« La Furieuse – Rives et dérives » – Michèle Lesbre, éditions Sabine Wespieser

« Dans mes nuits inquiètes, parfois, surgit l’étang et son beau silence que seules les grenouilles troublaient. C’est toujours l’été. J’ai dix ans et pourtant je suis vieille. J’entends les voix éteintes, je vois les corps disparus. J’ai peur de quitter ce paysage et m’abandonne à son discret battement de cœur. »

Voici un très beau texte de Michèle Lesbre, plutôt court, et pas un roman. Il s’agit là plutôt, partant du souvenir tendre de l’étang chez ses grands -parents Léon et Mathilde, d’une promenade nostalgique et mélancolique. Parlant de Léon:

« Son humour ne m’échappait pas, ni sa pudeur. Il écrivait des poèmes  en douce, petites fugues clandestines, et il entrait dans son jardin comme en son royaume. Depuis ce temps lointain, l’image brumeuse de l’étang n’est autre que celle de ma petite patrie. »

Promenade au fil de rivières d’ici et d’Europe, berges arpentées au fil des voyages, et au fil du temps. Comme l’indique le second titre, « Rives et dérives », ce texte mêle histoire des années passées et perpétuité des rivières. Faits marquants, politiques en particulier, qui font un fracas terrible dans des millions de vies et constance des eaux qui continuent de s’écouler, en charriant des bribes de cette histoire, glanant dans ses tourbillons des déchets, de vieux restes qui se dilueront en descendant vers l’aval. L’eau qui coule n’est pas comme le temps de nos vies, qui passent et finissent. Les rivières, silencieuses, continuent incessamment leur chemin, sortant parfois de leur lit, ou d’autres fois s’y asséchant.

C’est à une promenade dans ces voyages au fil des eaux que l’autrice nous convie, de confidences et réflexions, sur la vie, le monde, sur l’âge aussi. Du Danube à la Loue et la Furieuse, on rencontre les fantômes de l’histoire du XXème siècle, les pires, maîtres des dictatures, et les meilleurs, artistes, peintres, cinéastes et écrivains. Mais ce que j’ai préféré, c’est la fin du livre, avec la Loue et Gustave Courbet, cet esprit libre et vif comme cette rivière. Ornans, la Furieuse, la Loue. Peinte par ce grand homme.

« Toute sa vie, Gustave peindra les paysages de son enfance, leurs mystères, leur force.« 

 Michèle Lesbre nous livre ici un bouquet de souvenirs très mélancoliques qui se retrouvent pourtant éclairés par la présence tendre de ses grands-parents et par ses jours ensoleillés à Ornans, sur les traces de la Furieuse – quel joli nom pour une rivière ! – sur les berges de la Loue. Elle y parle de nombreuses rivière, mais elle dit de la Loire, d’où son originaires ses grands -parents:

L’air de rien, la Loire s’est faufilée dans « La petite trotteuse », pour avaler la montre de mon père retrouvée longtemps après sa mort, et je suis bien obligée d’admettre, même si sur le moment l’idée ne m’est pas venue, qu’elle m’a insidieusement attirée lorsque j’écrivais « Chemins ». J’ai laissé la péniche dériver jusqu’au pont où la narratrice et son chien adoptif accompagnent des mariniers et où, soudain, toute ma famille défile comme à la fin d’un spectacle.[…]Depuis ma naissance, la Loire coule en moi. »

Ci-dessous, « Scène de la Loire » – William Turner ( entre 1826 et 1830)

C’est un livre court et très émouvant, qui parle aussi de l’âge, du temps qui passe et du monde qui change, pas toujours comme on le souhaiterait, hélas, mais il n’y a pas d’aigreur chez cette femme, qui égrène au fil des eaux des lectures, des souvenirs, une vie, des vies et des histoires, petites et dites grandes, avec tendresse et lucidité.

« Je me souviens de « La jetée » de Chris Marker, une ville anéantie par la guerre, ou la catastrophe nucléaire qui arrivera peut-être un jour. Dans ce roman-photo, comme l’avait défini son auteur, l’homme dont on fouille la mémoire retrouve l’image de son enfance, qui le poursuit depuis toujours.

Celle qui ne me quittera jamais est celle de ce petit étang, de son silence, de Léon et Mathilde, que la Furieuse a réveillée en moi. C’est l’origine du monde qui est le mien. »

« Misogynie » – Claire Keegan – éditions Sabine Wespieser, traduit par Jacqueline Odin ( Irlande )

Misogynie-1-760x993Une brève note sur cette nouvelle de Claire Keegan, forcément une brève pour ce texte qui en 64 pages dépeint la genèse, la courte existence et la fin d’un couple. Et sans que ça ne le paraisse, c’est un joli tour de force. Assez navrante histoire, surtout en ce qui concerne Cathal. Car Sabine, elle, saura s’affirmer face à cet homme si convaincu de son importance et de son bon droit d’être supérieur. Avec une idée si réactionnaire des femmes, même celles des tableaux de Vermeer !

« […]  il trouvait les femmes de Vermeer, pour la plupart, oisives: restant assises là, comme si elles attendaient quelqu’un ou quelque chose qui ne viendrait peut-être jamais – ou se contemplant dans un miroir. Même la robuste laitière semblait verser le lait tout à 405px-Vermeer_-_Girl_Asleeploisir, comme si elle n’avait rien d’autre ou de mieux à faire. »

La finesse du récit consiste à montrer Cathal, l’homme du couple après la fin désastreuse de cette histoire . Un Cathal un peu avachi qui regarde de son canapé le mariage de Lady Di et du prince Charles. Cathal, qui n’a que mépris des femmes, et s’est pris une belle claque dont il peine à se remettre, ce qui ne fait en aucun cas varier ses certitudes. Le ton percutant de Sabine m’a réjouie, dans un dialogue épatant où Cathal n’aura pas le dernier mot. 

« -Le soir où tu m’as demandée en mariage, tu as acheté des cerises à Lidl et tu m’as dit qu’elles coûtaient six euros.

-Et alors?

-Tu sais ce qui est au cœur de la misogynie? Dans le fond?

Parce que je suis misogyne, à présent?

-Ça consiste simplement à ne pas donner, avait-elle dit. Que ce soit croire que vous ne devriez pas nous accorder le droit de vote ou ne pas nous donner un coup de main pour la vaisselle – c’est tout crocheté au même wagon. » 

fruit-ge7b58d898_640J’avais beaucoup aimé « À travers les champs bleus », un beau recueil de nouvelles et je n’ai hélas rien lu d’elle depuis, mais j’ai retrouvé l’écriture subtile, l’ironie et le regard perspicace sur les êtres. J’aurais aimé vous mettre les dernières phrases de ce texte qui me remplit d’aise, mais ce serait gâcher le plaisir. Je rajoute seulement que cette nouvelle a été offerte à Sabine Wespieser par Claire Keegan pour les 20 ans de sa belle maison d’édition.

« Sous le ciel des hommes » – Diane Meur – Sabine Wespieser éditeur

« La ville dormait –  non pas de son sommeil nocturne, mais de la trompeuse somnolence de ses dimanches après-midi. Un dimanche de novembre à Landvil vers les trois ou quatre heures, laisser derrière soi les rues du Vieux Quartier pour s’aventurer sur les pentes des diverses collines, de leurs banlieues effilochées sans comment ni pourquoi : une expérience du vide, de l’infini ? Le ciel est bas sans l’être. Dans ces pays de montagnes où même le fond des vallées est déjà en altitude, la couche des nuages, c’est vrai, paraît à portée de main. Mais chacun y connaît aussi les coups de théâtre qui, en moins d’une demie-heure, peuvent déchirer ce voile accroché aux sommets, chacun le sait donc aussi relatif qu’éphémère. »

Diane Meur m’a terriblement impressionnée quand je l’ai lue la première fois avec « Les vivants et les ombres ». Talent confirmé avec « La vie de Mardochée de Lowenfels racontée par lui-même « . Je la retrouve des années plus tard avec ce roman plus court, plus contemporain, tant par son écriture que par son sujet – et encore peut-on discuter de ce qu’est la contemporanéité tant le monde et la société des hommes ont de permanence dans le meilleur et dans le pire – mais bon, c’est ce que je me suis dit en finissant cette lecture. Qui d’ailleurs, comme d’autres actuelles, confirme cette idée que peu de choses changent fondamentalement.

« Mais revenons sur terre – c’est-à -dire ici et maintenant – rouvrons les yeux. Il apparaît alors que cette frénésie innovatrice, ces appels à demain ne recouvrent que l’enfermement farouche dans un seul paradigme: l’ultralibéralisme universel. Comment, il y aurait de la nouveauté qui ne procéderait pas de lui? Les choses pourraient changer dans un sens qu’il n’a pas décrété? Intolérable. Cela ne sera pas. Toute nouveauté empiétant sur son hégémonie sera criminalisée, marginalisée, ridiculisée ou – presque plus désolant encore – récupérée de telle façon qu’elle perde tout ce qu’elle avait de neuf.

L’homme du commun ne tient plus autant à la possession des objets? Fâcheux. Qu’à cela ne tienne, il suffit d’inventer, l’innovation aidant, l' »économie de partage », qui revient à louer à votre semblable, contre espèces sonnantes et trébuchantes, la perceuse ( ou la mobylette, ou le canapé-lit du salon ) que, dans le passé, vous lui auriez prêté pour rien; c’est-à-dire à ramener au sein de la sphère marchande un des rares vestiges de gratuité qui y échappaient encore. »

 

Cette histoire se déroule au Grand Duché d’Éponne. Et pas juste « Éponne », mais il faut bien préciser ce « Grand Duché » anachronique à souhait mais si porteur de tout ce que va mettre en débat un groupe d’amis anticapitalistes lors de l’écriture d’un pamphlet collectif intitulé: »Remonter le courant, critique de la déraison capitaliste ». L’écriture de ce pamphlet, les réunions d’écriture et de débat sont comme un fil qui se déroule et dans lequel se mêlent d’autres vies. Celle d’un grand reporter en fin de course, Jean-Marc Féron, qui va écrire son autobiographie et qui, confronté à son éditeur, Georges Huber, perdra ses moyens. Ce sera une femme – une du groupe anticapitaliste, Sonia – qui viendra l’épauler. Il y aura chez le même homme un migrant, Hossein, qui sera accueilli chez Jean- Marc, sous l’influence de l’éditeur parce que ça donne une aura humaniste. On croisera quelques uns de ces migrants, avec ou sans papier, avec ou sans emploi, mais pour moi, ils sont les plus beaux personnages du livre. Pas parce que c’est dans l’air du temps de rendre romanesques ces gens venus de si loin, dans de si dures conditions, non, mais parce qu’ils sont, dans leur fragilité sociale, les plus forts, les plus déterminés, n’ayant ni le temps ni les moyens de la futilité, occupés à survivre et à franchir les obstacles administratifs de tous ordres.

« -Eh bien, cette notion si discutable de l’être humain surnuméraire trouve une résonance dans ce qui est devenu hélas le grand sujet du débat politique aujourd’hui, celui autour duquel tout tourne, ne serait-ce que tacitement: l’étranger, le « migrant », dont il est désormais tenu comme évident que sa présence, ou la simple éventualité de sa venue, représenterait une menace. Si cette vision rencontre un tel succès, y compris parmi des descendants d’émigrés ou d’exilés, n’est-ce pas parce qu’elle permet de rassurer à bon compte sur une menace autrement plus réelle pesant sur chacun de nous: celle d’être remplacé par la machine, d’être rendu superflu par une technologie à visée essentiellement marchande? Dans un monde qui n’a plus besoin d’eux, beaucoup sont trop heureux de trouver un Autre à qui eux-mêmes puissent dire: Nous n’avons pas besoin de toi. »

Il n’y a pas de personnage totalement détestable je trouve. Diane Meur a choisi la justesse, a refusé l’outrance et propose au fond un roman qui parfois fait sourire – les séances de la rédaction du pamphlet sont de vrais beaux moments de bonheur, pour l’entente, pour l’intelligence sans lourdeur – et parfois plutôt noir et ironique, doucement railleur. On se prend quand même à rêver que notre groupe de réflexion soit écouté si ce n’est entendu…Jérôme et son histoire – improbable est bien le mot juste, à mon avis – avec Sylvie, carriériste aux antipodes des préoccupations du thésard anticapitaliste, Sonia qui « accouche » Jean-Marc de façon remarquable, Diane Meur avec son immense talent romanesque tisse les liens intellectuels, sentimentaux, humains, tisse et brode les vies; c’est remarquable, comme ce que j’ai lu d’elle auparavant. C’est l’intelligence faite reine et on prend un immense plaisir parce qu’on comprend tout, y compris ce qui est sous-entendu. Ghoûn amoureux de Semira, Hossein sont les plus émouvants, si soucieux de bien faire, de bien « être », si étranges dans le Grand Duché d’Éponne…Il y a Fabio qui aime apprendre avec Semira, il y a Jean-Marc qui plonge éperdument dans son enfance, y retrouve son frère Thomas.

« Une même chose faite par lui et par Thomas, il le sait, revêt une valeur entièrement différente, comme une toux de Thomas pendant la messe n’est pas celle d’un enrhumé lambda. Elle offense, elle déconsidère: on se retient, quand on est bien élevé. Tout ce qui vient de Thomas est frappé du sceau du mal. Jean-Marc serait incapable d’expliquer pourquoi, il est trop petit, mais c’est une évidence. Une évidence dont on ne parle pas, dont il serait malvenu de parler, il le sait bien aussi. »

Mais les autres, même Sylvie qui est finalement comme une mouche prise dans un piège plus fort qu’elle, tous avec leurs faiblesses et leurs caractères sont intéressants. Les interactions révèlent autant les affinités que les distances, cachées le plus souvent. Et révèlent surtout l’effroyable machine à broyer pour le profit, si bien démasquée par notre beau groupe de chercheurs.

Il y a encore beaucoup de choses dans ce roman, sur les liens du couple, sur l’enfance, sur le travail, sur l’amitié, sur la connivence et sur l’exil…Voici un livre brillant, jamais désespérant, extrêmement intelligent, parfois teinté d’humour et de beaucoup de tendresse, par une grande voix de la littérature européenne, je vous en conseille la lecture, comme celle des autres romans de Diane Meur, chez Sabine Wespieser : Coup de cœur !

Fin avec ce petit extrait et le texte écrit par Stan ( personnage que j’aime beaucoup ) :

« Une dame effleure des yeux l’énergumène et se décale sur la banquette. Il se plante au bord du quai, crie « Conso-mmez ! », d’une voix qui met en fuite un couple de corbeaux. Que mijote-t-il. Rien de grave. Il tient seulement son premier couplet.

« On vous aime on vous choie

Vous êtes tous nos petits rois

On fait baisser les prix

Pour grossir vos caddies

On vous sert à genoux

On a besoin de vous

Tant que vous

Conso-mmez, conso-mmez ma-lin

Profitez de la promo demandez pas d’où ça vient. »

La rame s’avance, les portes s’ouvrent, il saute à l’intérieur juste avant le départ. Sur la place Lavater redevenue déserte, les deux corbeaux picorent maintenant des chips au fond d’un emballage. mais on pourrait presque dire qu’il s’est passé quelque chose; qu’en ce 25 décembre dans le grand-duché d’Éponne, une vague a plissé les eaux étales de l’ennui. »