« D’allumettes et d’écailles » – Berta Marsé – Christian Bourgois éditeur, traduit par Jean-Marie Saint-Lu ( Espagne )

D'allumettes et d'écailles par MarséI -« YÉSI OU DÉSI

a) Choisir un décor et b) situer le ou les protagonistes dans une scène du quotidien, et, sans plus attendre, c), lever le rideau.

J’ai dû relire l’énoncé plusieurs fois pour le comprendre. Il faut dire que je ne suis pas au mieux de ma forme, que mon traitement m’abrutit un peu et que ça fait trop longtemps que je n’ai pas mis mon cerveau à l’épreuve, que je ne lis pas, que je ne fais pas de mots croisés, que je ne pense pas. Et j’ajoute que si je me suis inscrite à l’atelier d’écriture créative, c’est uniquement parce que c’est ce qu’on attendait de moi. »

Le début de ce livre original, tant par le propos que par l’écriture, temporellement se situe à la presque fin de l’histoire. Dési nous parle depuis une prison pour femmes/ filles.

C’est une histoire terrible que nous livre cette autrice espagnole, qui a auparavant publié un recueil de nouvelles. J’ai là rencontré un texte plein de caractère – dans lequel on peut retrouver la manière du cinéma espagnol aussi, je trouve, dans la manière de « traiter » les personnages  – .

Article court, parce que ce serait enlever tout ce qui fait l’intérêt du livre de raconter quoi que ce soit de plus profond que les faits.

IMG_4134Dési (Désirée) et Yési (Jessica qui a préféré le Y) ont le même âge, leurs parents sont proches et vivent dans le même quartier de Barcelone, la mère de Dési tient une mercerie. Les deux filles ont fréquenté la même école. Yési est brillante quand Dési ne dépasse pas la norme et il y a une sorte de rivalité muette entre elles. Yési est musicienne, lit beaucoup, est bonne en tout, est donc souvent agaçante en tout. Voici un extrait assez long, mais qui est au cœur du sujet. La jalousie.

« À moi aussi Yési me faisait un peu envie, mais je serrais les dents et me contentais de la saluer d’un coup de menton, sans montrer (au grand jamais ) d’intérêt pour rien de ce qu’elle pouvait faire ou dire. Chaque fois que Yési voulait me communiquer quelque chose, je le savais déjà, parce que ma mère me l’avait dit.

Savais-je qu’elle avait été choisie pour une publicité de? Je le savais. Savais-je qu’elle participait aux championnats de? Je le savais. Savais-je que? Je le savais.

Je savais tout, et elle n’avait rien à dire.

Voilà comment je me défendais, voilà comment je la punissais. Injuste? Nul ne le sait mieux que moi, parce que si ce n’était pas de sa faute si Yési Lugano était aussi parfaite, ce n’était pas la mienne non plus. Le moment était venu de mettre à l’épreuve le très fameux instinct d’adaptation et, ce qui était le plus difficile, de s’y fier. Et le mien me recommandait de feindre une indifférence obstinée. »

On ne peut pas dire n’est-ce pas qu’elles soient vraiment amies, mais camarades peut-être…Yési âgée de 15 ans est enlevée après un concert et réapparaitra 5 ans plus tard, ravagée. Dési sera sollicitée pour expliquer ce qui est arrivé à Yési, mais… Rien ne sortira de mon clavier pour dire quoi que ce soit. Juste ça:

« Et pourtant jamais nous ne fûmes amies pour de vrai. Si solides et abondantes que soient les raisons qui disaient le contraire, moi, secrètement, j’en avais la certitude unique, absolue, indiscutable.

Jamais nous ne fûmes comme les deux doigts de la main. Doigt et écharde, à la rigueur… »

Je pense qu’il est impossible de raconter l’histoire sans rompre la tension qui fait la force du livre, qui se lit comme un polar. On va en prison, on observe des femmes et des jeunes filles, souvent en atelier d’écriture, et dans des confrontations qui s’arrêtent en limite. On est sur le fil jusqu’à la fin; fin qu’on peut avoir envisagée, mais pas vraiment, pas comme elle nous est livrée. Ecriture remarquable tant pour la vie du quartier de Barcelone où vivent les deux familles que pour les souvenirs des deux jeunes filles, racontés par bribes par Dési. La construction non linéaire est un jeu habile pour semer le trouble. La réapparition soudaine de Yési sera sans plus d’explication que sa disparition, jusqu’à la fin, remarquable et glaçante. Au final, voici un livre très addictif, sous tension, très très noir et passionnant.

Dési aime Amy Winehouse et pleure sa mort.

« La nuit féroce » – Ricardo Menéndez Salmón – éditions do, traduit par Jean-Marie Saint-Lu

« Portique.

En se réveillant, Labeche sent la chaleur des animaux qui imprègne sa peau comme un parfum antique. Dans les yeux profonds et doux des vaches les mouches dansent leur rituel secret. Le temps, dissous dans ce regard qui observe négligemment le cours du monde, semble avoir acquis la paresse du miel. La paix est un peu plus qu’un simple mot: la paix peut se respirer.

Un rayon de soleil tombe à l’aplomb sur la poitrine de Labeche, comme un javelot de pure lumière, et ouvre un cercle de bonheur, une monnaie d’or, presque, sur sa peau émaciée. Il y a au-dehors une rumeur d’eau, comme si une rivière léchait les pieds de l’étable. Et plus loin encore, au caprice du vent, on devine un chœur de rires. »

Un petit bijou que ce court texte. Une nouvelle plus qu un roman, mais si aboutie qu’elle atteint la perfection. Comme c’est extrêmement court ( 130 pages très aérées ), cet article sera très court lui aussi.

« — Aux mains d’un homme on connaît son âme, philosophe le maître de maison en coupant le pain.

— Aux mains d’un homme on peut connaître son travail.
L’âme, jusqu’à aujourd’hui, personne ne l’a vue.
Homero soutient le regard du maître de maison. Ses mots — sa réplique — vibrent dans l’air comme des notes de cithare. Et la note, comme par enchantement, tarde à
se briser. »

Le récit se situe dans les années 30 en Espagne, dans le village imaginaire de La Promenadia, dans les Asturies. Le personnage principal est Homero, maître d’école, surnommé le pique-au-pot, car s’il a un salaire, il est nourri par les habitants, à tour de rôle. Homero, un homme hanté par son passé. Un meurtre, deux « vagabonds » et la noirceur humaine se met en route avec à sa tête un prêtre qui entraîne sa meute.

« De tous les plaisirs que connaît l’homme, aucun n’est plus grand que celui de causer de la douleur. La contemplation de la beauté ou la transe de l’amour physique ne peuvent se comparer avec la jouissance de briser un os.
Et le fait que les philosophes n’aient pas encore trouvé de raison convaincante décisive, irréfutable, pour justifier cette caractéristique de la nature humaine, est un des plus profonds mystères qui soient. »

Plutôt qu’en écrire plus, et en ces temps difficiles pour les maisons d’éditions indépendantes, et exigeantes comme celle-ci, je vous invite à vous promener sur le site. Visitez, explorez et laissez-vous tenter. Mais celui-ci, ne passez pas à côté.

Ce genre de texte, c’est une sorte de miracle tant c’est parfait dans la forme, dans l’écriture, et bien sûr le propos ne peut échapper dans toute sa noirceur, sa profondeur et sa poésie.

 » Parce que c’est du mal qu’il s’agit, voilà de quoi il s’agit. Parce que ce qui se résout ici cette nuit, ce n’est pas si la grâce, la rédemption ou le châtiment existent ou non, mais s’il y a une justification pour ce que nous faisons, pour ce que nous pensons, pour cette vie qui nous est échue . »

Si on ajoute à ça la beauté de l’objet lui-même, avec ces dessins si expressifs, on a là un ouvrage à lire et faire lire largement et absolument.

« Dans les petits villages l’enfer est toujours grand. »

Du très grand art.

« Truman » de Cesc Gay – Sortez vos mouchoirs !

Hier avec mon mari et mon amie Chantal, nous sommes allés voir « Truman », film espagnol qui a reçu de nombreux prix ( cinq Goyas : meilleur film, meilleur scénario, meilleur acteur, meilleur acteur second rôle, meilleur réalisateur ) .

Après avoir entendu beaucoup d’avis positifs, celui de JML a fini de me convaincre et comme le film était à l’affiche ici juste pour 4 séances, je me suis empressée d’y aller. Le moins qu’on puisse dire c’est que je ne regrette pas, puisque j’ai retrouvé dans cette histoire des thèmes qui me touchent toujours profondément. Le premier étant la mort d’un proche, l’appréhension de la mort ( non pas appréhender au sens de redouter mais au sens d’aborder ). Et puis l’amitié, l’amour que nous portons aux êtres qui nous entourent, comment nous disons cette affection sans bornes et sans conditions, comment nous disons à ceux qui nous sont chers à quel point nous les aimons. Alors autant le dire tout de suite, j’ai eu les yeux humides du début à la fin et pourtant souvent le sourire aussi.

Tomas quitte le Canada où il vit et travaille après y avoir étudié, pour se rendre à Madrid où son premier ami, meilleur ami, est atteint d’un mal incurable. Quatre jours. Il s’est donné 4 jours pour cette visite et pour ces adieux car Julian va mourir. Julian a un bon vieux gros chien, Truman, son ami, son compagnon de tous les jours. Et Julian cherche à qui confier son chien après sa mort, c’est pour lui  la plus grande chose à régler avant de s’en aller. Truman cristallise absolument tout ce que ressent Julian, il est le médiateur entre lui et ses proches humains, entre lui et la vie, entre lui et sa mort.

Si le film est émouvant, il n’en est pas moins drôle et même parfois très drôle. Les deux amis ont de l’esprit, de la répartie, les dialogues sont sobres, justes et excellents et font mouche. J’ai été émue parce que j’ai retrouvé des bribes d’expérience personnelle, comme les gens qui fuient le malade parce qu’ils ne savent que lui dire, la gêne du bien portant. Il y a les trahisons, les abandons, les attitudes ridicules, mais il y a aussi les scènes débordantes d’amour avec une justesse qui relève de l’exploit. Il faut dire qu’il y a  deux acteurs absolument exceptionnels. Ricardo Darín, fabuleux, éblouissant, qui donne vie à un Julian parfois tête à claques mais qu’on a sans cesse envie de serrer dans nos bras, et face à lui Javier Cámara, sobre, avec sur le visage cette expression toujours entre le sourire et les pleurs et qui incarne on ne peut mieux la fiabilité de l’ami de toujours. Certaines scènes sont dérangeantes tant elles nous mettent face à la place de la mort dans notre société, la façon que nous avons de tenter de tenir toujours à distance cet élément fondamental et inéluctable. Julian fait montre d’un courage admirable, s’absorbant à préparer l’avenir de son bon Truman et à rassurer ceux qu’il veut quitter dans la dignité. Tomas tout en retenue accompagne son ami avec une tendresse qu’on envie. Et puis il y a Paula, qui incarne le refus, le chagrin, la peur de la perte, la négation…Magnifique quatuor, Julian, Tomas, Paula et Truman.

Personnellement ça m’a touchée car vous qui me connaissez bien savez la valeur que je donne à l’amitié. Nous souhaitons tous avoir un Tomas dans notre vie. Et un Truman sans doute.

En résumé un très très beau film, bouleversant sans être geignard, drôle et spirituel, des acteurs fantastiques, belle bande- son et belle image. Mais surtout un thème grave abordé avec subtilité, humour et tendresse. J’ai beaucoup aimé ce film et vous le conseille, vraiment.

Voyage en Espagne.

Mes musiques chaudes pour ce jour de neige et de froid

Un très grand guitariste, Paco de Lucia, interprétant « Danza » de Manuel de Falla

Un des plus grands réalisateurs européens , des actrices au sommet de leur art, Luz Casal et sa voix bouleversante :  » Talons aiguilles » de Pedro Almodovar

Et les premières phrases de « Don Quichotte » de Cervantès, histoire de vous donner envie de le relire

andalusia-76927_150« Dans un village de la Manche , dont je ne me soucie guère de me rappeler le nom , vivait, il n’y a pas longtemps, un de ces gentilshommes qui ont une vieille lance, une rondache rouillée , un cheval maigre , et un lévrier. Un bouilli, plus souvent de vache que de mouton, une vinaigrette le soir, des œufs frits le samedi , le vendredi des lentilles , et quelques pigeonneaux de surplus le dimanche, emportaient les trois quarts de son revenu. Le reste payait sa casaque de drap fin, ses chausses de velours avec les mules pareilles pour les jours de fête, et l’habit de gros drap pour les jours ouvriers. Sa maison était composée d’une gouvernante de plus de quarante ans , d’une nièce qui n’en avait pas vingt, et d’un valet qui faisait le service de la maison, de l’écurie, travaillait aux champs et taillait la vigne. L’âge de notre gentilhomme approchait de cinquante ans. Il était vigoureux, robuste, d’un corps sec, d’un visage maigre, très matinal, et grand chasseur. L’on prétend qu’il avait le surnom de Quixada ou Quésada. Les auteurs varient sur ce point. Ce qui parait le plus vraisemblable, c’est qu’il s’appelait Quixana. Peu importe , pourvu que nous soyons certains des faits. »

Et un lien vers un très joli blog

http://emmila.canalblog.com/

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La grandeur de l’ Espagne ? Dans la culture…

 

 

 

 

Deux livres, deux voyages et du bonheur.

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« Rue des voleurs » de Mathias Enard – Actes Sud

Voici un roman qui empoigne son lecteur dès la première page, et ne le lâche plus. Que dire, sinon que Mathias Enard, qui sait surprendre à chacun de ses livres, nous offre ici un roman d’apprentissage poignant,  plein d’une vie intense.

L’écriture est charnelle, au plus près des sensations et des sentiments de ce si touchant personnage qu’est Lakhdar. Jeune homme d’à peine 20 ans, bousculé par un monde en effervescence, coincé entre tradition et modernité, souvent naïf, toujours sincère, on le suivra de Tanger à Barcelone, sur son chemin chaotique où la littérature l’accompagnera et l’aidera à avancer.

De nombreux sujets d’une actualité brûlante sont abordés dans ce livre, un roman qui permet d’aborder notre société sous un autre angle que l’angle journalistique ; mais  la question est : comment avoir 20 ans dans un monde au bord de l’explosion, comment aimer, espérer, avoir des aspirations autres que matérielles, comment vivre ?

Ce livre n’est pas à la bibliothèque, mais ce sera un achat certain au printemps. Si vous ne pouvez pas attendre, allez-y ! Tout bon libraire l’aura !

Quant au second :

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« Dernières nouvelles du Sud » de Luis Sepùlveda et Daniel Mordzinski ( photographe ) – traduit de l’espagnol par Bertille Hausberg – éditions Métailié

Il s’agit de ce qu’on pourrait appeler des récits de voyage ? Non, pas tout à fait…Un adieu à un monde en voie de disparition ? Un peu…Un texte d’amour pour une région du monde que le pouvoir de l’argent mène à sa mort ? On voudrait tant que ce ne soit pas le cas ! Que la Patagonie continue à nous faire rêver…

Alors, bien sûr, l’écriture, le ton, la voix de Sepùlveda, reconnaissable à son sourire en coin, ironique ou triste, d’ailleurs. Des photos en noir et blanc de son « socio » ( ami, camarade ) comme des testaments. Et puis, et puis ces rencontres dont on ne sait jamais trop si elles sont totalement authentiques ou si la malice de l’auteur en a rajouté un peu, comme ce petit homme qui marche dans la steppe patagonne et qui dit qu’il cherche un violon…Ou la vieille dame qui en caressant une brindille de bois mort en fait éclore une fleur…Les mécanos cheminots, les gauchos, le lutin au bonnet rouge…Merveilleuse galerie de portraits.. Comme on a les photos, on y croit ! On veut y croire totalement !.Parfois Kafka fait son entrée, quand Sepùlveda veut savoir, à Buenos Aires, où prendre un billet de train pour la Patagonie …

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Ce livre décrit des gens qu’on a spolié de leurs terres, de leur vie, de leur travail, et qui pourtant s’accrochent et restent vaille que vaille. Mais jusqu’à quand ?

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Encore un livre qui n’est pas à la bibliothèque , mais que je vous conseille si vous aimez sentir le vent sur les immensités désertes en tournant les pages, si les mots « Patagonie », « gaucho », vous font rêver, mais un livre où gronde une révolte triste et un peu désespérée…à la manière de Sepùlveda.

Ecoutez-le

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Ceci est une parenthèse :

cet article devrait faire plaisir à ceux qui pensent que les bibliothèques nuisent aux ventes des livres ! Quelle sottise ! C’est bien tout le contraire ! Petit format, et même grand , une bibliothèque ne pourra jamais tout proposer ! Pour un auteur qu’on va faire découvrir par un ou deux livres, le lecteur, s’il a aimé, ira acheter les autres ! Et on l’a vu souvent.

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