« Mort en pleine mer et autres enquêtes du jeune Montalbano – Andrea Camilleri, Fleuve noir, traduit par Serge Quadruppani

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« Ils étaient assis sur la véranda, à parler de choses et d’autres, quand Livia, soudain, sortit une phrase qui surprit Montalbano .

-Quand tu seras vieux, tu te comporteras pire qu’un chat routinier, dit-elle.

-Pourquoi? demanda le commissaire, éberlué.

Et aussi un peu irrité, ça ne lui faisait pas plaisir de pinser à lui en vieux.

-Tu ne t’en rends pas compte, mais tu es extrêmement méthodique, ordonné. Un truc qui n’est pas à sa place, ça te met de mauvaise humeur.

-Allez!

-Tu ne t’en aperçois pas, mais t’es comme ça. Chez Calogero, tu t’assieds toujours à la même table. Et quand tu ne vas pas manger chez Calogero, tu choisis toujours un restaurant à l’ouest. »

Je crois que vous savez maintenant avec certitude que j’aime Andrea Camilleri et Salvo Montalbano, et puis aussi ce traducteur qui partage si bien ces textes, Serge Quadruppani. C’est une bien belle idée d’avoir regroupé des histoires courtes écrites en 1980. Courtes, et savoureuses, tendres, drôles et néanmoins contenant une belle et saine colère sur certains sujets. On sait à quel point Salvo Montalbano n’est pas « dans les clous », on connait ses colères, ses emportements, mais aussi sa profonde humanité. Même si Livia le trouve routinier ce côté organisé en fait un bon flic. Un bon flic qui pourtant n’hésite pas à faire ce qu’il veut comme il l’entend. Montalbano paradoxalement a quelque chose d’anarchique en quelque sorte. Bon vivant aussi:

640px-Olives_noires_grecques« Il se prépara une assiette avec un peu de saucisson, du caciocavallo, du jambon et une dizaine d’olives, se prit une bouteille de vin et emporta le tout sur la véranda. Il fit passer ainsi une heure, puis rentra et alluma le tilévision. On diffusait le troisième épisode de La Pieuvre, une série sur la Mafia qui avait un énorme succès. Il en regarda un bout, on aurait dit que les Italiens venaient juste à l’instant de découvrir la Sicile, mais du pire côté, donc il changea de chaîne. Et là, il y avait Toto Cutugno qui chantait « Con la chitarra in mano », prisenté l’an dernier à San Remo. Il éteignit et revint sur la véranda pour fumer en se tourmentant la coucourde. »

640px-CaciocavalloJ’ai donc pris un plaisir infini à cette lecture où l’on voit à l’œuvre Montalbano et son équipe, avec une efficacité qui marche grâce au collectif, additionnant les tempéraments, chacun apportant son savoir-faire. Ainsi l’inénarrable Catarella, avec son langage burlesque, parce qu’il est toujours dans les starting-blocks – d’où les portes qui claquent, les glissades, les cafouillages sur les noms – Catarella est indispensable. Fazio, lui, connait tout Vigata et en particulier les belles femmes et les cocus. Et il faut le dire, un grand nombre d’affaires à Vigata incluent des belles femmes et des cocus ! Bref, l’équipe en est bel et bien une vraie qui marche Il y a aussi des femmes comme Mme Rosalia Insalaco:.

« Restée veuve, et devant vivre avec une maigre pension, Mme Rosalia Insalaco, sexagénaire grosse comme un baril et couverte de colliers et de bracelets pire que la madone de Pompéi, avait eu la bonne idée de diviser en deux appartements la petite villa de faubourg dans laquelle elle habitait et d’en louer la moitié. »

Andrea_CamilleriJe ne vais pas résumer ici les 8 histoires, enquêtes dont il est question. Ce serait idiot, elles sont courtes, ça ne rimerait à rien. Je veux juste ici vous inviter à les lire, pour leur saveur, pour le bonheur que ça apporte de se retrouver à Vigata, chez Calogero au restaurant, en bord de mer – ne rêve-t-on pas tous un peu de ça en ce moment?-. Lire pour, ayant lu les romans d’Andrea Camilleri écrits, dictés à la fin de ses jours, se rendre compte que notre cher Salvo n’a pas tant changé, qu’il a gardé sa fougue, son fin bec et son amour pour Livia. Lire Andrea Camilleri parce que c’est bon, c’est drôle, mais c’est également percutant dans les constats politiques – au sens du regard sur les institutions et leurs représentants –  et sociaux amenés avec un naturel qui enlève toute lourdeur au propos; c’est donc très intelligent, les personnages y sont plus vrais que nature, le langage me ravit, le vocabulaire est toujours fleuri de termes populaires qui me réjouissent, lire Andrea Camilleri parce qu’on y prend le soleil parmi des gens « ordinaires » ou presque. 

« C’était un sexagénaire grassouillet, au visage ouvert et cordial, avec un petit air de bonhomie qui faisait naître chez ses vis-à-vis confiance et envie de se confier. Il était vêtu en paysan, veste et pantalon de futaine mais avait les manières de la bonne éducation. Il répondit au salut d’un homme qui venait d’entrer par un sourire qui lui donna une expression entre l’épiscopal et le paternel. Il était parfaitement tranquille, à son aise.

Non, ce n’était en rien l’attitude de quelqu’un qui venait de subir un attentat. »

Le lire, moi je le fais parce que ça me fait du bien. Je vous invite à y gouter si ce n’est pas déjà le cas, ces 8 histoires courtes sont le format idéal pour une belle rencontre avec cet écrivain . Bonne lecture!

« Sois sage, bordel ! » – Stina Stoor -éditions Marie Barbier, traduit sous la direction d’Elena Balzamo

« Le nez d’Åsa qui dégoulinait. Ses mains cramponnées aux bretelles du sac. Un contrepoids. Sinon les lanières en nylon du gros sac de pêche de papi lui sciaient les épaules. C’était lourd. De temps en temps, elle levait le bras droit pour essuyer son visage contre sa manche de chemise, et ça laissait des traces de morve séchée sur sa joue.

Sombre et étrange, telle était la rivière Lidån qu’elle suivait. Turbulente, avec des remords çà et là. Rives abruptes et arbres penchés. Troncs suspendus au-dessus de la surface effleurée par les branches. L’eau coulait, glissait, s’échappait dans toutes les artères. Au bord, les rochers aspiraient l’eau bruyamment. Comme quand on mange de la soupe à la viande avec des quenelles dedans. »

Je serai je crois toujours émerveillée par la richesse que nous offre la littérature. En voici un exemple magnifique avec ce recueil de nouvelles par une jeune suédoise, totalement autodidacte. Elle remporte un concours de nouvelles devant 900 autres personnes en 2012 et ce recueil de neuf textes est publié en 2015 en Suède. Rien d’autre depuis.

La voici qui partage un univers qui est plein de soleil, de beauté, de drôlerie et pourtant, pourtant que ces textes sont parfois noirs…Tous narrés par des enfants, plus ou moins âgés et le plus souvent des filles, ce sont des récits d’enfance à la campagne, dans des lieux sauvages – Balåliden –  où règne l’épilobe en grands champs duveteux et roses partagés avec les framboisiers. Dans la nouvelle « Monstres » la petite Sandra vit sa vie en osmose avec les choses vivantes qui l’entourent. C’est mon texte préféré, parce que tout ici respire l’envie de vivre et le refuge précieux que trouve Sandra dans les plantes, les animaux, un imaginaire riche basé sur le quotidien. Ce texte est aussi réjouissant, avec une fin merveilleuse. C’est extrêmement juste, vif, acide aussi, et sans pitié parfois. Ainsi la sœur de Sandra, Anneli, au si mauvais caractère augmenté d’une adolescence acnéique est aussi atteinte d’une difformité, qui peut l’excuser de sa mauvaise humeur, sauf que pas vraiment.

Dans la dernière nouvelle, « Pas d’ici », la dureté domine avec un père assez repoussant, si dur et cette mère finlandaise qui est une seconde épouse, une mère adoptive en quelque sorte pour la jeune fille qui raconte. 

« Des machines à tuer, voila ce qu’ils devenaient, ces chiots.

-Et pas des jouets pour les gosses!

Non, pour sûr.

-Faut pas les choyer, les dorloter, les gâter ! ajoutait-il. Les chiens, c’est pas fait pour se cacher sous les couvertures des gosses quand l’ours approche.

C’est vrai, ses chiens à lui ne pouvaient pas être tendres.

Mais quand on était vraiment petits, c’était plus fort que nous, petit, on était bête et on continuait de cacher les chiots sous sa chemise de nuit. Jusqu’à ce qu’on ait appris. Le plus difficile, c’était de se dire, une fois pour toutes, que la pitié n’avait pas sa place. »

Dans ces petits textes, Stina Stoor parle avec pudeur de l’impudeur, elle ne va jamais trop loin dans le dit. C’est un savant mélange de tendre drôlerie d’une infinie poésie et de rudesse pour parler de ce qu’on nomme le monde de l’enfance. Se révèlent à mots à demi couverts des choses violentes, des suggestions qui tétanisent. En tous cas, me tétanisent par leur semblant de banalité – les choses sont données à envisager au lecteur parfois juste en quelques mots, quelques phrases – mais c’est d’une grande violence. Violence contre laquelle les enfants ont des stratégies pour se protéger du pire, psychologiquement, enfin on le croit. Ce choc entre l’amour et l’ignominie plus ou moins feutrée de certaines situations, ce choc, l’imaginaire des fillettes ici le tient à distance, en apparence en tous cas. C’est flagrant dans la nouvelle  « Parcours balisé »

« La papa de Fresia tâche d’être pareil qu’en plein jour, mais parfois il n’y arrive pas, tout bonnement. Il redevient quasi un enfant de neuf ans, lui aussi, ou de sept seulement, voire de trois. Et il pose sa tête sur mes genoux, enfonce son nez dans mon nombril. Il se roule en boule, les bras autour des genoux et je lui caresse les cheveux. C’est comme ça que je sais qu’ils sont doux. »

Il est impossible de dire plus sur les trames de ces histoires courtes. J’ai tout aimé dans ces textes. Le propos, l’écriture si vivante, si fine pour dire des choses délicates à énoncer, ce talent à rendre les lumières d’été, les rideaux dans la brise, l’eau glacée des rivières, le poids du brochet, les fleurs et les champs, précieux refuges et pays des merveilles. Le rapport des enfants à la nature si bien dépeint, comme pour les crapauds de Sandra qu’on a envie, comme elle, de prendre dans le creux de nos paumes.

Dans « L’âge des ours », la magie des lieux opère et pour seul extrait, cette exergue:

« C’était l’époque de l’année où tous les enfants se transformaient en ours et vivaient de baies et d’eau fraîche. »

Une  bien étrange histoire…

Je pourrais vous en parler des heures, mais ça n’a pas le sel ni l’envoûtement procurés par ce livre. Pour moi, ce recueil est une pépite comme on en lit très peu. Car, hors le sujet, c’est bien la façon d’en parler, la maîtrise incroyable du récit, des dialogues, des voix, et autant le cœur explose de tant de beauté autant il saigne de tout ce qui se cache au creux des phrases. Ce maelstrom porte des rires, des parfums, des lumières qui pour les personnages, les enfants, sont un baume, un rempart, une armure fleurie pour combattre le mal. La nature et l’imaginaire comme refuge. 

Ce recueil m’a profondément émue. Il m’est difficile d’en parler parce que s’y trouve quelque chose de très intime, évoquant pour moi en tous cas de nombreux souvenirs, ceux qui reviennent quand je repasse par les lieux de mon enfance, la nostalgie de quelque chose – pas seulement un paradis pourtant – quelque chose de perdu comme la capacité à s’extraire du monde « réel », la capacité à rêver et à se créer une vie cachée des autres. Je vous conseille de lire la postface, qui retrace le parcours de Stina Stoor et la situe dans la littérature suédoise, postface qui explique aussi le formidable travail d’équipe de 23 traducteurs.

Je ne peux que vivement recommander cette lecture. Et la chanson qu’on a en tête dès que viennent Sandra et son père:

« Aller aux fraises » – Eric Plamondon – Quidam éditeur

« Au printemps de mes dix-sept ans, j’ai trouvé un job de pompiste et caissier au Pétro-Canada de Cap-Santé. Je faisais le plein et j’en mettais pour dix ou vingt piastres. On vendait aussi des cigarettes, de la bière, du chocolat, des boîtes de conserve, des pintes d’huile 5W30, 10W30,5W40,etc. Au début de l’année, on avait vu exploser la navette spatiale Columbia en direct avec à son bord une maîtresse d’école. Fin avril, la centrale nucléaire de Tchernobyl avait pété à son tour. »

Voici l’amorce de ce petit recueil de trois nouvelles, trois récits ( je ne crois pas que ce soit autobiographique ) du même narrateur, un jeune québécois du XXème siècle, à l’aube de son indépendance, à l’époque des grosses « fêtes » avec les amis, alors que les groupes vont se dissoudre pour les études supérieures, s’éparpiller ici et là sur le territoire. Notre jeune homme n’est pas en reste, en tous cas, dans les deux premières histoires qui ne sont à peu de choses près que beuveries dans des conditions météos extrêmes et dans un état d’ébriété avancé. Bal des Finissants:

« Le Bal des Finissants s’était officiellement terminé le lendemain midi chez Ti-Oui Snack Bar devant des grosses poutines barbecue, des guédilles au poulet, des pogos, des club-sandwichs pis des galvaudes. on avait mal aux cheveux. On se racontait tout ce qu’on avait vu et entendu. Paraît que Dompierre avait fini dans la chambre de Morrissette. La Langlois voulait se battre avec Martine Germain. Y a des profs qui étaient restés pas mal tard…As-tu vu le Jeep de Patate? Méchante bosse. Je voudrais pas être à sa place devant son père. Y va en manger une câlisse! On avait vraiment viré la brosse de l’année. Les examens du ministère étaient dans deux semaines. »

Les parents du narrateur sont divorcés, le père vit à Québec, la mère à Thetford Mines ( à la fin, chez son nouveau chum ), en bonne intelligence. Le premier texte se finit aux adieux du père et du fils, touchant instant:

« C’était la fin de quelque chose. Je me dirigeais tout droit vers les responsabilités, les histoires d’amour compliquées, les haines partagées, les collègues insignifiants, le mariage, le divorce, avoir un enfant, voir ses parents vieillir, changer d’idée, douter, chercher des réponses, sombrer, se relever, tenter, recommencer et, souvent, me souvenir de la fois où mon père m’avait dit: « On dirait que t’es allé aux fraises ». »

Quoi qu’il en soit, c’est le troisième texte qui m’a vraiment plu, énormément plu. Parce que tout y est si juste… Eric Plamondon laisse un peu de côté les grosses fêtes alcoolisées pour l’introversion du jeune homme qui cette fois a 18 ans. J’ai d’abord appris beaucoup de choses, sur l’amiante par exemple, quand le beau-père  explique au garçon l’histoire de Thetford Mines, dans la région Chaudière-Appalachespuis notre narrateur fait des rencontres au cegep de gens différents de ceux qu’il côtoyait jusqu’alors, lui ouvrant l’esprit. Puis arrive cette fin superbe, sur la route en voiture, la neige tombant sans cesse par vagues énormes, et une apparition rendue magique par l’écriture si proche de la confidence de cet écrivain. J’ai beaucoup aimé, avec un +++ au dernier chapitre. Je n’avais lu que « Taqawan », formidable histoire, et je n’en ai sûrement pas fini avec Eric Plamondon. Deux dernières pages absolument superbes, je ne vous en livre que la fin pour ne pas vous gâcher le plaisir; sur la pente à 10% qu’il affectionne, sous un rideau de neige et après une rencontre qui l’a fait stopper

« Ça n’a duré que quelques secondes, mais ça m’a paru long. […] J’ai éteint la musique. J’ai respiré plusieurs fois. J’aurais aimé qu’Isa soit avec moi pour voir ça. J’ai pensé que c’était un signe, que ça voulait dire quelque chose, un cadeau du ciel, je ne sais pas.

Ce que je savais, c’est que je venais d’avoir dix-huit ans et que tout était possible. »

Faite de rites initiatiques, d’expérience et de l’insouciance qui prend fin peu à peu, c’est un regard très juste, sensible et touchant sur le passage à l’âge adulte, sans jamais oublier d’être drôle, car enfin ce n’est pas un drame de « grandir ». Bien sûr le parler québécois ajoute, pour nous français, une pointe comique ( eh ben oui, amis québécois, votre parler nous amuse et c’est bien ! )

Lecture courte à la fois réjouissante – parce qu’on peut s’y reconnaître aussi – , et très émouvante. Au son de Van Halen et d’Iron Maiden

 

« La rivière en hiver » – Rick Bass – Christian Bourgois éditeur, traduit par Brice Matthieussent

« Elan

C’est Matthew qui a tué l’élan. J’essayais seulement d’apprendre comment on faisait.

Durant ma première année dans la vallée, j’ignorais presque tout, mais lorsqu’il ne resta qu’une semaine de chasse avant la fin de la saison et que je n’avais toujours pas de viande, j’en savais assez pour demander de l’aide à Matthew. Les gens m’ont dit qu’il n’aimait pas les nouveaux arrivants et qu’il ne m’aiderait pas, qu’il n’aiderait personne – , mais quand je suis allé à son chalet pour le lui demander, il m’a répondu qu’il le ferait, juste une fois, que je devrais observer et apprendre: il ne chasserait qu’une seule fois un élan pour moi. »

C’est avec plaisir que j’ai retrouvé Rick Bass dans ce recueil de nouvelles. Très longtemps aussi que je n’avais pas lu un beau recueil de ce genre que j’affectionne, surtout quand c’est un auteur tel que celui-ci qui nous l’offre.

J’avais été émerveillée, enchantée par « Le livre de Yaak ». Rick Bass  a une écriture très poétique et son amour comme sa connaissance de la nature sont  un voyage avec lui et ses personnages.  Cette première nouvelle, qui pourtant raconte la chasse et la mort d’un élan ( terrible ) puis l’interminable trajet de retour pour ramener la dépouille de l’animal jusqu’à la maison, cette nouvelle est parfaite pour planter un décor et une atmosphère et pour cette raison parfaite pour ouvrir le recueil. Cela nous dit : voilà: ici, en hiver, la vie est comme ça, rude, glacée, vivre ici demande des ressources physiques et psychologiques de haut niveau. Et c’est ici que nous vivons et c’est ici que nous voulons et aimons vivre. 

Mais ce recueil a une autre particularité. Quand il y en a un, le narrateur est un homme, et surtout dans plusieurs nouvelles, on lit de merveilleuses choses sur les relations père/fille. Comme la seconde, « Ce dont elle se souvient », emplie de mélancolie, celle-ci m’a vraiment touchée. Les dernières phrases

« Elle se souvient s’être arrêtée à l’arche de pierre, au seuil du parc, pour qu’ils puissent faire une photo, son père installant l’appareil sur le capot, déclenchant le retardateur, puis courant vite la rejoindre. Haletant, après avoir sprinté contre le vent, comme s’il remontait le temps. Son bras enserra les épaules de Lilly. Que notre cerveau doit être vaste, pense-t-elle aujourd’hui, pour se rappeler des choses aussi infimes, fondamentalement inutiles et éphémères! Comment quiconque ose-t-il dormir ne serait-ce qu’un instant? »

Suit « L’arbre bleu », le père et ses deux filles. Wilson est bûcheron, il a eu pas mal d’os cassés durant ses années de travail mais tout s’est réparé. Lucy a neuf ans et Stephanie douze. Avec Belinda, mère et épouse, ce quatuor vit en pleine nature. Ce texte est d’une infinie beauté et parle d’éducation, d’enseignement au sens général de ce qu’on aimerait que sachent nos enfants, ce qu’on trouve important qu’ils sachent, aiment et comprennent. Wilson admire ses filles et leur apprend à connaître bien leur milieu de vie, savoir essentiel comme on le verra en lisant cette nouvelle. Savoir vivre et survivre sans trop d’encombres dans un milieu qui peut être hostile. Un léger différend entre Belinda et Wilson existe sur le sujet. Ces deux enfants sont intelligentes et elles devront partir pour étudier, et bien que Wilson l’admette, il a de la peine à l’imaginer.

Si dans « Elan » c’est cet animal qu’il fallait ramener, et c’était deux hommes, ici, c’est le sapin de Noël, papa et ses filles et c’est splendide, plein de subtilité et de tendresse attentive. Entre la vie quotidienne et ce que l’auteur appelle « le doux rêve de l’existence de Wilson « , on sent dans cette écriture la fragilité des êtres, la précarité de l’humain et la force de la nature, la force de ses éléments comme certains animaux, les arbres, le froid et le chaud. L’arbre bleu est celui éclairé le soir d’ampoules peintes en bleu devant la maison; la fin:

« Et Wilson a beau savoir qu’il ne peut pas faire que sa mémoire devienne leur mémoire, il s’attarde un moment, les yeux rivés à l’arbre bleu éclairant la nuit. Mais déjà la magie du moment s’estompe et, dans la seule obscurité après cette longue marche, ses filles n’étant plus à ses côtés, la vision se brouille comme un feu qui meurt, jusqu’à n’être rien de plus qu’un joli arbre bleu dans la forêt sombre. Et à son tour Wilson descend d’un bon pas vers le chalet, vers les vestiges de cet instant, en espérant qu’il n’a pas entièrement disparu. En espérant qu’eux-mêmes, tous les quatre, demeurent prémunis contre les ravages invisibles du temps. »

Deux nouvelles sont plus longues, « Chasseur de baux » et « Coach », la première parle de l’exploitation pétrolière et des procédés utilisés par les pétroliers pour acquérir des terres qui en recèlent, mais à la façon de Rick Bass. C’est par le récit que nous fait un de ces « chasseurs de baux », un brave jeune homme qui fait un travail dans lequel il a souvent peur de se perdre, de s’éloigner trop de ce qu’il est.

« Durant quelques mois, dans la banlieue de Tupelo, il y avait eu au bord de la route un jeune ours noir, à peine plus vieux qu’un ourson, enfermé dans une cage à barreaux mal soudés, pour attirer des spectateurs qui devenaient ensuite des clients, mais cet ours ressemblait à un pénitent bourrelé de remords; là non plus je ne me suis jamais arrêté, passant chaque fois à toute vitesse, jusqu’au jour où la cage et l’ours ont disparu. »

C’est un monde de requins, pour les hommes et pour la nature. Lui-même n’est pas toujours très net dans sa vie sentimentale, entre ses étapes régulières chez Geneviève, dans le Mississipi et la secrétaire du tribunal, Penny, qui est radieuse quand elle le voit, et à laquelle il ne cédera finalement pas. Mais surtout, il y a le travail de « sape » qu’il doit mener auprès de la vieille et pauvre Velda, peu glorieux, même s’il n’a pas vraiment le sentiment de mal se comporter. Il est poli, aimable, mais néanmoins il sait bien ce qu’il fait.

C’est un homme qui n’est pas vraiment tiraillé mais la fin de la nouvelle et les constats qu’il fait sur sa vie au cours de son récit montrent un homme insatisfait, qui a beaucoup de regrets, dont celui de s’être un peu perdu de vue.

« J’avais créé tout cela, j’étais responsable du monde que je contemplais à présent. Cette pensée m’a donné le vertige. J’ai battu en retraite loin du cercle de lumière brûlante, rugissante, j’ai gravi la pente d’une colline proche, à la lisière de la forêt. L’obscurité m’a apaisé. Je me suis allongé sur le flanc de la colline et j’ai regardé ce feu qui éteignait les étoiles, effaçait tout sauf lui-même. J’ai senti la terre trembler et cette flamme rugir non seulement au-dessus, mais en dessous, jaillir à la rencontre de nous tous. »

Dans « Coach », c’est un entraîneur d’équipes féminines de basket qui parle de sa vie, de ses errances, et qui se bat contre le postulat:  » forger le caractère est plus important que gagner des matchs », pour lui, il faut gagner pour prendre de l’assurance et la défaite finit par user au lieu de renforcer. La fin:

« C’est un spectacle enivrant: cette étape évanescente et néanmoins prolongée de la jeunesse. Une fois encore, il se tient sur cette lisière. Dissimulant son désir secret – « Je dois gagner » -, il leur sourit. Cela ne dure qu’un instant, qui s’enfuit déjà, mais il monte sur le podium, rejoint un lieu et un temps où et durant lequel personne ne vieillira jamais, ni ne se verra diminué, mais à la place brûlera d’une flamme claire, pure et propre, et où chacune d’elles – ainsi que Coach – sera, seulement si elles peuvent gagner, toujours aimée. »

Entre ces deux nouvelles longues une très courte, qui donne son  titre au recueil, et qui est glaçante à tous points de vue; on suit Brandon, 15 ans, qui va voir ressortir de la rivière gelée le pick-up dans lequel son père s’est noyé. Je ne dis rien de celle-ci, mais oui, glaçante, c’est le bon adjectif.

« Trente hommes et femmes et soixante mains, quatre chevaux: lorsqu’ils se mirent à tirer, le pick-up commença à bouger. La force requise dépassait l’entendement. La ligne, maintenant tendue, tressautait tel un muscle, comme si elle venait de prendre vie. Ils tirèrent, une main après l’autre, et sentirent le pick-up quitter le fond, son poids énorme malmené par le courant. »

Avant-dernière, à la fois touchante, énervante, drôle dans le genre douce-amère: Guide du Pérou et du Chili à l’usage d’un alcoolique. Où on retrouve Wilson et ses deux filles, mais il a eu les côtes cassées une fois encore et n’a plus retravaillé, Belinda l’a quitté et il boit consciencieusement et comme un trou. Stephanie a dix-huit ans et Lucy quinze. Elles aiment leur père de façon inconditionnelle. Elles en sont les gardiennes, les épaules et les bras, et aussi parfois le cerveau. Parce que Wilson, malgré tous ses efforts de résistance, boit et boit encore. En résumé, il part en voyage avec elles au Pérou et au Chili. Et elles auront beau veiller, il sombrera encore. C’est magnifique la façon dont Rick Bass parle sans jamais émettre de jugement moral, dans l’une ou l’autre des nouvelles on a du mal à se dire, tiens, le méchant est là, le gentil ici, non, pas possible, mais personnellement j’ai eu du mal à ne pas en vouloir à Wilson. La dernière nouvelle, « Histoire de poisson », et sa fin avec cette fête alcoolisée m’a donné un goût amer dans la gorge, et une vision de l’humanité proche de ce qu’on peut imaginer d’une fête en enfer.

Je ne peux résumer mon sentiment sur toutes les choses essentielles que dit Rick Bass à travers ses personnages – je pense aussi à la femme ivre et démontée dans « Ce dont elle se souvient », probablement ma nouvelle préférée. Ce livre est généreux, proposant avec objectivité une variation des angles de vue, de multiples façons de regarder le monde. J’ai été très émue par cette lecture et très impressionnée par le talent d’écriture de cet écrivain, qui même dans les situations les plus prosaïques sait amener de la poésie et de la réflexion, une philosophie parfois légèrement vacillante sous les coups du sort, c’est un livre rempli d’amour et ça fait du bien.

J’ai beaucoup beaucoup aimé.

« L’homme de trop » – Thierry Aué – La dernière goutte

« Une si belle journée

C’était une  journée si miraculeusement belle que, de peur de la gâcher, il s’efforça de la vivre comme une journée ordinaire. »

Un bref article sur ce livre comme Christophe Sedierta et sa chouette maison La dernière goutte sait nous en proposer. Et il faut du culot, de la personnalité et le vrai goût des mots et des textes. Il est de ceux qui prennent des risques, et il faut lui en être reconnaissant, qu’on soit auteur ou lectrice. Ce recueil est de ceux qui sont de cet ordre : surprenant, déroutant et exigeant. Exigeant en ouverture d’esprit, en capacité à se laisser envoyer dans d’autres sphères mentales et d’autres strates de l’esprit humain, de la société, bref, il faut être prêt à décoller.

Ici donc de courts textes difficiles à qualifier – ça, c’est déjà un truc qui me plaît – un recueil qui d’une phrase – mais parfois la phrase est longue à faire un chapitre- glisse vers des textes plus longs sans pour autant s’étaler trop, certains laissant le lecteur finir ou poursuivre l’histoire mentalement, pour autant qu’il y ait ce qu’on appelle une « histoire » car ce sont là plutôt des distorsions, des fables farfelues, étranges, drôlatiques, des dérapages pas trop bien contrôlés de la réalité, des digressions à partir de rien ou de pas grand chose, des divagations…et on va de surprise en surprise, sans trop savoir où on nous emmène ( souvent nulle part, il y a un côté farces et attrapes, je trouve ). Attention POURTANT, il y a de vrais sujets, comme le couple, l’amour – un coup de foudre –

« Elle a déboulé de nulle part sur son étrange monture couleur isabelle.

Je venais juste d’ouvrir ma porte dans l’idée d’aller faire un tour jusqu’à ma boîte aux lettres, lorsque je l’ai vue passer en danseuse le portillon avec ses grosses sacoches qui ballotaient comme des huîtres sur le porte-bagages, slalomer entre les nids de poule du chemin puis exécuter une courbe gracieuse en passant sous les rosiers avant de venir se poser à mes pieds, toute frémissante et dégoulinante de perles transparentes. Trois étincelles de pluie ont sauté de son visage pour venir vaciller sur mes joues. « 

les relations humaines, le travail, la nostalgie, la solitude, les obsessions et surtout il y est souvent question des livres, de la littérature et de l’écriture – qui intègrent tous les sujets précédents –

« Tu ne sais pas ce qui t’a pris d’entrer aujourd’hui dans cette librairie, « Jamais, plus jamais les pieds dans une librairie !' », t’étais-tu exclamé en crachant par terre le jour où tu avais décidé que, quoi qu’il arrive, jamais plus tu ne toucherais à un seul livre et ne succomberais à cette tentation qui avait fait de toi, au fil du temps, un enragé de la lecture, et, pour dire les choses clairement, c’est-à-dire en pesant les mots, un vrai malade de la littérature et un vrai drogué des livres. Que s’est-il donc passé dans ta tête? »

Donc un post court pour ce petit bouquin si original, je l’ai lu il y a 3 mois déjà, ne savais comment aborder la façon d’en parler, et voilà, c’est fait comme ça m’est venu, avec quelques extraits qui m’ont fait comme à l’habitude corner les pages. Un des textes fait référence à Richard Brautigan, et indéniablement on croise ici son esprit. 

J’ai aimé ce livre très spécial et je n’oublie pas de le dire, rempli de poésie;  encore merci à La dernière goutte à laquelle je souhaite une longue vie et encore de beaux textes, des textes insolites et beaux à partager.

« Alors OUI ! dans la vie il y a de ces moments inextricablement embrouillés où le bon sens lui-même semble avoir perdu les pédales. Profitant de la moindre faille, la pensée se met en route au quart de tour et rien ne peut plus l’arrêter sur sa belle lancée. Avez-vous déjà essayé d’arrêter une pensée en pleine course ? »