Je termine à l’instant un grand livre, dense, exigeant et prenant…Leonardo Padura est parmi les auteurs que j’aime depuis le premier livre lu, sans déception depuis, et le voici de retour avec un véritable monument, dans lequel il déploie tout son talent de narrateur, d’architecte des mots et des histoires, avec une fascinante capacité à construire une intrigue complexe qu’on ne peut pas lâcher, et dont on sort quelque peu sonné. Ceci explique le temps dont j’ai eu besoin pour ces 600 pages. Étourdissant voyage entre les siècles et les lieux, de Cracovie à Cuba en 1939, à Cuba en 2009, puis à Amsterdam en 1643, avant de revenir à Cuba…Un triptyque magistral.
Tout au long de ce roman qui mêle l’histoire tragique du peuple juif à celle de Cuba ( de Batista à Castro via la Révolution jusqu’à aujourd’hui…), il n’est qu’un sujet, qu’un fil conducteur qui depuis toujours anime l’homme : la liberté, le désir et le besoin de liberté, la manière d’y accéder, et les drames qui découlent du manque de cette liberté.
« Car il est possible que même Dieu soit mort, en supposant qu’Il ait existé, et si on a aussi la certitude que tant de messies sont finalement devenus des manipulateurs, tout ce qui te reste, la seule chose qui en réalité t’appartient, c’est ta liberté de choix. Pour vendre un tableau ou le donner à un musée. Pour être du nombre ou ne plus en être. Pour croire ou ne pas croire. Et même pour vivre ou pour mourir. »
Cette phrase termine l’épilogue du roman, où j’ai retrouvé avec jubilation Mario Conde, l’ex-flic bibliophile, maintenant vieilli, toujours épris de Tamara, son amour de jeunesse, et surtout toujours entouré, de près ou de loin, par sa tribu d’amis – j’aime tout particulièrement tous les passages consacrés à ces soirées débordantes d’amitié, d’amour, arrosées de rhum et nourries des plats savoureux de Josefina.
« […]: un gigot de porc rôti, une marmite de moros y cristianos tout brillants de l’huile parfumée des olives toscanes, des yuccas dépravés, ouverts comme le désir avec leurs entrailles humides d’une marinade d’oranges amères, d’ail et d’oignon, et une salade fleurie aux couleurs vives. Ils laissèrent pour la fin les bouteilles de vin, les bières, le rhum et même une bouteille de soda – une seule, au citron, comme l’aimait Josefina – car ce n’était pas le jour pour boire ce genre de boissons gériatriques, comme le fit remarquer le Flaco. »
L’histoire commence avec l’arrivée à Cuba en 1939 du paquebot St Louis, et l’attente, sur le quai, de Daniel, petit garçon confié à son oncle Joseph, qui espère en voir descendre ses parents et sa sœur Judith, en vain…Un autre sort que la vie cubaine attend les 937 passagers, juifs allemands…En 2007, Mario Condé est chargé par Elias Kaminsky, fils de Daniel, de retrouver
une petite toile, supposée de Rembrandt, appartenant à la famille et réapparue dans une vente aux enchères à Londres. L’enquête de Conde, hors de tout circuit officiel va nous faire remonter le temps et nous emmener de la touffeur de La Havane au rude hiver d’Amsterdam en 1643, dans la maison de Rembrandt, dans son atelier, avec ses élèves…Ce sont ces pages qui m’ont pris le plus de temps; immersion dans la pensée et la religion judaïques, dans l’histoire de ces Juifs ayant fui Cracovie pour échapper à un massacre, bien installés dans cette ville d’Amsterdam. Elias Ambrosius ne rêve que d’une chose : peindre…Mais la religion des siens le lui interdit. Soutenu par son grand-père tant aimé et son professeur, il va braver l’interdit. C’est la partie la plus dense, et aussi celle qui m’a le plus impressionnée, parce que Padura écrit là dans un style très différent, la description d’Amsterdam, du maître Rembrandt, de la diaspora juive, c’est riche, approfondi, j’ai appris beaucoup, rencontré Spinoza au passage…un véritable bonheur mais qui m’a demandé une grande concentration.
« Vous avez changé ma vie, Maître. Et pas seulement parce que vous m’avez appris à peindre […]vous m’avez appris qu’être un homme libre c’est plus que vivre dans un lieu où on proclame la liberté. vous m’avez appris qu’être libre, c’est une bataille qu’il faut livrer tous les jours, contre tous les pouvoirs, contre toutes les peurs. »
Les conversations de Rembrandt avec son jeune élève juif sont absolument admirables, qu’elles traitent de la peinture, de l’art plus généralement, de foi ou de philosophie, c’est profond, fouillé, magnifique, quoi…
La dernière partie, dans La havane d’aujourd’hui, avec sa jeunesse désabusée qui s’invente sa liberté à travers des groupes, Emos, Mikis et autres et des pratiques douloureuses…Conde recherche Judy – Judith, étrange personne qu’il découvre peu à peu…Et par laquelle il va boucler le cycle de cette histoire bouleversante.
« Il la reconnut au premier regard. […]: les lèvres, les ongles et les orbites noircis, les anneaux argentés dans l’oreille visible et le nez, les cheveux rigides tombant comme une aile d’oiseau de mauvais augure sur la moitié du visage, rendaient son image inoubliable, du moins pour un homme de Néandertal comme le Conde. »
Le propos de l’auteur est clair et on sent bien chez lui la désillusion, l’impuissance face à la misère, à la corruption, à la désespérance. Le seul refuge reste l’amour et l’amitié, un peu de rhum.
« Dans un pays qui devenait, jour après jour, un enclos entouré de très hautes palissades où, selon une étrange pratique, beaucoup de coqs se battaient entre eux, chacun essayant de prendre quelque chose à l’autre et s’assurant qu’on ne lui prendrait rien à lui. »
Toutefois, quand on le retrouve dans les rues de La Havane, entouré des siens, de ses souvenirs et lieux familiers, l’humour salvateur est de retour :
« Tu sais pas lire ? Allez, quinze pesos, paie d’abord, dit le bistrotier, et, sans bouger sa lourde fesse, il attendit que le distingué client mette les billets sur le comptoir. Après les avoir pris, comptés et rangés dans la vieille caisse enregistreuse, il lui lança enfin les cigarettes puis se mit à verser le rhum dans un verre d’une propreté qui parut plus douteuse à Conde qu’à un marxiste orthodoxe, en théorie prêt à douter de tout, ou plutôt de tous. »
Ou au lendemain de la fête d’anniversaire de Tamara ( 52 ans ) – qui donne lieu à un petit discours de Carlos le Flaco, absolument émouvant, splendide ode à l’amitié – les effets du rhum haïtien:
« Le réveil fut des plus terribles, comme Conde le méritait : le sang battait dans ses tempes, sa nuque était brûlante, son crâne opprimait perfidement sa bouillie encéphalique. Il ne se risqua pas à palper la zone du foie par crainte que le viscère ne se soit échappé, lassé des abus. »
Alors, je sors enchantée de cette lecture, difficile certes, mais enrichissante par les thèmes de réflexion qu’elle aborde, écrite avec brio; je regrette vraiment de ne pas avoir pu assister à la rencontre avec Leonardo Padura qui a eu lieu à Lyon à la librairie « Passages »
Voici ce que Leonardo Padura dit de son livre.
Photo : Dontworry (Travail personnel) [CC-BY-SA-3.0
(http://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0)%5D, via Wikimedia Commons
En tous cas, un coup de cœur pour ce livre ambitieux qui démontre que Padura ne dort pas sur ses lauriers et sait prendre des risques. Il a raison , il en a les moyens.