« L’avortement – Une histoire romanesque en 1966 » – Richard Brautigan ( again ! ) – Points, traduit par Georges Renard

avortement« C’est une belle bibliothèque, parfaite de tempo, luxuriante et américaine. À l’horloge, il est minuit et la bibliothèque, profonde, est emportée, comme un enfant qui rêve, jusque dans l’obscurité de ses pages. Bien que la bibliothèque soit « fermée »,  je n’ai pas besoin de rentrer chez moi parce que chez moi, c’est ici et cela depuis des années. »

J’ai été tellement emballée et amusée par « Un privé à Babylone » que j’ai eu envie, et sans attendre, de lire d’autres choses de Richard Brautigan. Après le livre si triste de Sorj Chalandon, ce fut une bonne idée pour retrouver le sourire, et même rire aux éclats plus d’une fois. Certes, le titre ne porte pas vraiment à rire, vu comme ça…Et pourtant…

J’ai retrouvé ici toute la loufoquerie de Brautigan, sa façon de casser les codes du langage, de désamorcer les drames en les noyant dans des flots de poésie baroque, mais toujours tendre. Le romancier nous conte ici une histoire d’amour magnifique mais jamais ennuyeuse, et nous présente une fois de plus un personnage peu en phase avec son temps, décalé et rêveur. Ici, il s’agit d’un jeune homme qui gère une bibliothèque où chacun peut amener, faire enregistrer et ranger le ou les livres qu’il a écrit. Dont un certain Richard Brautigan:

«  »Dans ma maison un grand cerf » de Richard Brautigan. L’auteur était grand et blond, avec une longue moustache jaune qui lui donnait un air anachronique. On aurait dit quelqu’un qui se serait trouvé plus à l’aise dans une autre époque. »

france-752123_640Et il y met du cœur, du respect, de la bienveillance. Arrive un jour la plus belle femme du monde, Vida, qui a écrit un livre sur son corps dont elle dit qu’il n’est pas le sien, trop grand et trop beau pour elle.

« Au début, quand j’ai connu Vida, elle s’était, en naissant, trompée de corps et elle osait à peine regarder les gens. Elle aurait voulu ramper sous terre et se cacher très loin de cette chose où elle était enfermée. »

Après, eh bien l’amour et les emmerdements qui vont avec, mais dont nos deux amoureux vont se sortir à priori sans trop de dommages. Quelle mince sujet, me direz-vous ! D’accord, mais non, parce que tout au long de cette courte histoire, Brautigan fait de la dentelle, s’attardant avec un regard tout neuf sur les minuscules surprises de la vie, belles ou non, en poète il décrit le monde, et on rit, on est enchanté ( c’est le mot précisément qu’il faut, c’est un enchantement, au sens magique du terme). Quant à l’avortement, il donne lieu à un voyage à Tijuana, faisant sortir de son antre notre jeune bibliothécaire, et lui ouvrant alors – bien qu’à son corps défendant – un nouvel horizon. Et c’est ainsi que ce petit livre, sous ses airs anodins, nous fait envisager le monde sous un autre angle, mine de rien. Le tout émaillé pour mon plus grand bonheur de petites phrases comme:

« Les toilettes étaient si élégantes que j’avais l’impression que j’aurais du me mettre en smoking pour pisser un coup. »

« C’est étrange comme les choses simples de la vie continuent simplement tandis que nous, nous compliquons. »

« Des senteurs et des arômes montaient comme un jardin dans l’air au-dessus de cette chose incroyable d’étrangeté et qui était son corps, immobile et dramatique de se trouver couché là. »

Alors il parait que ce n’est pas le meilleur livre de Brautigan ( parait même que ce serait un livre raté !?! ), mais en tous cas, c’est déjà bien meilleur que plein d’autres choses et puis je m’en fiche, j’aime. J’en ai commandé d’autres à mon libraire préféré d’ailleurs, parce que c’est addictif cette poésie et cet humour. Je pourrais trouver une phrase par page avec un trait d’esprit, une image belle ou un mot comique, mais je préfère vous les laisser lire vous-même.

brau « Je ne suis pas encore prête à avoir un enfant, a dit Vida. Et toi non plus, tant que tu travailleras dans un endroit dingue comme ici. Peut-être une autre fois. Peut-être certainement une autre fois. Mais pas maintenant. Ce n’est pas le bon moment. Si l’on ne peut pas se consacrer totalement à un enfant, il vaut mieux attendre. Il y a trop d’enfants au monde et pas assez d’amour. Un avortement, c’est la seule solution dans notre cas. »

Alors avant de terminer, le titre du dernier chapitre en lien avec le titre du livre, et qui démontre qu’en fait tout ça n’est pas anodin et fiche un coup de latte à la morale

« La vie est morte vive la vie. »

Et un site génial à visiter, par ici

« Un privé à Babylone – Roman policier, 1942 » , Richard Brautigan – 10/18, traduit par Marc Chénetier

bra« A mon avis, l’une des raisons pour lesquelles je n’ai jamais fait un bon détective privé c’est que je passe trop de temps à Babylone. »

« Les gens ne vous considèrent pas comme un héros quand vous leur racontez que vous vous êtes fait tirer dans le cul. »

Savoureuse lecture ( conseillée par l’ami du coin de La Limule ) ! Comme ça fait du bien ! Je disais dans mon intermède précédent que ce livre avait des airs crétins, attention ! Seulement des airs et c’est fait exprès ! Il s’agit en fait d’un pastiche dans lequel Brautigan démonte tous les clichés du polar américain avec détective. Excellente préface de Claude Klotz,

« Il est des auteurs dont il est plus difficile de parler que d’autres, Brautigan est de ceux-là pour deux raisons: il connait à fond l’art de susciter avec son lecteur la connivence. Et si on savait comment il y parvient, il n’y aurait plus connivence, donc son art est du trucage invisible: on ne sait pas comment il fait. Ensuite c’est un type clair et évident, tellement qu’il sera la catastrophe future des profs amateurs d’analyse de textes: quand ils commenteront, ils détruiront, mais de toute façon  ils seront baisés au départ parce que la phrase qu’écrit Brautigan ne signifie rien d’autre que ce qu’elle veut dire, et ce n’est même pas sûr… »

et excellente note du traducteur:

« Le moment n’est pas à l’analyse; mais l’on s’en voudrait de laisser classer Brautigan, au nombre de ces mineurs que l’histoire littéraire passe à la trappe avec si belle ardeur.[…] Après « Un privé à Babylone », reprenez un Hammett, pour voir: dedans, ça fait comme des trous. »

L’écriture, le style sont épatants, Brautigan tord, distord et triture les mots, les expressions, les images pour un résultat drolatique que j’ai adoré.

C.Card est un doux rêveur, sans un rond ( il chipe 50 cents dans la sébile d’un mendiant aveugle pour téléphoner ), sans une affaire à suivre, sans un flingue en poche, mais avec une capacité à quitter la réalité qu’il a bien du mal à maîtriser.

« C’est donc en recevant une balle de base-ball dans la gueule en 1933 que j’ai touché mon billet pour Babylone ».

Son ailleurs, c’est Babylone, où il séjourne régulièrement suite à un mauvais coup. Il est alors le roi. Sous les yeux énamourés de la belle Nana-Dirat –

« Nana-Dirat et moi nous nous envolerons dans un avion que j’aurai inventé, fait de feuilles de palmier et propulsé avec un moteur fonctionnant au miel. Nous irons en Egypte par avion souper avec le Pharaon sur une grande barque dorée qui descendra le Nil. »

– il combat les méchants depuis une baignoire encastrée en marbre ou un char en or massif. Tout en déambulant dans les rues de Los Angeles il recherche le corps d’une putain morte – réclamé par une siphonneuse de bière qui ne va jamais pisser: 

« J’ai fait signe à la serveuse de nous apporter une autre bière. Pendant ce temps-là, ma cliente terminait celle qu’elle avait devant elle. Je crois qu’elle venait de battre le record du monde des femmes riches buveuses de bière. Je ne pense pas que Johnny Weismuller serait arrivé à se taper une bière aussi vite. »

« Elle était assise tout près de moi et son haleine ne sentait pas du tout la bière. Quand je pense qu’après avoir fini les six bières elle était tout de suite remontée en voiture sans aller aux toilettes : à se demander où la bière avait bien pu foutre le camp. »

Hanging_Gardens_of_Babylon

Hanging_Gardens_of_Babylon

Son esprit léger et volatile s’en va vers Babylone, écrit les scénarios de ses aventures, se cherche des noms, bref : il rêve. Mais le monde réel ne manque pas de le rappeler à lui, parfois brutalement. Brautigan nous promène de la morgue au cimetière du Saint Repos, nous conduit dans les rêvasseries du cerveau poète de C.Card, un personnage vraiment attachant. Á sa suite une faune très « bédéesque » au trait caricatural: la blonde sexy, le noir souriant, le toubib pas net, le flic encore moins, mais toujours à un moment ou à un autre, le cliché explose, un vrai régal !  Le résultat est d’un comique salutaire, aussi je ne résiste pas au plaisir d’un petit florilège du style Brautigan:

« Qu’est-ce qu’il y a de mal à aimer la moutarde ?
Vaut mieux ça que de s’intéresser aux petites filles de six ans. »

Downtown_LA_night (1)« Mon appartement est si sale qu’il n’y a pas longtemps j’ai remplacé toutes les ampoules de soixante-quinze watts par des ampoules de vingt-cinq pour ne plus être obligé de voir tout ça. »
« C’est vraiment très beau à Babylone. Je suis allé faire une longue promenade le long de l’Euphrate. Il y avait une fille avec moi. Elle était très belle et portait une robe longue à travers laquelle je pouvais voir son corps. Elle avait un collier d’émeraudes.
Nous avons parlé du président Roosevelt. Elle était Démocrate, elle aussi. Le fait qu’elle ait de gros seins bien fermes et qu’elle soit Démocrate faisait d’elle la femme idéale, à mes yeux. »
A la morgue :
« C’est à peu près sur ces entrefaites que le troisième truand est entré, peinard, dans la salle d’autopsie, chercher ses potes voleurs de cadavres. Il a été accueilli par le spectacle de l’un de ses copains affalé dans un coin en un tas extrêmement inconscient, et il a entendu les cris étouffés de son autre associé qui sortaient de la glacière.
Le truand est devenu pâle comme un linceul.
« M’suis trompé de pièce » dit-il. Les mots étaient très secs quand ils sont sortis de sa bouche. On aurait dit le désert du Sahara qui parlait. »
Enfin pour en savoir plus sur cet écrivain hors normes et sentiers battus , c’est ici Richard Brautigan .