» Ce que vivent les roses
L’an dernier, j’ai consacré beaucoup de temps à un projet de roman. Sur le moment, pas mal de scènes me semblaient prometteuses. Mais une fois passée la décharge de caféine, après deux ou trois pages, tout se dissipait comme on perd une trace dans la neige. J’avais beau reprendre, ça filait entre mes doigts. »
Voici un bon petit livre des éditons Zoé, que je m’apprête à chroniquer. J’ai vraiment bien aimé cette histoire d’amour sans suite, contrariée par des codes, mal vécue par un jeune homme de quinze ans. Devenu adulte et écrivain, il peine à trouver une trame pour sa prochaine production et va donc se décider à parler de son amour d’adolescent, Rosalba.
« Une grande partie de ma pensée était alors esclave de Rosalba.
Obsédante et affairée, triomphale et prosaïque, elle ne semblait pourtant pas être consciente de ses pouvoirs.
Je mêlais toutes sortes d’images à ce prénom rare qui la désignait comme le fleuron de notre communauté. J’en tournais et retournais chaque syllabe dans ma bouche comme une friandise. »
Le livre est court, cette chronique aussi. L’auteur, notre écrivain surnommé le Chinois dans son adolescence, va se remémorer son amour de jeunesse et l’intrigue qui y est rattachée comme sujet de son prochain livre, parce qu’il rame pour trouver quoi écrire. L’intrigue est celle liée à cette époque, à la disparition de Rosalba, l’élue de son jeune cœur, et à l’échec des gendarmes pour la retrouver.
« Personne n’avait la moindre idée de ce qui était arrivé, la gendarmerie diffusait un appel à témoins. Toutes sortes de rumeurs circulaient. S’y ajoutait que son beau-père, le patron, n’apparaissait plus à la casse depuis longtemps. Cela restait vague et incertain, la famille se refusait à tout commentaire, voulait étouffer les bruits. Il n’y avait selon elle rien à signaler. »
Il ne veut pas écrire un polar pourtant. Alors que moi, lisant ce texte, j’y ai bien vu ça, plus une histoire d’amour contrariée, plus la difficulté que peut rencontrer un auteur pour tenir un sujet, plus le portrait d’une communauté avec cette famille, celle de Rosalba qui vit dans une casse, et ceux du dehors, comprenant l’auteur à 15 ans. C’est donc un texte riche en points de vue, en façon d’aborder une histoire, sous tous ses angles.
« Les histoires forment des espèces de mosaïques qu’on peut contempler sous plusieurs angles. Une lumière inégale, les reflets et les ombres s’en mêlent, y découpent tant de motifs. »
C’est la quête de sujet d’un auteur qui se met lui-même en scène. Intéressant donc pour la construction, pour l’autodérision, pour l’imagination qui travaille sur les chapeaux de roues dans la tête du narrateur, décalé depuis ses 15 ans. Ce n’est pas non plus un texte sans surprises car le monde tel qu’il est contre le monde tel que le narrateur le pense, le conçoit, le fantasme, en est une belle et riche source. La déception que le Chinois en ressent quand la réalité l’aborde est d’autant plus importante et les sujets traités, nombreux, dans la vie de ce jeune homme dont la vie semble faite d’une suite de déceptions, désillusions, chagrins et colères. Ainsi parle-t-il de l’université:
« Étaient-ce les longues falaises des immeubles, si parfaitement taillées? Ou la raide façade du langage? Là où chacun avait en bouche égalité, fraternité, démocratie, j’avais surtout observé passe-droits et privilèges. Certes, on savait mettre les formes. Insidieux, le racisme d’autrefois avait migré vers l’estimation des intelligences, l’évaluation des biens. »
L’amour contrarié, qui à l’adolescence prend toujours des airs tragiques, une communauté étrange et un peu inquiétante qui vit dans cette casse. Beau décor pour un polar – je ne démords pas du fait qu’il y a de ça dans cette histoire et que ça l’enrichit considérablement- , le Chinois m’a touchée, agacée et amusée aussi. C’est court, mais riche ( je ne vous ai pas dit grand chose ici, en fait…par exemple pourquoi on ‘appelle le Chinois…) et intelligent.
Petit livre bien fichu, bien écrit, un sympathique moment de lecture. Avec une dernière phrase magnifique:
« Avant même que la porte ne se ferme, j’ai entendu mon cœur claquer. »