« Les âmes égarées » – Joseph O’Connor – 10/18, traduit par Carine Chichereau

oconnorPlongée dans les heurs et malheurs de l’Irlande et des Irlandais. On vient de me dire que les Irlandais sont des chialeurs; pas faux selon O’Connor, mais aussi grandes gueules, bagarreurs, grands amateurs de bonnes blagues douteuses, buveurs et…pleureurs donc, la pinte aidant…

Mais mis à part ces considérations générales et autres clichés, je me suis véritablement régalée avec ce recueil de nouvelles, la dernière, « Un garçon bien-aimé » étant qualifié de « novella », plus proche du roman court que de la nouvelle ( ici, 110 pages ). On voyage avec les personnages de Londres à Dublin en passant par New York, voyage aussi dans les époques, dans les misères…Mais je dois dire que comme toujours chez O’Connor, le rire et la dérision sont bien là. La première nouvelle du recueil m’a fait vraiment rire, parce que ce diable d’auteur sait manier les niveaux de langage à la perfection et peux passer du vocabulaire le plus châtié au parler le plus grossier, et c’est toujours juste. Dans « The Wexford Girl », ça commence ainsi :

« Je sais pas si vous connaissez le village de Glasthule, près de Dun Laoghaire. Soyons honnête : y a pas de raison que vous connaissiez. Glasthule, c’est un trou. Il ne s’y passe pas grand-chose. Là-bas, quand vous branchez votre bouilloire, ça fait baisser l’éclat des réverbères. C’était une des plaisanteries favorites de mon père au sujet de Glasthule. Mais bon, mon père, j’en parlerai plus tard.  »

Et là, le lecteur est ferré, n’est-ce pas ? Et juste quelques lignes après :

Baie De Dublin, Vue, Dun Laoghaire, Dublin, L'Irlande« Mon père disait que la mer, ça fait du bien aux gens. Il disait que plus on se rapproche de la mer, plus on est sain d’esprit. D’après lui, c’est pour ça que les gens de Dublin sont vraiment des gens bien, dans l’ensemble. Et c’est pour ça aussi qu’ils sont tous dingues à l’intérieur des terres. Il sont trop loin de la mer. C’est pas bon pour le cerveau. Et c’est pour ça qu’on voit ces bandes de bouseux descendre sur Dublin. Ils ont besoin de se rapprocher de la mer, les pauvres bougres. Mais bon, même comme ça, c’est pas gagné. »

Et le voici, le lecteur, la lectrice au demeurant, totalement accroché, parce que rire comme ça au début, ça invite à continuer.

Sauf que je connais déjà Joseph O’Connor Et je sais bien que du rire aux larmes, il n’y a qu’un pas. Cette histoire est tragique, L’Irlande est tragique, son histoire est tragique. Je me souviens que dans » Inishowen », roman que j’avais adoré, O’Connor parlait de ces gars qui chantaient des paroles gaies sur des musiques tristes et des paroles tristes sur des airs entraînants…Il en était tout perplexe…Tout est ainsi dans ces nouvelles, même si on ne rit pas toujours, l’auteur selon l’adage « qui aime bien châtie bien » s’en donne à cœur joie, parfois impitoyable avec ses concitoyens il dépeint aussi ces périodes de misère, sur l’île ou à New York, à tirer des larmes et toujours avec plus de compassion pour les femmes – qui le méritent – que pour leurs hommes, même si certaines figures masculines sont magnifiques, comme Colm  le père de Cian …L’hommage que rend Cian à son père aimé, qui clôt le livre, est digne, émouvant, un hommage au courage et à l’amour.

On va ainsi croiser ici et là des types qui se débattent avec l’alcool, avec les femmes, avec la pauvreté, souvent tout à la fois…On passe du rire ( « Couleur Octobre » )- 

« Alors, c’est un été caniculaire à  New York. L’eau est rationnée et tout ça rend les gens complètement dingues. Tout le monde se traîne en short de cycliste. On est tous roses et moites. Comme des poulets de supermarché. Et ce soir-là, moi et mon pote, le père Noël Gallagher…

-Le père Noël Gallagher?

-Ouais.  C’est marrant, hein ? »

aux larmes ( « Orchard Street, à l’aube » )

pauvres« Un cercueil pour ma fille. Une petite boîte blanche. Comment pareille conversation peut-elle avoir lieu? On n’enterre pas son enfant. C’est votre enfant qui vous enterre. Comme si tout cela n’était qu’un rêve enfiévré dont Bridget Moore allait se réveiller pour entendre le bruit de la rue, le rythme d’une journée nouvelle à New York, et les pleurs d’un bébé réclamant la goutte de lait que les riches donneraient à un chat. »

Cette nouvelle tout particulièrement est d’une tristesse sans fond. Comme je l’ai dit plus haut, le talent de Joseph O’Connor est grand à varier son écriture, la longueur de ses phrases, les rythmes et les ambiances. Mais pourtant un lien évident noue ces histoires, les relie et on arrive à un très beau recueil, bien bouclé.

Quand l’envie d’Irlande me prend, Joseph O’Connor est parfait : juste assez moqueur, juste assez cynique et rageur, mais aussi plein d’amour – un peu contrarié – pour ses compatriotes et son pays. Il y a dans ce recueil des phrases sublimes, des éclats de rire et des coups de colère, il y a de la vie à revendre, je vous laisse au plaisir de la découverte. Je rajouterai que la traduction de Carine Chichereau est  tout bonnement formidable.

 

« Un privé à Babylone – Roman policier, 1942 » , Richard Brautigan – 10/18, traduit par Marc Chénetier

bra« A mon avis, l’une des raisons pour lesquelles je n’ai jamais fait un bon détective privé c’est que je passe trop de temps à Babylone. »

« Les gens ne vous considèrent pas comme un héros quand vous leur racontez que vous vous êtes fait tirer dans le cul. »

Savoureuse lecture ( conseillée par l’ami du coin de La Limule ) ! Comme ça fait du bien ! Je disais dans mon intermède précédent que ce livre avait des airs crétins, attention ! Seulement des airs et c’est fait exprès ! Il s’agit en fait d’un pastiche dans lequel Brautigan démonte tous les clichés du polar américain avec détective. Excellente préface de Claude Klotz,

« Il est des auteurs dont il est plus difficile de parler que d’autres, Brautigan est de ceux-là pour deux raisons: il connait à fond l’art de susciter avec son lecteur la connivence. Et si on savait comment il y parvient, il n’y aurait plus connivence, donc son art est du trucage invisible: on ne sait pas comment il fait. Ensuite c’est un type clair et évident, tellement qu’il sera la catastrophe future des profs amateurs d’analyse de textes: quand ils commenteront, ils détruiront, mais de toute façon  ils seront baisés au départ parce que la phrase qu’écrit Brautigan ne signifie rien d’autre que ce qu’elle veut dire, et ce n’est même pas sûr… »

et excellente note du traducteur:

« Le moment n’est pas à l’analyse; mais l’on s’en voudrait de laisser classer Brautigan, au nombre de ces mineurs que l’histoire littéraire passe à la trappe avec si belle ardeur.[…] Après « Un privé à Babylone », reprenez un Hammett, pour voir: dedans, ça fait comme des trous. »

L’écriture, le style sont épatants, Brautigan tord, distord et triture les mots, les expressions, les images pour un résultat drolatique que j’ai adoré.

C.Card est un doux rêveur, sans un rond ( il chipe 50 cents dans la sébile d’un mendiant aveugle pour téléphoner ), sans une affaire à suivre, sans un flingue en poche, mais avec une capacité à quitter la réalité qu’il a bien du mal à maîtriser.

« C’est donc en recevant une balle de base-ball dans la gueule en 1933 que j’ai touché mon billet pour Babylone ».

Son ailleurs, c’est Babylone, où il séjourne régulièrement suite à un mauvais coup. Il est alors le roi. Sous les yeux énamourés de la belle Nana-Dirat –

« Nana-Dirat et moi nous nous envolerons dans un avion que j’aurai inventé, fait de feuilles de palmier et propulsé avec un moteur fonctionnant au miel. Nous irons en Egypte par avion souper avec le Pharaon sur une grande barque dorée qui descendra le Nil. »

– il combat les méchants depuis une baignoire encastrée en marbre ou un char en or massif. Tout en déambulant dans les rues de Los Angeles il recherche le corps d’une putain morte – réclamé par une siphonneuse de bière qui ne va jamais pisser: 

« J’ai fait signe à la serveuse de nous apporter une autre bière. Pendant ce temps-là, ma cliente terminait celle qu’elle avait devant elle. Je crois qu’elle venait de battre le record du monde des femmes riches buveuses de bière. Je ne pense pas que Johnny Weismuller serait arrivé à se taper une bière aussi vite. »

« Elle était assise tout près de moi et son haleine ne sentait pas du tout la bière. Quand je pense qu’après avoir fini les six bières elle était tout de suite remontée en voiture sans aller aux toilettes : à se demander où la bière avait bien pu foutre le camp. »

Hanging_Gardens_of_Babylon

Hanging_Gardens_of_Babylon

Son esprit léger et volatile s’en va vers Babylone, écrit les scénarios de ses aventures, se cherche des noms, bref : il rêve. Mais le monde réel ne manque pas de le rappeler à lui, parfois brutalement. Brautigan nous promène de la morgue au cimetière du Saint Repos, nous conduit dans les rêvasseries du cerveau poète de C.Card, un personnage vraiment attachant. Á sa suite une faune très « bédéesque » au trait caricatural: la blonde sexy, le noir souriant, le toubib pas net, le flic encore moins, mais toujours à un moment ou à un autre, le cliché explose, un vrai régal !  Le résultat est d’un comique salutaire, aussi je ne résiste pas au plaisir d’un petit florilège du style Brautigan:

« Qu’est-ce qu’il y a de mal à aimer la moutarde ?
Vaut mieux ça que de s’intéresser aux petites filles de six ans. »

Downtown_LA_night (1)« Mon appartement est si sale qu’il n’y a pas longtemps j’ai remplacé toutes les ampoules de soixante-quinze watts par des ampoules de vingt-cinq pour ne plus être obligé de voir tout ça. »
« C’est vraiment très beau à Babylone. Je suis allé faire une longue promenade le long de l’Euphrate. Il y avait une fille avec moi. Elle était très belle et portait une robe longue à travers laquelle je pouvais voir son corps. Elle avait un collier d’émeraudes.
Nous avons parlé du président Roosevelt. Elle était Démocrate, elle aussi. Le fait qu’elle ait de gros seins bien fermes et qu’elle soit Démocrate faisait d’elle la femme idéale, à mes yeux. »
A la morgue :
« C’est à peu près sur ces entrefaites que le troisième truand est entré, peinard, dans la salle d’autopsie, chercher ses potes voleurs de cadavres. Il a été accueilli par le spectacle de l’un de ses copains affalé dans un coin en un tas extrêmement inconscient, et il a entendu les cris étouffés de son autre associé qui sortaient de la glacière.
Le truand est devenu pâle comme un linceul.
« M’suis trompé de pièce » dit-il. Les mots étaient très secs quand ils sont sortis de sa bouche. On aurait dit le désert du Sahara qui parlait. »
Enfin pour en savoir plus sur cet écrivain hors normes et sentiers battus , c’est ici Richard Brautigan .

« Grâce et dénuement » d’Alice Ferney – 10/18

ferney« Rares sont les Gitans qui acceptent d’être tenus pour pauvres, et nombreux pourtant sont ceux qui le sont. »

Je  n’avais pas encore lu ce petit livre qui m’attendait patiemment sur son étagère. Je n’avais encore rien lu d’Alice Ferney, et j’ai beaucoup aimé cette histoire, écrite en 1997. Les choses ont-elles changé depuis ? Je ne crois pas. Pas beaucoup.

Esther, bibliothécaire, décide un jour d’apporter des histoires aux enfants d’un camp de Gitans sur un terrain vague. Installés ici par la volonté de la propriétaire, ancienne institutrice humaniste, ils vivent dans un grand dénuement matériel, le confort est absent, les règles sont les leurs, et les incursions des hommes vers le monde extérieur n’ont pour but que de subvenir à l’essentiel de leur façon peu orthodoxe, mais c’est la leur..

« Non, se disaient maintenant les frères gitans, leurs vies n’étaient pas si misérables. Ils n’étaient pas les plus pauvres. Ils n’étaient pas des rampants sans feu ni lieu, puisqu’ils avaient des camions, des caravanes et de belles femmes qui portaient de jeunes enfants. Que pouvait-on demander de plus à la vie ? »

By Biso (Own work)

J’ai bien entendu retrouvé à travers Esther, ces mercredis où très vite les enfants l’attendent – « Lis ! Lis ! » – ce bonheur inouï que procurent les visages enfantins aux yeux qui brillent, aux sourcils froncés, à la bouche bée, ce bonheur qu’on leur voit à écouter ces histoires et celui que ressent la personne qui lit. Mais bon : au loin, la mélancolie…

Alice Ferney, d’une belle écriture très sensuelle, dépeint les membres et la vie de cette famille, groupée autour de la mère et grand-mère, Angéline. Quatre fils, dont un célibataire et une nuée de petits enfants, débraillés et crasseux, mais pleins de vitalité. Elle parle de l’amour qui unit cette tribu, mais aussi de ses défaillances, les tromperies, les coups, la violence, des hommes pas très fiables, des femmes toujours à la tâche, entre les amours plus ou moins heureuses, les enfants nés et les enfants perdus.

« Tzygane cuisinant des sardines » par Yann — Travail personnel.

Peu à peu, Esther va se faire apprivoiser, accepter, et ses lectures deviendront un rituel important, jusqu’à ce qu’un grain de sable plus gros que les autres dérègle les rouages déjà bien abîmés des mécanisme de survie. La mission que s’est donnée Esther s’avère moins facile quand elle décide de scolariser Anita, fillette qui ignore tout ou presque de la vie hors du terrain vague, loin du feu de sa grand-mère. Et c’est ici que la bonne volonté trouve ses limites, car Anita sera malheureuse dans cette école où on l’insulte, qui l’oblige à se lever tôt, et même si elle apprendra à lire et écrire, on se dit que ce modèle n’est pas fait pour cette enfant, la même norme pour tous, ça ne marche pas… J’ai bien aimé la présence du feu, le foyer qu’entretient Angéline, sur lequel elle veille et près duquel elle se réchauffe et observe. Elle est la vigie, celle qui voit et qui sait. Et celle qui explique :

Isidre Nonell, Gitana

« Profite, dit-elle. C’est de la douleur d’aimer, ça c’est bien sûr, mais c’est tout pire de ne pas aimer. Elle dit : on est fait pour ça. Et les femmes encore plus que les garçons. Une femme, dit-elle, c’est pour se donner en entier. Ne te garde pas. Ce qu’on garde pour soi meurt, ce qu’on donne prend racine et se développe. Misia écoutait. La vieille dit: L’amour c’est le plus difficile. Ça vous prend, ça vous malmène, ça vous agite. Et puis quand on croit que c’est gagné, qu’on a dans sa vie celui que l’on voulait, ça se lasse, ça se fatigue, ça se remplit de doute. Mais c’est que dans ce manège qu’on a l’impression de vivre. »

 Histoire touchante, un beau texte sur la vie de ces gens à la marge.

Enfin, jolie note finale où Nadia, la belle-fille préférée d’Angéline, veut lire « un rôman »:

« Elle fouillait dans la caisse de livres. « Petit-Bond en hiver ». C’était son préféré. Je te lis, disait Nadia. Elle se courbait en deux sur la page. Et Petit-Bond marchait dans la neige et Nadia était émue. »

« Isidre Nonell 1904 — La Paloma »

Des souvenirs d’enfance me sont revenus en lisant ce bouquin. Je vivais alors dans un village du Beaujolais, j’avais 7, 8 ans, et nos voisins, vignerons, engageaient tous les ans une troupe de gitans. Ils avaient alors encore des roulottes colorées et des chevaux  ( fin des années 60 ) et campaient sous nos fenêtres. Je me souviens de Violette, jeune fille vêtue de mauve, en longue jupe et anneaux d’or aux oreilles, qui venait en classe avec nous. Il y avait d’autres enfants, mais je la trouvais belle, et sa robe à volants me faisait rêver. Le soir, il y avait le feu de camp, et les guitares. Mon grand frère qui en jouait, assis à la fenêtre, avait été très flatté qu’un des hommes de la troupe l’entende et lui dise qu’il jouait bien. Mais aussi, les bagarres au couteau et un soir, un marchandage autour d’une femme à vendre…Mon imaginaire a été très marqué par ces gens qui arrivaient à l’automne au rythme des chevaux, avec leurs maisons en couleur, leur langue mystérieuse, leurs vêtements pas ordinaires et leur liberté…et j’ai ressenti une grande tristesse à les imaginer dans la boue d’un terrain vague.

Vincent_van_Gogh-_The_Caravans_-_Gypsy_Camp_near_ArlesUn beau livre et un artiste à découvrir, Isidre Nonell.

 

« Annabel » de Kathleen Winter – 10/18, traduit par Claudine Vivier

CVT_Annabel_1832Je reviens du Labrador. Grand territoire où la nature est reine, à laquelle l’homme se plie sans contester; il y a sa place et l’accepte. Comme l’accepte Treadway Blake, trappeur de son état, marié à Jacinta et en ce jour de 1968, père d’un nouveau-né.

Avec une voix douce, Kathleen Winter va nous raconter cette naissance, l’avènement de cet enfant qui recèle un secret, partagé par les seuls parents et Thomasina, amie qui assiste à l’accouchement, voit, sait, et comprend.

Annabel est née…Non, Wayne est né; selon la volonté du père, c’est Wayne.

Car le petit enfant qui vient d’arriver est ce qu’on appelle un hermaphrodite vrai.

pharmaceuticals-385950_1280Un être rare, perturbant, déstabilisant, un mystère…Et le poids de la société des hommes, qui aime les choses claires et évidentes, indique au père que ce n’est pas possible; il faut choisir, trancher dans cet être incompréhensible, et il décide que ce sera Wayne, un garçon, qu’il pourra emmener sur ses lignes de trappe, à la pêche, entre hommes…Une opération et de nombreuses pilules plus tard, Wayne a grandi. Ainsi commence cette histoire que je trouve nécessaire, que je souhaiterais donner à lire à plein de gens; ce livre dit que dans la nature tout est possible, X et Y sont parfois bousculés et que, eh bien c’est ainsi, et il faut l’accepter . Avec l’aide de Thomasina, Wayne découvrira, assez tard, qui il  / elle est; et ce sera enfin à lui de tenter de faire un choix…impossible cependant. Car cet être est double dans sa sexualité, mais unique dans sa personne, un et deux à la fois…En lisant, on essaye de s’imaginer ce que ça peut-être que de naître ainsi. Seule Thomasina semble comprendre la beauté de cette jeune personne – voyez comme notre vocabulaire est pauvre quand il s’agit de différence…-

« Il n’a pas la moindre idée des circonstances ayant entouré sa naissance[…]. L’âme d’un poète, ou d’un savant, ou de quiconque voit le monde sous un jour qui n’est pas celui qu’on a cherché à lui imposer, avec chaque chose déjà nommée et étiquetée. »

Quitter sa famille sera le seul moyen de faire naître Annabel, celle qui se terrait au fond du ventre de Wayne, qu’il veut laisser vivre enfin, sortir de la cachette où elle attend depuis sa naissance, la faire affleurer enfin sur son visage, sur son corps, laisser s’épanouir ces seins contenus et disparaître ces poils poussés sous l’effet des pilules.

« La tristesse qu’éprouve Wayne en quittant sa mère est celle que ressentent tous les fils et toutes les filles lorsque leur ferry s’éloigne du quai et que les parents restent plantés sur la jetée à faire des signes tandis que leur silhouette rapetisse. Une tristesse qui fait mal, puis qui s’évapore avec la brise fraîche. »

J’ai été touchée par tous les personnages de ce beau, doux et triste livre, et en particulier par le père, qui va finir, comme un père, par laisser parler son cœur. C’est sans doute lui qui va accomplir le plus long chemin. L’auteure réussit  à transformer ce personnage un peu buté en un être aimant et enfin ouvert à la différence de son enfant. La nature, ce qu’elle lui dit, lui montre et démontre, sera ici son maître, qu’il saura écouter.

cline-river-71466_1280« Treadway Blake se rend en ce lieu comme il l’a toujours fait, ce berceau des saisons, de l’éperlan et du caribou blanc, source d’un savoir profond qu’on ne trouve pas dans les créations humaines. Ce n’est que dans le vent qui balaie le territoire que Treadway goûte cette liberté que son fils va chercher ailleurs. Treadway est un homme du Labrador, mais son fils est parti comme partent les fils et les filles du pays, en quête d’une liberté que leurs pères n’ont nul besoin de chercher parce qu’elle les habite. »

raptor-239907_1280De nombreuses questions se posent à cette lecture, mais une chose est sûre c’est que la nature est capricieuse et imprévisible, ce « savoir profond » qu’elle a, absent de la création humaine, il serait bon de s’y intéresser un peu ; admettre que les mystères sont beaux, que les êtres valent non par la case toute prête et formatée dans laquelle on essaye de les enfermer à toute force, mais par la nature singulière, unique de ce qui les constitue. Annabel est belle et Wayne est beau, chacun le nomme comme il le veut, mais ils existent conjointement, de façon fusionnelle, ils sont une personne que ni la chimie, ni la chirurgie n’arrivent à annihiler, et cette personne a le droit entier d’exister au sein de la communauté humaine.

Ce livre est très émouvant sans jamais faire de pathos, sans jamais donner de leçon; il raconte juste la naissance d’un être hors du commun, qu’il faut aimer pour ce qu’il est et pas par compassion, pour ce qu’il aurait pu être. Et on s’attache à ce personnage immédiatement.Je veux juste rajouter un mot concernant la traduction: sans avis de Kathleen Winter, la traduction chez l’éditeur canadien a transposé le roman au présent, alors que la version originale en anglais était au passé. J’ai ressenti une gêne avec ce présent, qui me semble être en plus un manque de respect pour l’écrivaine. L’éditeur français ( Christian Bourgois ) n’a pas fait de nouvelle traduction. C’est dommage, mais néanmoins le livre reste magnifiquement écrit, intense, mélancolique, un coup de cœur que je conseille vraiment à tous.