin en lisant les avis sur d’autres sites ) . Quant à ma perception de cette « étrange histoire », je vous la livre sur le champ, pour rester sur la sensation brute, avant trop d’analyse.

Tout d’abord, bref topo : une femme veuve et mère de deux filles adultes déjà, séjourne dans un chalet de montagne avec sa cousine et son époux Hugo.Ceux-ci partent faire des courses et ne reviendront jamais, laissant l’héroïne avec le chien Lynx, la vache Bella et une chatte. Un mur invisible l’enferme dans un large périmètre (  elle le balise avec des branches ) et commence alors le récit de son existence ici, avec  ses animaux et les moyens de subsistance qu’elle met en oeuvre, trimant parfois comme une bête de somme. Elle écrit au dos de tous les vieux papiers qu’elle trouve ce quotidien de labeur et de combat. Et ses réflexions…

Pour moi, c’est un livre magistral sur la solitude et l’enfermement, mais aussi sans doute –  et paradoxalement –  sur la libération de cette femme qui avait vécu jusque là une vie de conventions liée à sa condition de femme, à sa condition de mère et de veuve. C’est un livre qui parle de la réappropriation, toute douloureuse qu’elle soit, de soi-même. Ce mur invisible, c’est pour moi le symbole de la profonde dépression qui isole et exclut, c’est le miroir devant lequel on se retrouve parfois, un gouffre où l’on peut tomber…Enfin, c’est ainsi que je l’ai perçu en lisant, ce que j’ai ressenti…Sa solitude n’est pas le manque des autres, mais le manque d’elle-même auquel cette situation la confronte.

« J’ai l’impression que le temps s’est arrêté, et moi, j’évolue dedans. »

 En travaillant, en  s’intégrant au milieu naturel et rude qui l’entoure, elle combattra cette solitude et cette dépression qu’elle comprendra mieux, dont elle verra qu’elle était en latence en elle. Ici, cette femme ne ressentira que peu de regret des siens, des autres humains, même si au début du récit, son esprit oscille entre la terreur de rester ici enfermée et la lucidité qui la pousse à agir plutôt qu’à pleurer, c’est à dire à se mettre en marche vers sa survie. Alors commence le récit de ses jours et de ses nuits, et ce que j’ai beaucoup aimé, sa relation avec ses animaux. La vache Bella, qui par bonheur va mettre bas et assurera avec son lait une grande part de l’alimentation, cette vache douce et docile, précieuse, le chien Lynx, compagnon indéfectible, consolateur, aimant, et la chatte, indépendante mais d’une présence forte.

« Lorsque j’étrillais Bella, je lui disais parfois l’importance qu’elle avait pour nous tous. Elle me regardait tendrement de ses yeux humides et essayait de me lécher le visage. Elle ne pouvait pas savoir à quel point elle était précieuse et indispensable. Elle était là, chaude, luisante et tranquille, notre grande et douce mère nourricière. »

Jamais la femme ( elle n’a pas de prénom ) ne considère ces animaux comme  des humains, c’est une relation  que je dirais saine et raisonnable, mais très aimante. 

  « Je ne cherchais plus un sens capable de me rendre la vie plus supportable. Une telle exigence me paraissait démesurée . Les hommes avaient joué leurs propres jeux qui s’étaient presque toujours mal terminés. De quoi aurais-je pu me plaindre; j’étais l’une des leurs , je les comprenais trop bien . Mieux valait ne plus penser aux hommes . Le grand jeu du soleil, de la lune et des étoiles, lui, semblait avoir réussi; il est vrai qu’il n’avait pas été inventé par les hommes. Cependant il n’avait pas fini d’ être joué et pouvait bien porter en lui le germe de son échec. »

Et aussi :

« Je n’ai jamais perdu certaines habitudes. Je fais ma toilette tous les jours, me brosse les dents, lave mon lige et nettoie la maison.
Je ne sais pas pourquoi je le fais, j’obéis à une sorte d’exigence intérieure.Si j’agissais autrement, j’aurais sans doute peur de cesser peu à peu d’appartenir au genre humain….ce n’est pas que je redoute de devenir un animal,cela ne serait pas si terrible, ce qui est terrible c’est qu’un homme ne peut pas devenir un animal, il passe à coté de l’animalité pour sombrer dans l’abîme. Je ne veux pas que cela m’arrive. »

 Alors certains lecteurs ont vu dans cette histoire une forme féminine de Robinson, un exemple de survie après un cataclysme nucléaire ( il en est question en 4ème de couv’ , ce n’est à mon sens qu’un argument pour rendre réaliste ce mur, une métaphore de plus), le combat courageux d’une femme qui doit survivre et se met au boulot pour ça…( ce dernier point de vue m’irritant plutôt ! )…Quelle que soit la cause de l’apparition de ce mur de verre – intrusion fantastique dans un monde bien réel – elle n’est concrètement pas explicable, et ça ne sert à rien de chercher à l’expliquer. Je crois que ce mur et ce livre sont en leur entier une métaphore sur l’enfermement que j’ai trouvé d’une force incroyable dans ce peu de rebondissements, ce peu d’action, mais avec quel talent Marlen Haushofer avance dans le cerveau de l’héroïne qui peu à peu regarde ce qu’elle fait, et ne jette qu’un regard froid sur son passé. Elle ne pleure que peu sur sa vie, elle dit de ses filles :

« Ce dix mai en me réveillant, je pensai à mes enfants, comme à des petites filles qui trottinaient main dans la main sur le terrain de jeux. Les deux autres à peine adultes, plutôt désagréables, peu aimantes, querelleuses, que j’avais laissées en ville, étaient devenues tout à fait irréelles. Ce n’était pas leur mort que je pleurais, mais uniquement celle des enfants qu’elles avaient été de longues années auparavant. Il est probable que ça paraîtra cruel, mais je ne vois vraiment pas à qui je devrais encore mentir aujourd’hui. Je peux me permettre d’écrire la vérité, tous ceux à qui j’ai menti pendant ma vie sont morts. » 

 Au lieu de ressasser le passé, elle va entrer là dans la construction de ce qu’elle est vraiment, au contact de la montagne et de ses animaux, se passant sans trop de peine des hommes…Pour moi, ce roman est profondément féministe, lié à une époque où les femmes avaient encore un long chemin à faire pour échapper ne serait-ce qu’un peu aux carcans de leur condition. Il est indéniablement aussi un peu schizophrènique, forcément…L’histoire est servie par une très belle écriture, claire et limpide comme la transparence du mur ou le ruisseau à truites, sans mots de trop, des réflexions fortes sur le monde, les femmes, la solitude, la relation à la nature et au vivant…

 Un vrai coup de cœur, un livre profondément triste, mais parfois quelques éclairs de gaieté, grâce aux animaux et à la nature.

 Marlen Haushofer est morte à 50 ans d’un cancer, laissant une œuvre saluée et reconnue ( « Le mur invisible » a obtenu le prix Arthur Schnitzler en 1963 ).

 Un film a été tourné d’après ce roman ( je l’ai découvert ce matin ) et voici la bande-annonce :

« Chaos sur la toile » de Kristin Marja Baldursdottir – traduction Henry Kiljan Albansson – Editions Gaïa

Voila…Karitas est arrivée au bout de son chemin…Ce livre, qui fait suite à « Karitas, sans titre »,  dont je vous avais parlé précédemment, déroule le destin d’une femme qui traverse le xxème siècle, et ses nombreux combats. Karitas est un personnage hors norme dans son époque. Artiste et  femme se voulant libre pour exercer son art…Difficile dans la société islandaise ;  mais l’est-ce moins dans la société française ?

Kristin Marja Baldursdottir nous trace ici un portrait magistral d’un monde en mutation, où les femmes jouent un rôle éminent d’émancipation des moeurs et des idées.

Il y a Karitas, qui vit, respire, existe par et pour l’art. Prête pour cela à heurter même ses plus proches. Mais il y a aussi toutes ces femmes qui graviteront autour d’elle sa vie durant, connues depuis toujours ou rencontrées en Islande, et en Europe, particulièrement à Paris, Paris au temps de Simone de Beauvoir…En costume traditionnel islandais, guindée dans la religion et le rôle de mère et de femme au foyer, comme la soeur aînée, fumant, buvant et menant la vie de bohême comme Pia, d’une extrême à l’autre, toutes ces femmes se révèlent sous leur vrai jour sous la plume habile de l’auteur, et comme dans le premier volume, s’affirme une solidarité souvent plus forte que tous les préjugés. C’est la condition, pour toutes ces femmes, pour se faire entendre et pour exister.

La condition d’artiste femme est ici également une métaphore de toute la condition féminine. Karitas, qui se veut libre, est asservie à son art, tourmentée par la quête de quelque chose que toujours elle pense trouver dans ses phases créatives, mais qui enfin ne la satisfait jamais. Elle peint pour exister et le combat contre tout ce qui peut la freiner lui absorbe tant d’énergie que seul reste le chaos, ce chaos qu’elle cherche sinon à apprivoiser, du moins à tenir à distance.

La thématique de ce roman est riche, le ton est empreint d’un humour fin dans les scènes entre toutes ces femmes souvent réunies. Belle analyse de la création et de ses douleurs, doutes et autres embûches, et de ses satisfactions, comme quand on arrive à faire s’ouvrir une porte qu’on croyait fermée… Et cette « toute petite » Karitas ( comme l’appelle l’éternel amant,Sigmar, le plus bel homme d’Islande ! ) nous semble bien courageuse, véritable héroïne, qui combat  tout un siècle, toute une vision du monde, tous les préjugés de son époque, et surtout qui se combat elle-même.

Lecture à grand plaisir ajouté !