« Ce qui nous arrive » – Editions Inculte – collectif : Camille Ammoun, Michaël Ferrier, Makenzy Orcel, Ersi Sotiropoulos, Fawzi Zebian. Préface de Charif Majdalani

Ce qui nous arrive - 1Ce recueil formidable et très émouvant est issu d’un projet plusieurs fois retardé, qui devait initialement se faire à Beyrouth en 2019, mais la crise financière libanaise l’a empêché; puis le COVID -19 fait son apparition, une vague, puis une autre, mais tenace; l’association, après une autre crise, celle de l’énergie à Beyrouth, a maintenu le projet en faisant celui-ci à distance, demandant aux cinq auteurs choisis d’écrire un texte, sur un sujet que sans l’ombre d’un doute ils maîtrisent tous parfaitement.

J’ai commencé un premier article que je viens d’effacer. Il aurait été long – trop . Le projet  est de mettre en une œuvre 5 textes dont le lien est la catastrophe. Le premier écrit par Michaël Ferrier, parle de Fukushima, qui a cumulé catastrophe naturelle et industrielle. Ce premier texte m’a bouleversée. C’est « L’insurrection des molécules »  qui frappe fort au cœur et à la raison.

« Oshima, Murakami, Yoshikawa: pour ces trois personnes, le 11 mars 2011 a changé leur vie, de manière décisive et irréversible. De ce désastre, chacune a tiré une leçon différente.

Apprendre à regarder humblement vers le bas et ouvrir sa vie à la poésie des petites choses (Oshima), se tourner vers les aspects spirituels de nos existences et savoir relever la tête ( Murakami ), faire attention et prendre soin de chaque parcelle de notre monde (Yoshikawa ). Eux qui avainet appris à l’école le fameux « principe Okashimo », celui qu’on applique lors des catastrophes naturelles:

O= Osanai (ne pas pousser)

KA= Kakenai (ne pas courir )

SHI= Shaberanai (ne pas parler)

MO= Modoranai ( ne pas faire demi-tour)

Ils ont commencé à penser tout autrement, selon des préceptes qui ne s’opposent pas forcément au « principe Okashimo », mais le contredisent ou le complètent de manière insoumise, insolente. »

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La conclusion est si belle:

« Les êtres humains sont des molécules, eux aussi, en mouvement et savent, quand il faut le déclencher, déclencher des insurrections, dans les rues comme dans les esprits. C’est peut-être ce qui nous donne, dans la dévastation en cours, quelques minces raisons d’espérer dans notre monde de plus en plus catastrophé: la puissance de leurs mots, la force de leurs convictions. »

Le second texte, « Silo » de Camille Ammoun raconte l’explosion dans le port de Beyrouth d’un cargo, le Rhosus, abandonné là avec sa cargaison de nitrate d’ammonium. Il donne voix à ce silo flottant, qui après des chemins de mer compliqués est laissé là, à Beyrouth, alors qu’il se destinait au Mozambique. Camille Ammoun avec son « Silo « , parle avec la voix du cargo. En 2018, le Rhosus coule dans le port de Beyrouth. L’autrice retrace la somme innombrable de catastrophes qui agitent le Liban et Beyrouth en particulier, retrace aussi l’impensable histoire du Rhosus, pour nous amener à l’explosion du hangar 12, où les 2750 tonnes de nitrate d’ammonium ont été stockés en 2014. Ce texte lui aussi est remarquable en tous points.

« Ce qui arrive le 4 août 2020 c’est ce qui fut tant redouté, prévu, et écrit dans divers rapports et courriers officiels royalement ignorés par tous ceux qui les ont reçus, même ceux d’entre eux qui les ont lus.À 18h07 la cargaison du Rhosus explose détruisant ou dévastant la moitié de la ville, tuant plus de 200 personnes, en blessant plus de 7000 et déplaçant plus de 300 000 habitants de Beyrouth. Il y eut deux explosions séparées d’une trentaine de secondes, c’est vrai, mais moi, c’est de la deuxième dont je vous parle ici, de l’immense, de l’abominable. Je l’ai ressentie comme une vague. »

Le troisième texte est celui de Ersi Sotiropoulos, qui nous donne son regard acerbe sur la catastrophique crise économique que vécut la Grèce à partir de 2008, « La fin du monde ». greece-664782_640

Assez court, il dépeint une misère et un fatalisme terriblement triste, car à la misère des Grecs s’ajoute celle des migrants qui échouent dans ce pays duquel le reste de l’Europe détourne le regard. Le ton est plein d’ironie amère, les personnages sont vulnérables, la hiérarchie a dégringolé les étages de la société défaite. M, une femme, va voir un comptable, armée d’un dossier. Son chemin est semé de miséreux, et elle repartira quelques moments plus tard, après sa rencontre avec le comptable, son dossier sous le bras. Rien n’a changé ni ne changera, en mieux en tous cas. Percutant, amer, et parfois drôle, ce texte dit tout sans vraiment énoncer, les descriptions des êtres, les dialogues et les lieux dépeignent bien l’état non seulement des lieux, mais des gens. Terrible, acerbe. Quelques phrases très longues, on y parle aussi de l’amour, même lui est à la peine…Et la fin

« Mais si c’était lui? Lui qui la caressait? L’idée lui traversa l’esprit et elle s’est figée à cette pensée. Non, non, pas lui. Lui , il ne pouvait pas caresser, il agiterait frénétiquement ses bras comme une toupie, a-t-elle songé en éclatant d’un rire hystérique.

Une femme devant un magasin s’arrêta de mâcher, son demi-petit pain dans la bouche, pour la contempler, sidérée. Et au même instant, lui, lui, le mendiant sans bras passa sur un chariot de fortune, poussé par un garçon en pantoufles de femme. Maintenant il va tourner la tête et me regarder avec ses yeux de braise, pensa-t-elle. il ne se retourna pas pour la regarder, et elle observa le chariot jusqu’à ce qu’il disparaisse dans la lumière verte-dorée. »

Dans « Ma grand-mère, une rose blanche et moi », par Fawzi Zebian c’est à nouveau l’explosion de l’entrepôt où dormait – mais pas du tout en fait – le nitrate d’ammonium du Rhosus, c’est cette explosion et sa suite immédiate qui est décrite par un corps éparpillé . Le narrateur raconte sa grand-mère, et raconte l’amour qui l’a saisi il y a peu. Il n’est pas mort, il pense, il parle, il se dépêche de vivre ce qu’il ne vivra pas.  Bouleversant, teinté d’ironie, plein de poésie, encore une fois, la catastrophe envisagée sous l’angle d’une vie ordinaire. Magnifique et empli d’amour, teinté d’amertume, l’angle d’approche choisi est remarquable par son inventivité, le point de vue choisi.

« En réalité, je ne suis pas certain que l’ensemble des morceaux disséminés aux quatre coins soient encore moi. Je ne suis pas certain que chaque lambeau, pris séparément, soit moi. Tout cela est extrêmement confus. Suis-je mon œil. Suis-je ces loyaux empilés au pied du pilier en feu? Je n’en sais rien. Peut-être suis-je ce fragment de crâne dont s’échappe une volute de fumée? Suis-je tous ceux-là? Je n’en sais rien.

Mon esprit est sens dessus dessous. Le malheureux vient d’assister à des choses qui ne l’avaient jamais traversé. Pauvre de moi, pauvre esprit et pauvre endroit. » rose blanche

Enfin, le livre est bouclé par Makenzy Orcel, haïtien, qui raconte l’époque Bébé Doc, la dynastie Duvalier au second degré, après son père Papa Doc, désigné président à vie en 1971, âgé de 19 ans. L’auteur l’appelle Le jeune Chacal, qui alors que des voix rebelles montent, va entrer dans un état paranoïaque aigu. Alors qu’on lui conseille de se marier:

« […] le plus redoutable d’entre eux conseillait au jeune dirigeant de prendre une femme, se marier, organiser une grande fête, inviter tous les chefs d’État de la Caraïbe, d’Amérique du Nord et de l’Europe […] le jeune Chacal approuva cette idée sans hésiter, il en était même ravi, mais pas une femme du peuple, s’écria-t-il, je veux la plus classe, la plus belle, la plus intelligente, la meilleure…il en eut une pour le prix de dix.

le scandale avala d’une traite le budget national. un mariage de taille modeste. à taille humaine. pendant un mois la République dansait. mangeait ventre déboutonné. une fête en première page des journaux nationaux et internationaux. une histoire d’amour sans souffle, et à couper le souffle, digne d’un grand film romantique hollywoodien. le bruit  courait que le monstre américain était prêt à payer très cher pour acquérir les droits de l’idylle présidentielle… »

Le couple

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Ce texte qui relate les atrocités de cette dictature, se termine avec l’auteur qui découvre que son père lui a laissé une sœur à Paris, son père écrivain, et cette histoire, la plus longue du recueil, où la politique est au cœur de la catastrophe si ancrée, si figée sur Haïti, clôt un livre vraiment remarquable par le sujet, les écritures toutes de très haut niveau, la poésie et le trouble qui s’en dégagent. Car c’est terriblement troublant à lire, maintenant, devant l’état du monde. Catastrophique.

Une lecture enrichissante, belle et bouleversante. Un coup de cœur sur les 5 textes . Sans exception. Et un grand bravo aux éditions Inculte pour cette publication.

« Seyvoz » – Maylis de Kerangal et Joy Sorman, éditions Inculte

couv-seyvoz-BNF« Jour 1

Il pense au lac de soufre du Kawah Ijen. Il se souvient de la jeep devant l’hôtel à deux heures du matin, l’air glacé de la nuit asiate, le trajet chaotique jusqu’au pied du volcan, le café dans les timbales en fer-blanc autour du brasero, les voix fines des guides javanais, puis l’ascension, la température qui se réchauffe à mesure que le soleil se lève, els premières silhouettes qui descendent de la montagne sur les entiers étroits, ployant sous le poids des de soufre maintenus dans des sacs à dos de fortune, l’odeur piquante et âcre des émanations de gaz, et enfin, donc, apparu au terme d’une nuit de marche, ce lac brûlant, toxique, dans lequel il ne fallait surtout pas tomber sous peine d’être dissous comme dans un bain d’acide. »

Mais il s’agit là du lac de Seyvoz que regarde Tomi Motz. Il attend quelqu’un qui ne viendra pas. Un certain Brissogne. Voici un petit livre très bien construit, avec un pan un peu étrange, celui dans lequel se promène, inquiet, Tomi Motz et un pan plus « concret » qui raconte comment un village de montagne a été englouti pour réaliser ce barrage de Seyvoz.

reservoir-ged1ae759f_640« Sur une petite aire de dégagement, il s’arrête face à cette muraille qui sectionne le paysage, immense coupe de béton, vertigineuse, elle l’impressionne encore, suscitant toujours le même émerveillement et le même effroi – cette émotion mêlée qu’on éprouve face au gigantesque, au monumental, ce qu’il a de déraisonnable. Il pense au mur de Games of Thrones.[…]Le mur qui se dresse maintenant devant Tomi lui inspire ce même sentiment d’invulnérabilité et cette même folie – Seyvoz, un mur de fiction qui retient un lac d’artifice. »

 L’un en noir, l’autre en bleu – je ne sais pas si les autrices ont participé chacune aux deux parties, car, il faut le dire, la fluidité est parfaite et les quatre mains se sont admirablement entendues. J’aimerais bien savoir comment elles s’y sont prises.

Au-delà de l’histoire elle-même, c’est bien l’écriture qui m’a intéressée. Et je dirai que la partie qui malmène ce pauvre Tomi Motz, bien seul sur cette mission, cette partie, je la verrais bien allongée, glissant vers un texte un peu dingue qui le précipiterait dans une aventure inquiétante.

« Le sandwich lui a redonné des forces mais aux vertiges de Tomi a succédé un malaise d’une autre nature, la sensation d’être prisonnier d’un champ magnétique étanche, qui brouillerait tout accès aux autres, la sensation d’un éloignement progressif qui le rend de plus en plus friable, irascible. »

Mais ce n’est qu’une digression personnelle, le format court est très bien mené; je suppose que ça demande beaucoup d’habileté pour construire un vrai récit, complet, une vraie histoire, suffisamment nourrie. Le contrôle qui amène Tomi Motz, cet hôtel où il loge, dans une ambiance étrange, ce qu’il va ressentir au fil des jours, tout ça rend ce petit roman très prenant, parce que bien sûr, on se demande en lisant: mais enfin, qu’est-ce qui lui arrive? L’arrivée à l’hôtel, l’accueil par un post-it:

« Tomi. Suivent un numéro de chambre, 14, un code wifi, les horaires du petit déjeuner, un smiley. Mais Tomi n’a pas envie de sourire. »

Et puis le récit de l’engloutissement sous les eaux du lac artificiel, au moment de la construction du barrage. Le passage que j’ai le plus aimé est sans aucun doute celui qui raconte  le déplacement du cimetière. La mort qui n’aime pas qu’on la dérange. De très belles pages sur les trois cloches que personne ne veut laisser engloutir par les eaux.

IMG_0360« De fait, être de Seyvoz, c’est avoir eu l’oreille formée aux volées des trois sœurs de Notre-Dame-des-Neiges, reconnaissables entre toutes, à l’instar d’une voix humaine. Là où se portent les ondes d’Alba, Égalité et France, le vallon devient semblable à une cloche renversée, un nid, le berceau de ceux qui vivent ici: ils sont là chez eux. »

Voilà. Je m’en tiens à ça, mais c’est vraiment une réussite, en un si petit format, de tisser une histoire riche, complexe et dans une écriture limpide, à l’inverse des eaux opaques du lac.

Je pense que ces deux autrices se sont fait plaisir en écrivant cette histoire. Et en retour, très contente de cette lecture !

« L’autoroute est semblable à une piste d’atterrissage, c’est plat, ultrarapide, absolument horizontal, il file, et dans ce mouvement, le voyage à Seyvoz, ce mur, cette eau immobile, cet hôtel inquiétant, et les événements étranges survenus là-bas, tout cela s’est réduit progressivement, s’est durci, minéralisé, jusqu’à devenir une concrétion, un éclat de roche, ce simple caillou que Tomi glisse dans sa poche. »

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« Le Signal – Récit d’un amour et d’un immeuble » – Sophie Poirier – éditions Inculte

Le-Signal« Cette station balnéaire n’était pas comme les autres.

Les tamaris tordus? Mais tous les fronts de mer ont les mêmes arbres penchés.

Les trottoirs, de ce rose fané, avec des fissures?

Ces vieux panneaux de signalisation en ciment effacés, absurdes; une flèche bleu marine n’indique rien, sauf un but évident, une seule route; un sens interdit, d’un rouge pâle; une interdiction de tourner à droite devenue un monochrome blanc à peine lisible, on pouvait s’engager par erreur, s’en excuser.

Un front de mer délavé, souvent ensablé, inauguré en 1963. »

Un petit livre qui m’a émue, touchée et captivée aussi. J’en suis ressortie avec de nombreuses images en moi, des souvenirs, des souvenirs d’émotions.

« Le Signal n’a jamais été caché derrière de hauts murs, façon résidence sécurisée. Au contraire, seulement des bordures en ciment, la dune et le parking presque mélangés, Accès direct à la plage. Depuis l’évacuation, l’immeuble a été entouré d’un fin grillage à larges mailles, sur lequel sont accrochés quelques panneaux censés nous empêcher: Interdit d’entrer – Propriété privée. Certaines barrières sont déjà soulevées, d’autres affaissées. Sur la façade côté océan, des fenêtres brisées, et quelques baies au rez-de-chaussée largement ouvertes sur les appartements. »

Au-delà de ce Signal, cet immeuble pour vacanciers modestes, bâti désinvoltement sur la plage, au plus près de l’océan, au-delà de cet immeuble donc, voué à la destruction par l’érosion accélérée par le réchauffement climatique,  au-delà, il y a une réflexion merveilleuse et touchante sur les « objets » de nos attachements. Sur ce qui nous fait fondre le cœur, à nous seul parfois, sans que personne d’autre ne comprenne…Pourquoi Sophie Poirier est-elle tombée amoureuse de cet immeuble, barre de béton aux multiples yeux braqués sur l’océan?

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Ce petit livre lumineux et tendre nous raconte cet amour et je me suis sentie vraiment émue parce que je crois qu’il m’est arrivé aussi de tomber en arrêt devant des lieux, des bâtisses qui peuvent sembler – comment dit-on?… sans « âme », oui c’est ça, « sans âme »… Mais l’âme d’un lieu et d’un bâtiment, qu’est ce que c’est sinon ce que nous -mêmes y mettons? De nous, de ce qui nous constitue? En y posant simplement le regard, y sentir la vie, en lambeaux, en courants d’air. Un objet laissé là, une chaise, un rideau qui flotte, des livres…

« Comme je n’abîmais rien, ne faisant que passer et regarder, sur la pointe des pieds dans leur vie, je chuchotais au lieu de parler, je me sentais proche d’eux, de leur histoire, alors que j’étais illégalement chez eux, dans une propriété privée, et comme les autres, à pénétrer leur domicile. Une intruse de plus, animée d’une pulsion scopique double: voyeuse de vies et de mer. »

L’autrice ressent lors d’un voyage en Grèce la même émotion devant un hôtel désaffecté et sa vue sur la mer, ses jardins livrés à eux-mêmes. Il y a l’idée derrière ce récit, enfin c’est ce que j’ai ressenti, l’idée des fantômes, ceux des vies qui ont été bousculées par l’évidence de la destruction, de la fin inéluctable.

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« Pourtant, il fallait le voir dans la belle lumière du soir, quand la mer se retirait loin et qu’on le regardait depuis l’eau. L’équilibre de sa forme radicale, le soleil qui brillait dans les vitres, cette couleur beige qui éclatait – on peut dire de mille feux, il avait l’air en or.

Je suis tombée amoureuse de cet immeuble. »

Intéressant, le mot « verrue » qui vient à la bouche des passants, ceux qui ici n’avaient rien ni acheté ni loué, cet immeuble sans autre vraie ambition que d’être un lieu de vie sur la plage et face à la mer pour des personnes qui n’en auraient pas les moyens ailleurs. Ceux de derrière, invités devant. Si vous voyez ce que je veux dire. Erreur fatale, hélas, c’était sans compter avec les éléments naturels et est advenue l’expulsion, cette grande violence – l’immeuble doit être écroulé cette année. Et pour l’autrice, la gorge nouée:

« Je ne savais pas quoi faire de cette perspective. j’aurais voulu que mon amour s’arrête avant. Je ne savais pas si je serais capable d’assister à l’effacement.

Mais.

Je n’arrive pas à le dire.

Mais, 

Mais, c’est peut être du courage de le détruire.

Comme nous devrions trouver le courage de nous défaire de nos anciennes habitudes. »

Sophie Poirier – lisez-la – dit ici ce qu’elle a perçu, l’enchantement, le bruissement doux des murmures des murs, des pièces saccagées, des vitres brisées. Ce qu’elle a ressenti en passant derrière les palissades, clandestine et curieuse. Devant une baie fêlée face à la mer.

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On trouve aisément de nombreux articles de presse sur ce Signal, mais personnellement, je préfère le rencontrer, au bord de la destruction, sous la plume émouvante et poétique de Sophie Poirier. Obsolescence programmée, parfois sans s’en rendre compte, un bâtiment à la mauvaise place, alors qu’on le pensait à l’endroit idéal. Défaut d’anticipation…Reste la poésie, l’attachement. Beaucoup d’émotion à cette lecture. Plusieurs photos en noir et blanc en fin de recueil qui serrent le cœur. Je remercie l’autrice pour le prêt de ces trois si belles photographies d’Olivier Crouzel .

C’est un très beau récit, sur le sujet, sur la forme et le fond et à la presque fin:

« 1970, mon année de naissance et première date de livraison prévue pour les appartements de la résidence Le Signal. Cinquante ans entre les deux. Je grandis dans les antithèses: ce qui était bon est devenu dangereux, ce en quoi il fallait croire n’a pas eu lieu, ce qui a été conçu comme un confort moderne et inaltérable va disparaître un jour de marée haute.

Cela complique mon rapport au monde.

Cela induit de douter.

Cela induit l’humilité.

J’en reviens à la poésie: pour être heureux, regarder la mer tous les jours, ça pourrait suffire. »

Vous pouvez visiter le site de Sophie Poirier, autrice:

http://www.lexperiencedudesordre.com

Et celui d’Olivier Crouzel, artiste:

http://www.oliviercrouzel.fr

« Hoya bella » – Anne Luthaud – éditions Inculte

9782360841455« Des crimes

Il fait trop chaud plaza de Toros le 24 septembre et Mariama agite un vieil éventail quand l’événement  a lieu. Elle attrape son téléphone et plonge vers le carnage pour grossir l’image, le matador en sang à côté du taureau qu’il vient de mettre à mort. Mais l’assassin du matador a disparu. Les arènes sont rapidement évacuées – fin de la corrida.

Le lendemain, Mariama lit l’article sur son fil d’actualités: « On est toujours sur la piste de l’homme qui a tué le célèbre matador. Il n’a pu être identifié. Il a disparu dans le toril sans que personne n’ait pu réagir. »

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Qu’on ne s’y trompe pas, il n’est aucunement question dans ce petit roman vif, nerveux et labyrinthique d’un militant anti-corrida qui règle ses comptes. C’eut été trop simple. Non. Alors…comment dire? Comment ne rien dire surtout. Car ce petit livre de 136 pages mène le lecteur – la lectrice au demeurant – par le bout du nez. Le début présente lieux et personnages, de l’Espagne à l’Italie on les suit et on assiste à plusieurs meurtres.

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Un personnage prend place particulièrement, c’est Mitka le géomètre et ses appareils, le tachéomètre et ses points ST1, ST 2 et ST3. Et le ras-le-bol.

measurement-g08478209c_640« Et soudain j’en ai marre, assez de l’alignement des rues, du tachéomètre, des ST1 jusqu’à 7 ou 10 ou 20, des points X, Y, Z et leurs coordonnées, marre de viser des points et marquer des repères, assez de la répétition, surtout ça la répétition, je frappe des pieds le sol gelé avec violence, et ce n’est pas à cause du froid.

Une bouffée d’Espagne me tombe dessus. J’ai des choses à faire là-bas. Maxime, José, Mariama et Garcia. »

Quatre parties: Des crimes, Avant, Pendant et Après. Et ce qui est bien dans ce texte, c’est l’absence de jugement moral sur le personnage principal et ses satellites, hommes et femmes. L’écriture est vivante et procède à des plongées dans le cerveau et la mémoire de Mitka, qui est bien le noyau du récit. On comprend bien ce qui se passe en lui, on ressent parfois de l’empathie, parfois une sorte de répulsion quand même. Comment faire? Comment moi dois-je faire pour ne rien dévoiler? C’est si court, 136 pages, si concentré. J’ai beaucoup beaucoup aimé le choix de la narration, externe qui ajoute à l’histoire avec son ton dégagé qui scrute de façon neutre.

campari-soda-g51c3c2bde_640« Ça va être compliqué de suivre l’histoire avec un héros changeant à ce point, jamais repérable dans une catégorie donnée, les jeunes, les trentenaires, les quinquagénaires, les vieux. Il va falloir s’adapter. Faire comme si on comprenait ses métamorphoses corporelles et mentales. On devrait pouvoir le faire. »

Tout comme l’usage du métier de géomètre et des mesures, très intéressant.

« Mais au fait quel âge a-t-il? On ne sait pas. Mitka est jeune encore, le géomètre déjà vieux. Cet homme a l’âge des choses qu’il vit. Quand il mesure, il a l’âge de ce qu’il mesure – très vieux parfois. Quand il se baigne il n’a plus d’âge, il glisse de 3 à 60 ans, le corps dissous dans le sel. Quand il rencontre une femme il est trop vieux pour coucher avec elle, ou il est dans la jouissance de son corps de 20 ans. »

Capture d’écran 2022-01-25 191148HOYA BELLAMitka est plein de haine, plein à craquer du désir de vengeance et il craque ( je ne révèle pas plus que ce qui est annoncé en 4ème de couverture ), au fil des rencontres il trace son chemin meurtrier, et l’autrice, brillamment, distille au compte-goutte des informations; les autres personnages, Cristina, Mariama, Giulia, Maxime, s’interrogent dans leurs chassés-croisés ; on rencontre aussi Madeleine,  intéressante, légère et sans tabous, mais bon, je ne dis rien de plus. Sauf que ce petit livre est extrêmement bien ficelé, bien écrit, qui doucement nous emmène au fond du cœur de Mitka, au fond de sa rage, et au milieu de son désert, de la profonde solitude qui l’habite. En lisant, vous croiserez Hoya Bella, la fleur de porcelaine, qui contrairement aux cailloux du Petit Poucet, égare plus qu’elle ne guide dans le jeu de piste que nous propose la belle plume d’Anne Luthaud. 

Un petit roman très original et surprenant. Les derniers mots:

« Ce que l’on voit, là, tout de suite, c’est Augusta, silhouette menue, remonter le chemin qui mène de l’église à son atelier, elle a à faire, elle vient de commencer une série sur les oiseaux. Elle s’arrête, se baisse, cueille sur le chemin une petite fleur blanche et dure qui ressemble à de la porcelaine. elle en a encore oublié le nom. »

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