« La vallée des fleurs » – Niviaq Korneliussen, éditions La Peuplade, traduit par Inès Jorgensen ( danois )

247716375_4493038014110554_5367227236749720428_n-226x339« Un corbeau est posé sur la grande croix à l’entrée du cimetière. Aucun de ceux que j’aime ne repose dans ce cimetière. Aanaa n’y repose pas. Pourtant, je sens que j’ai perdu quelqu’un ici. Cela réveille de durs souvenirs. Cela réveille des souvenirs des nuits de printemps, où j’étais assise là, dans l’angoisse du soleil de minuit à venir. Cela réveille des souvenirs de la nuit d’été rose, il y a un an, où, assise sur une hauteur surplombant Sermitsiaq et toutes les croix des morts, je pensais à la vie. J’étais d’ordinaire solitaire, mais cette nuit-là, j’étais vraiment seule et je souhaitais être moi-même couchée là. »

Parfois, quand on est curieux de lire des textes très divers, on se trouve confronté à des livres tels que celui-ci. Si éloigné de tout ce qu’on a rencontré, de tout ce qu’on sait du monde; un livre et un univers, une écriture et un mode de pensée si différents de ce qu’on connait…et c’est tout bonnement enthousiasmant de se dire qu’on n’a jamais fini d’être surpris par la littérature. C’est encore un autre défi, après avoir rencontré cette jeune femme inuit, son chemin, ses amours, son corps et ses tourments, un autre défi de vous en parler.

« 45/

FEMME. 38 ANS. PENDAISON

Mes contractures sont si nombreuses que je n’arrive pas à lever un verre de vin blanc sans avoir mal. Elles se sont multipliées, se sont attaquées à tous mes muscles et ont grossi et forci sous mes omoplates, là où rien ni personne ne peut les atteindre. Pas même l’Ibumetin. Ma mère scrute mon visage plaintif et a l’air inquiète. Nous sommes assises face à face en silence depuis 10 minutes. […]

Je commence à scroller sur Facebook et je m’arrête sur la photo d’une femme accompagnée d’une série d’émojis de cœurs brisés. Sur la poitrine de la femme est écrit en vert néon: 1981-2018 RIP. »

D’abord, on peut se défaire de nombreux clichés sur ces habitants du Groenland, parce que cette jeune femme très éprise de son amie, cette jeune femme s’en va au Danemark étudier à l’université d’Aarhus. Elle conte ici les liens dénoués avec ses parents, son attachement à ses grands-parents, et ses peurs, ses angoisses plutôt, ses amours qui la saisissent, arrosées d’alcool et de drogues. Et c’est le portrait d’une jeunesse, et de toute une population en perdition. Le départ pour le Danemark:

bird-gc75659176_640« J’ai une nuée de papillons dans le ventre quand je prends ma grande valise et rassemble mes vêtements. Je laisse tous mes collants, chaussettes épaisses et pulls. Je mets des shorts et des T-shirts. je prends mon recueil de poésie favori et je le cache parmi mes vêtements. Peut-être devrais-je écrire une petite lettre ou un  poème à Maliina comme cadeau d’adieu. Je prends du papier et je m’assieds. Mon corbeau, écris-je, et je raye. Ma chérie, je suis amoureuse de toi, écris-je, et je raye. « 

Le choix narratif, le titre de chaque chapitre qui relate un suicide, beaucoup de jeunes gens, en dit déjà long sur le propos. Et puis peu à peu, entrant dans la vie de la jeune fille, on est happé par son mental et lire, continuer à lire, malgré le choix d’une narration très brute, très charnelle et sans tabous, continuer à écouter devient une terrible nécessité. On a ici un talent rare pour dénoncer d’une part cette « épidémie » de suicide qui a saisi le Groenland et particulièrement sa jeunesse, le déchirement et particulièrement celui des peuples autochtones, écartelés et d’autre part la question des réseaux sociaux avec ce téléphone que la jeune fille garde et regarde, comme une ancre qui la tient à quai.

« Je m’assieds sur le sol de la cellule et j’allume mon téléphone. Aucun nouveau message. J’essaie d’appeler anaana, mais je n’ai plus de temps de parole. Elle est active sur Facebook et j’écris qu’ils me manquent. Elle envoie un cœur au bout de quelques minutes. J’écris à ma sœur, salut comment ça va. Elle répond avec un pouce en l’air. J’écris à Maliina qu’elle me manque, que toutes mes pensées vont vers elle, que mon cœur ne bat que parce que le sien bat encore et qu’il est peut-être temps que son cœur s’arrête. What goes around comes around, est-il écrit sur Facebook. Personne n’aime une personne qui aime de travers. Mon cœur fait mal. Il bat encore. C’est comme un petit cœur émoji rouge qui disparaît parmi des milliards de cœurs lilas, bleus, verts et noirs dans le cyberespace, il flotte dans l’espace, existant, insignifiant, remplaçable. »

On y a vu de l’humour. Mais il est si triste cet humour, je dirais plutôt de la dérision, celle qui permet  – peut-être – de se détacher d’une si grande tristesse? Pour moi, ce livre est terriblement triste, en colère tout doucement, et on ressent un attachement pour cette fille que l’idée de mort accompagne, cette fille véritablement perdue dans tous les sens du terme.

« Après quelques heures au cimetière, j’étais partie pour l’aéroport. J’avais parcouru quinze kilomètres à pied. Je commençais à avoir des crampes aux jambes et mes pieds étaient gelés, même si la chaleur du matin commençait à se faire sentir. J’étais fermement décidée à ne plus jamais dormir, il fallait que je continue à marcher jusqu’à tomber, je refusais de me réveiller encore une fois pour une nouvelle journée. Je me suis assise sur le bord du chemin et j’ai allumé ma dernière clope, que je voulais éteindre sur ma peau. »

church-g8c05b31f7_640Géographiquement, elle ne sait plus à quel territoire elle appartient; émotionnellement, elle a perdu sa grand-mère et ses parents ne sont guère bienveillants avec elle, elle ne sait plus à quelle famille elle appartient; et puis son amoureuse, qu’elle trahit une fois et en perd le nord, son amoureuse qui ne lui répond plus; elle ne sait plus si elle « appartient » à son amoureuse, elle n’a plus de boussole d’aucune espèce. Vient ensuite l’université, dans laquelle elle est si isolée. Tout est rupture, déchirement, perte. Tout est ici si fragile, sur le fil, néanmoins on ne reste pas juste au bord des larmes, on s’y noie. Et je n’omets pas de dire aussi la superbe poésie qu’on trouve en particulier à la fin du roman. Sur la Vallée des fleurs. C’est magnifique et d’un talent impressionnant.

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« Aujourd’hui, c’est ullortuneq, le jour le plus clair de l’année. 21.06. Mon chiffre. Le soleil est encore doux. Comme le soleil de minuit qui était apparu derrière Sermitsiaq, il y a quelques années. À ce moment-là, les rues étaient sans âme, comme les tombes dans le cimetière, et un corbeau était passé et avait atterri sur une des croix près de moi. Ses plumes noires brillaient, ses yeux noirs étaient aux aguets, son âme noire était la seule présence. Cette nuit-là, je souhaitais moi-même être couchée là. »

Sur le site de La Peuplade, vous trouverez la pluie d’éloges qu’a reçu ce si beau et si étrange livre. Je n’apporte que mon émotion de lectrice à cette lecture et salue une fois de plus la qualité littéraire qui donne tant d’ampleur et de grâce à un sujet si dur, si bouleversant. Un roman comme aucun autre porté par une voix forte et singulière.

« Noir diadème » – Gilles Sebhan – Rouergue noir

 » Le fil

Les gyrophares agitaient d’une lueur inquiétante la zone entre le canal et l’arrière d’une usine désaffectée où s’était établi un camp de fortune. Des travaux devaient avoir lieu depuis des années à cet endroit. Une pancarte vantait le centre commercial et les immeubles avec terrasses arborées qui s’érigeraient là. Le projet avait été stoppé net. Était-ce par l’arrivée des migrants ou bien par une quelconque affaire de dessous-de-table impayés? Il semblait que la végétation soit venue recouvrir l’idée même du projet, des feuilles déchiquetées par les oiseaux couvrant de leur pourriture les lettres noires annonçant le merveilleux complexe qui sortirait bientôt de terre. »

Ça a été un vrai grand plaisir de retrouver Dapper dans cette série « Le royaume des insensés ». Je croyais que ce serait une trilogie, mais Gilles Sebhan n’en a pas fini avec ses personnages, oh non ! Et quel bel épisode, peut-être bien mon préféré pour plusieurs raisons.

Tout d’abord, et je ne sais pas si ça vient de moi, mais j’ai senti une – encore plus- grande aisance dans l’écriture de l’univers de ces romans si sombres et si perturbants. L’impression que Dapper « se lâche », y compris dans son langage; on a le sentiment qu’il devient plus lucide face à tout se qui s’est passé dans sa vie. Sa vie personnelle si imbriquée dans ses enquêtes apparait comme partie prenante d’un tout. Dapper est comme hanté par les êtres qu’il côtoie, victimes ou bourreaux, comme ici, quand il pense que Bauman lui a fait un dernier affront ricanant

« Oui, ce dernier meurtre constituait pour lui un ultime défi, comme si le tueur avait voulu ricaner à la face de Dapper jusqu’après la tombe. Le mettre en instance de comprendre. Le corps lui-même, atrocement martyrisé, faisait penser à une pierre de Rosette retrouvée dans la boue séchée. Dapper se devait de déchiffrer le message que contenait ce jeune corps supplicié. Il y avait une folie à se pencher sur un meurtre. Mais c’est une folie que Dapper n’avait plus le loisir d’éloigner de lui. À présent, elle s’était mise à le contaminer. »

La vie personnelle de Dapper et « sa connaissance du mal » qui le fait briller dans son travail de police, comme il est écrit en 4ème de couverture vont de pair.

Un jeune corps est retrouvé sans vie, tué d’une manière faisant penser aux meurtres du monstre Baumann, mort dans le roman précédent. À une différence près : le cœur a été soigneusement retiré. Le lieu du drame est un chantier abandonné où survivent des migrants et c’est la prostitution qui leur permet de survivre. Évidemment, Dapper prend cette affaire très à cœur, il voudra trouver une sépulture à cet adolescent et lancera  une enquête qui révélera un trafic d’organes.

« Dapper eut un sourire amer. Parce qu’il savait que le garçon était ce cas rare, cette merveille qu’un commanditaire avait appelée de ses vœux comme un joyau rarissime ou un tableau de maître. Le garçon avait été ce joyau et il en était mort. »

On retrouve Marlène, si attachante, et les éléments clé de cette série, Ilyas, Théo, Anna et Hélène, quatre personnes de la vie de Dapper, cette vie qui voit tous les liens se déliter, muter sous l’effet de mises à jour :Théo qui en silence découvre ses pulsions étranges, Anna et Hélène qui, non sans difficultés débutent leur vie commune au grand jour, Ilyas, bouleversant qui attend son adoption par Dapper, qui lui est si attaché, et chez qui ce garçon soulève des sentiments si forts, et encore plus chez Théo.

 » Et puis il y avait Ilyas. Son nom. Aucun autre mot que celui-là, mais qui signifiait à lui seul tout ce que le garçon imaginait du mystère du monde. Son attachement à lui était si intense, affolant, un pu désespéré. De jeunes frères éprouvent cela pour un aîné. Ils leur entourent spontanément le cou  de leurs bras frêles, ne veulent jamais les quitter, refusent qu’on leur attribue une chambre à part. Ce lien n’est pas explicable. Le garçon avec son frère est en présence d’une autre étape de lui-même, il est fasciné par ce futur lui-même qui le regarde depuis l’autre côté du temps. Théo espérait aimer Ilyas de cette manière, il l’espérait en sachant que ce n’était pas le cas. »

J’ai choisi cette fois de ne pas écrire plus sur cette enquête qui va bien au-delà de ça, l’enquête de police, mais comme c’était le cas dans les autres livres l’introspection constante de Dapper, qui, comme vous le lirez, aborde des pans de sa personnalité avec crainte.

« Il finit par se rendre aux toilettes, où il s’aspergea le visage d’eau froide. Il se regarda dans le grand miroir mural et eut du mal à savoir quoi penser de l’homme qu’il avait devant lui. Depuis qu’il avait dû faire face à la disparition de son fils, depuis ce premier jour où il s’était avancé dans l’allée du centre thérapeutique, sentant autour de lui une vibration étrange, il avait changé. À chaque pas qu’il avait fait pour retrouver son fils, il s’était approché d’une certaine vérité sur lui-même. Mais paradoxalement, cette découverte n’avait fait que le rendre étranger à ses propres yeux. C’était un homme qui se sentait désormais fait de cendres. »

La 4ème de couverture fait très bien la présentation du pan policier de ce livre, mais c’est l’autre côté, l’introspection du personnage qui me captive, et qui de mieux placé que l’auteur pour en parler un peu? Alors demain, rendez-vous ici avec Gilles Sebhan.