« Seyvoz » – Maylis de Kerangal et Joy Sorman, éditions Inculte

couv-seyvoz-BNF« Jour 1

Il pense au lac de soufre du Kawah Ijen. Il se souvient de la jeep devant l’hôtel à deux heures du matin, l’air glacé de la nuit asiate, le trajet chaotique jusqu’au pied du volcan, le café dans les timbales en fer-blanc autour du brasero, les voix fines des guides javanais, puis l’ascension, la température qui se réchauffe à mesure que le soleil se lève, els premières silhouettes qui descendent de la montagne sur les entiers étroits, ployant sous le poids des de soufre maintenus dans des sacs à dos de fortune, l’odeur piquante et âcre des émanations de gaz, et enfin, donc, apparu au terme d’une nuit de marche, ce lac brûlant, toxique, dans lequel il ne fallait surtout pas tomber sous peine d’être dissous comme dans un bain d’acide. »

Mais il s’agit là du lac de Seyvoz que regarde Tomi Motz. Il attend quelqu’un qui ne viendra pas. Un certain Brissogne. Voici un petit livre très bien construit, avec un pan un peu étrange, celui dans lequel se promène, inquiet, Tomi Motz et un pan plus « concret » qui raconte comment un village de montagne a été englouti pour réaliser ce barrage de Seyvoz.

reservoir-ged1ae759f_640« Sur une petite aire de dégagement, il s’arrête face à cette muraille qui sectionne le paysage, immense coupe de béton, vertigineuse, elle l’impressionne encore, suscitant toujours le même émerveillement et le même effroi – cette émotion mêlée qu’on éprouve face au gigantesque, au monumental, ce qu’il a de déraisonnable. Il pense au mur de Games of Thrones.[…]Le mur qui se dresse maintenant devant Tomi lui inspire ce même sentiment d’invulnérabilité et cette même folie – Seyvoz, un mur de fiction qui retient un lac d’artifice. »

 L’un en noir, l’autre en bleu – je ne sais pas si les autrices ont participé chacune aux deux parties, car, il faut le dire, la fluidité est parfaite et les quatre mains se sont admirablement entendues. J’aimerais bien savoir comment elles s’y sont prises.

Au-delà de l’histoire elle-même, c’est bien l’écriture qui m’a intéressée. Et je dirai que la partie qui malmène ce pauvre Tomi Motz, bien seul sur cette mission, cette partie, je la verrais bien allongée, glissant vers un texte un peu dingue qui le précipiterait dans une aventure inquiétante.

« Le sandwich lui a redonné des forces mais aux vertiges de Tomi a succédé un malaise d’une autre nature, la sensation d’être prisonnier d’un champ magnétique étanche, qui brouillerait tout accès aux autres, la sensation d’un éloignement progressif qui le rend de plus en plus friable, irascible. »

Mais ce n’est qu’une digression personnelle, le format court est très bien mené; je suppose que ça demande beaucoup d’habileté pour construire un vrai récit, complet, une vraie histoire, suffisamment nourrie. Le contrôle qui amène Tomi Motz, cet hôtel où il loge, dans une ambiance étrange, ce qu’il va ressentir au fil des jours, tout ça rend ce petit roman très prenant, parce que bien sûr, on se demande en lisant: mais enfin, qu’est-ce qui lui arrive? L’arrivée à l’hôtel, l’accueil par un post-it:

« Tomi. Suivent un numéro de chambre, 14, un code wifi, les horaires du petit déjeuner, un smiley. Mais Tomi n’a pas envie de sourire. »

Et puis le récit de l’engloutissement sous les eaux du lac artificiel, au moment de la construction du barrage. Le passage que j’ai le plus aimé est sans aucun doute celui qui raconte  le déplacement du cimetière. La mort qui n’aime pas qu’on la dérange. De très belles pages sur les trois cloches que personne ne veut laisser engloutir par les eaux.

IMG_0360« De fait, être de Seyvoz, c’est avoir eu l’oreille formée aux volées des trois sœurs de Notre-Dame-des-Neiges, reconnaissables entre toutes, à l’instar d’une voix humaine. Là où se portent les ondes d’Alba, Égalité et France, le vallon devient semblable à une cloche renversée, un nid, le berceau de ceux qui vivent ici: ils sont là chez eux. »

Voilà. Je m’en tiens à ça, mais c’est vraiment une réussite, en un si petit format, de tisser une histoire riche, complexe et dans une écriture limpide, à l’inverse des eaux opaques du lac.

Je pense que ces deux autrices se sont fait plaisir en écrivant cette histoire. Et en retour, très contente de cette lecture !

« L’autoroute est semblable à une piste d’atterrissage, c’est plat, ultrarapide, absolument horizontal, il file, et dans ce mouvement, le voyage à Seyvoz, ce mur, cette eau immobile, cet hôtel inquiétant, et les événements étranges survenus là-bas, tout cela s’est réduit progressivement, s’est durci, minéralisé, jusqu’à devenir une concrétion, un éclat de roche, ce simple caillou que Tomi glisse dans sa poche. »

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