« La femme du deuxième étage » – Jurica Pavičić- éditions Agullo, traduit par Olivier Lannuzel ( Croatie )

La femme du deuxième étage par Pavicic« Un jour, bien plus tard, Suzana lui a dit: tout aurait été différent si on n’était pas allées là-bas. Si on était pas allées à l’anniversaire de Zorana, tout aurait été différent, ta vie, et peut-être la mienne.

Suzana lui a dit cela un samedi où elle lui a rendu visite. C’était au  printemps et l’on entendait bruisser le feuillage des peupliers blancs ou d’Italie au-dehors, quelque part du côté de la voie ferrée. Suzana était assise de profil à la fenêtre, une lumière chaude passait à travers le f=grillage et l’illuminait. Elle regardait les branches des arbres, et elle a dit cela comme ça soudain, comme si elle énonçait une remarque innocente, évidente. Bruna ne lui a pas répondu. »

J’ai rencontré de très beaux personnages féminins ces derniers mois. Voici maintenant Bruna. Un coup de cœur énorme pour Bruna et son histoire. Je n’ai pas lâché ce roman si bien écrit (traduit ), dans une écriture sobre, factuelle, mais qui entre profondément dans l’intimité de cette femme, qui se glisse dans ses sentiments, ses questions, ses désirs. On partage du début à la fin sa vie, bouleversée à partir de sa rencontre amoureuse avec Frane, quand tous deux dansent et s’enlacent aux notes de « Killing me softly », que le DJ va passer plusieurs fois.

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« Ce soir-là, Bruna sortit avec Suzana dans un bar et avala deux bières brunes qui lui tournèrent la tête. Le mal de crâne à venir se concentrait lentement autour des tempes et elle regardait dans le dos de Suzana le bar bondé d’hommes. Des hommes de toutes sortes, des grands et des petits, des visages grêlés et des basanés, et elle s’étonnait qu’entre eux tous, il y en ait un qui ait débarqué dans sa vie. Tout cela parce qu’un soir elles étaient allées à un anniversaire et qu’un Fabo passablement éméché avait passé et repassé Killing me softly. »

Fatalement, ils tombent amoureux, et c’est après leur union que Bruna devient cette « femme du deuxième étage », celui au-dessus de sa belle-mère Anka. Frane sera souvent absent pour son travail dans la marine, et longtemps. 

Il est peu de dire que la relation entre Bruna et Anka sera d’une grande rudesse. Anka domine, sera toujours épaulée par son fils – devant lequel Bruna ne dit pas grand chose – et sa fille Mirela.

On retrouve Bruna à la prison de Požega, deux ans plus tard, pour le meurtre de sa belle-mère. Non, je ne dévoile rien en disant cela, on sait qu’elle est en prison dès le début. Prison où elle est cuisinière. Bruna dans le miroir de la prison:

« Elle voit une brunette châtain aux cheveux longs qui savait qu’il y aurait des hommes pour se retourner sur son passage quand elle entrerait dans un café. Aujourd’hui personne ne se retournerait. car la vie sous les néons a tué son teint, la nourriture uniforme a clairsemé ses cheveux. Chez le dentiste on ne traite que les caries, et sous cette lumière forte, laiteuse, sa peau parait parcourue de pores et de sillons. C’est dommage, pense-t-elle quelquefois. C’est dommage, mais c’est comme ça. »

leek-3473642_640Cuisiner est important dans la vie de Bruna. Et c’est même ainsi qu’elle va tuer la vieille et méchante belle-mère. Ce n’est pas une excuse, mais personnellement je pardonne tout à Bruna, tant je me suis sentie touchée par elle.

L’auteur, simplement, décrit une vie de femme qui, soumise aux bons vouloirs d’une vieille aigrie, va commettre un meurtre. Lentement, d’humiliation en humiliation, elle va avancer dans une colère muette. J’adore Bruna, sa façon de penser, sa façon de vivre simplement, et suis touchée par sa patience. Elle pourrait faire face à la belle-mère, se fâcher, l’insulter, la rembarrer. Non. Bruna aime Frane, qui aime sa mère et  Bruna ne veut pas le contrarier. On verra que Frane est tout aussi épris, qu’il niera jusqu’au dernier moment l’idée que la femme de sa vie ait tué sa mère bien-aimée.

« Et maintenant il était assis là et il était au désespoir à cause d’elle – à cause de la femme qui avait empoisonné sa mère.

Elle lui toucha la main et il commença à pleurer. Alors la gardienne s’approcha et dit que le temps était écoulé.

poison-2004656_640Ils se prirent dans les bras avant de sortir. On se revoit bientôt, lui dit Frane. Mais Bruna savait que c’était leur dernière étreinte. 

Elle le savait et voulait en profiter à plein. Elle but le parfum de Frane, se frotta à sa barbe de deux jours, pressa sous ses doigts ses omoplates si familières, ses vertèbres, ses côtes. Elle le respirait et elle le touchait, une dernière fois, pour à jamais se souvenir de lui comme il était. Les gardiens finirent par les séparer. En sortant il lui fit un signe de la main. Il dit: « Je reviens dans deux semaines. » Mais Bruna savait déjà qu’il n’en serait rien. »

 

Ce qui fait l’intérêt formidable de ce roman, c’est cette intériorité, cette sobriété de l’expression, l’auteur qui racontant les faits sans pathos d’aucune sorte fait de Bruna une femme qui nous devient chère, proche, combien nous ressentons de compassion pour cette meurtrière. Parce que c’est une femme « bien » à mon sens, c’est une femme serviable, généreuse, sans être expansive ou tonitruante. Rien n’est tonitruant dans ce livre, c’est ce qui en fait la force. Bruna vit son arrestation, son emprisonnement avec une sorte de fatalisme paisible, même si elle a essayé d’échapper à la punition ( qui ne le ferait pas?). La prison, elle y cuisine et c’est un défi pour elle de faire au mieux avec pas grand chose de bon. Cuisiner l’apaise.

fence-2163951_640« Elle se débat avec de mauvais ingrédients, des légumes pourris de va savoir quel fournisseur, de la viande congelée qui aura bien rapporté un dessous-de-table à quelqu’un. Elle se débat avec des bouts de restes de poisson indéterminables, des saucisses grasses et tendineuses, de la viande hachée insipide, des blancs de poulets engraissés chimiquement dans des camps de concentration pour volailles. Elle supprime les bouts filandreux de la viande, écarte les morceaux d’os écrabouillés dans le ragoût, élimine les pousses jaunies des légumes, les charançons dans les haricots secs, les bourgeons des pommes de terre. Elle lutte contre les germes, les tendons et la graisse et s’efforce de concocter un repas avec ce qu’on lui donne. Elle surveille que les pâtes ne soient pas trop cuites, que la panure soit dorée comme il faut, que les betteraves soient joliment coupées. Bruna cuisine, les détenues mangent. Et le fait que les détenues mangent ce qu’elle a cuisiné procure à Bruna une sensation de pouvoir enivrant, envoûtant. »

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Elle est patiente et sortira, et entamera une autre vie. Qu’elle choisit, qu’elle cadre comme elle le veut. Et on lui souhaite en fermant le livre d’être heureuse. Elle a aimé Frane, elle l’aime sans doute pour toujours. Mais elle ne se fermera pas à une autre existence, dans un lieu choisi par elle. Je ne vous ai rien dit de la mère de Bruna, que je trouve intéressante ( on pourrait presque en sortir un autre livre ).

L’auteur nous fait grâce d’une fin triste pour Bruna, au contraire il lui offre une nouvelle vie et je lui en suis très reconnaissante, tant j’ai aimé cette héroïne. Gros coup de cœur.

« Bruna se lève et secoue l’herbe accrochée à ses vêtements. Elle reprend le chemin du village. car il est trois heures et il est temps. Elle va bientôt devoir ouvrir le café, allumer le poêle. Brancher la machine à café. Bientôt les premiers clients vont arriver, s’il en vient. Et s’il en vient, elle sera là pour les accueillir. »

                                         FIN »

La chanson fatale :

« L’eau rouge » – Jurica Pavičić – éditions Agullo, traduit du croate par Olivier Lannuzel

« VESNA

(1989)

Pour commencer, Vesna se souvient du temps qu’il a fait.

C’était une journée chaude et splendide de septembre, comme si le ciel se moquait d’eux par avance. La brise marine avait adouci la chaleur de l’été indien durant tout l’après-midi. Et quand le soir était tombé, un soupçon agréable de fraîcheur, annonciateur de l’automne, s’était glissé dans les rues, dans les cuisines et dans les chambres.

Vesna ne se souvient pas seulement du temps qu’il a fait. Elle se souvient aussi de l’espace. »

En le commençant, je n’étais pas certaine d’accrocher à ce livre. En tous cas à l’écriture car pour le reste, l’histoire est très prenante, c’est bien une enquête sans tellement de policiers. La narration est simple et sobre, et c’est sur la longueur que j’ai commencé à vraiment aimer pour finalement au bout de 50 pages filer droit jusqu’au bout de la vie de quelques habitants de Misto, village de Dalmatie.

Divisé en quatre parties allant de 1989 à 2017, on va suivre les pas et la vie de plusieurs personnages. On écoute Vesna et Jakov, les parents, Mate le frère jumeau de Silva, Adrijan, un amoureux de Silva, puis Gorki qui fut policier et devient agent pour un promoteur immobilier, Brane l’amoureux « officiel » de Silva, devenu marin sur un cargo de fret, Elda qui est un peu comme un miracle, en particulier pour Mate qui est mon personnage préféré. Au cœur de l’histoire, Silva, adolescente turbulente de 17 ans, disparait lors de la fête des pêcheurs à Misto, en Dalmatie. Elle allait à l’école à Split, où elle était pensionnaire.

La mère de Brane Rokov, portrait:

« Uršula s’est adressée à Mate sans descendre dans la cour et sans l’inviter à monter. Elle reste là-haut à le regarder de ses yeux bleu-gris clair qui la rendent encore jolie.

Il y a trente ans, Uršula était la plus belle fille de Misto – c’est ce qu’à coutume de dire le père de Mate. Il dit cela devant Vesna et Mate n’a jamais eu l’impression qu’elle tirait de cette constatation une quelconque jalousie. On admire Uršula comme on admire un vase grec ou des vestiges archéologiques: comme quelque chose de beau qui s’est abîmé irrémédiablement il y a longtemps. Qui aurait pu penser qu’elle terminerait là-bas, au fin fond du village, ajoute alors Vesna. On l’imaginait partir faire sa vie loin d’ici, dit-elle, et elle est là, sur les terres des Rokov, avec Tonko, dans cette maison sale recouverte de poussière plastique. »*

(*Tonko répare des bateaux, la poussière est due à l’abrasion des résines.)

Mate devant l’absence de sa sœur:

« Parfois, pas souvent, Mate se glisse en douce dans la chambre de sa sœur. Il s’y introduit quand Vesna ne fait pas attention, mais Vesna ne fait plus attention à rien. Il pousse la porte sur laquelle est écrit Keep out, entre dans la pièce, mais n’allume pas la lumière. Il s’assoit simplement sur le lit, il écoute, il respire. La chambre garde encore l’odeur de Silva: un parfum rêche, ténébreux, Mate se souvient que Silva l’appelait du patchouli. L’odeur a imprégné les taies d’oreiller, les vêtements, le pyjama, même les rideaux. »

L’enquête commence alors que la Yougoslavie se disloque, le régime de Tito est à l’agonie, et ces bouleversements feront que l’enquête sur la disparition de Silva tournera court, malgré la bonne volonté de Gorki Šain.

On va voir les parents, d’abord obstinés, acharnés et effondrés de chagrin céder peu à peu au découragement, le couple de Vesna et Jakov se rompra et seul Mate, sans rien dire, à l’insu de son épouse Doris, Mate qui a un bon emploi fera des voyages partout en Europe sur les traces éventuelles de sa sœur. Il a créé une page FB, a mis des alertes, il part, frappe aux portes, téléphone, prend des trains et des avions, avec une assiduité, un courage, une volonté incroyables. Mate est très attachant, c’est quelqu’un de droit et de fidèle à ses valeurs, seul son mariage sera de ce fait rompu, il cache à Doris ces voyages, sa quête, parce qu’il sait qu’elle n’approuve pas, mais on sent aussi que ce mariage ne durera pas de toutes façons. On souhaite fort à Mate de retrouver sa sœur, mais il va trouver Elda. Beau personnage aussi qui va éclairer la vie de Mate, et éclairer la fin du roman. Elda et sa mémoire sont une clé.

« Car le souvenir ne peut aller contre les faits. Et les faits montrent que ce samedi aux alentours de onze heures, Silva était à Misto, pas à Split. Ils montrent qu’elle n’a disparu de Misto que le lendemain matin, après avoir annoncé son départ à un garçon du coin. Dimanche, pas samedi, elle a dû s’esquiver et gagner Split au petit matin. Dimanche, pas samedi, elle s’est présentée au guichet de la gare routière, a acheté un billet et s’est fait la belle quelque part. Voilà ce que montrent les faits combinés. Le récit s’enchâsse, il est logique, pas de trou. Elda a donc fini par le croire. Et elle a commencé elle-même à le colporter, comme s’il s’agissait d’une vérité avérée digne de foi.

Mais maintenant elle sait. Elle voit avec une limpidité cristalline que ce matin à la gare, ce n’était pas un dimanche mais un samedi. »

Il s’agit bien d’un polar auquel se mêle l’histoire de ce pays, polar avec Gorki qui va revenir des années plus tard à Misto sous un autre chapeau, Gorki qui en remettant les pieds dans cet endroit où il a lâché une enquête sans aboutir à quoi que ce soit y voit toutes les capitulations. Car: Silva est-elle vivante? A-t-elle juste fugué en ayant préparé son départ ? Une possible implication avec un trafic de drogue lui a-t-elle attiré des ennuis? Vivante, ou morte, Silva? Et qu’est devenu un pays qui mis en morceaux se vend aux investisseurs étrangers, qu’en penser et comment y vivre?

Du début à la fin ce très très bon roman, premier polar croate traduit en France, m’a tenue en haleine. Il n’y a ni bruit ni fureur, ni sang ni coups, ni sirènes ni coups de feu, mais des vies qui se déroulent avec un trou, un vide dans les histoires, cette absence qu’on ne peut expliquer… Les couples se délitent, les parents, Vesna et Jakov ( j’aime bien Jakov aussi, beau portrait de cet homme épuisé, tari ), Mate et Doris, comme leur pays, ils se défont. Il sera question aussi de la guerre du Kosovo avec Adrijan, soldat en 1995, aux prises avec la police durant l’enquête, il tombe par hasard sur une des affichettes posées partout par Jakov et Mate au moment de la disparition.

« Ce visage, il s’en souvient bien. Il retrouve la même expression mutine, le nez froncé, plein d’une colère perpétuelle. Il reconnaît cette mèche qui tombe au milieu du front et couvre son œil gauche. Ici, au beau milieu des montagnes de Bosnie, sur ce bout de papier, Silva Vela ressemble en tout point à la fille dont il se souvient.

Et tandis que le bidon en plastique se remplit d’eau, Adrijan est debout, il a les yeux rivés sur ce pan de mur près de la porte des WC et sur ce visage resté figé, inaltéré depuis toutes ces années. Ce visage qui a chamboulé sa vie. »

Cette lecture a quelque chose de magnétique, sans doute c’est par la sobriété de l’écriture qui reste sur une sorte de ligne peu soumise aux variations, mais qui nous tire comme un aimant derrière les mots, sous la narration, là où frémissent les sentiments, les émotions, les colères, dans une retenue qui finalement capte totalement l’attention. Cette sobriété de l’écriture va de pair avec une grande délicatesse, une certaine pudeur dans l’expression des émotions. Je ne sais pas si je dis bien cette main ferme mais pourtant douce qui m’a tenue tout au long, pour enfin savoir. C’est une atmosphère de déclin si bien rendue, celle du pays, celle des gens, celle de Misto qui tombe entre les mains de promoteurs de résidences de vacances, des vieux qui résistent et des jeunes qui partent, laissant cette petite ville livrée à un futur triste.

« Il doit le reconnaître: les Irlandais ont mis le paquet. ils ont investi de l’argent et fait ce qu’il fallait pour l’inauguration de Misto Sunset Residence.

L’aménagement du lotissement, c’est du cinq étoiles. En une journée compacte, une entreprise horticole a planté des lauriers-roses, des oliviers, de la lavande et du romarin dans les espaces verts. La pierre polie des escaliers et des sentiers resplendit au soleil, les rames et les bancs ont été fraîchement peints et lustrés. Pour l’événement, Smart Solutions a loué une dizaine de catamarans qui flottent en ce moment, amarrés au vieux môle de l’armée communiste yougoslave. »

La fin est terriblement mélancolique, on y retrouve une Uršula en majesté – je trouve – et un Gorki fataliste, j’ai beaucoup aimé ce roman, vraiment. Mate, dans la chambre de Silva, regarde ses cassettes ( vous souvenez-vous de nos cassettes? … ).  Parmi celles de Silva se trouve Mark Knopfler que je choisis parmi d’autres, parce qu’il m’évoque beaucoup de – beaux –  souvenirs. 

À écouter le son à fond, Brothers of arms