« La cascade aux miroirs » – André Bucher – Le mot et le reste

couv_livre_3214 (1)« La nuit, délicatement, s’abîmait dans la mer. Une lumière douloureuse courait le long de l’échine opalescente des vagues en tressaillant tel un électroencéphalogramme survolté.  Quelques rares mouettes trouaient encore de leur ventre blanc, de leurs cris aigres, le ciel et la mer entremêlés.

À peine si l’homme bougeait, médusé, comme reconstitué. On aurait dit un fantôme en médaillon, diminué par le jeu des ombres. Sans doute quelqu’un de solitaire, au bout de la jetée. Il devait être question d’y construire un phare car une grue cambrait le buste, digne girafe ou divin échassier soignant son port de tête, fanal rosissant dans le semi-obscur ensommeillé. Cet homme paraissait minuscule à ses pieds. »

fire-2730796_640Sam est chauffeur de car et pompier volontaire. Quand un gigantesque incendie éclate, dans cette vallée du Jabron, un homme trouve la mort et Sam, brusquement, décide de s’émanciper de sa mère, il usurpe l’identité de cet ornithologue et s’en va aux Saintes-Maries-de-la-Mer. Tout le monde supposera que c’est lui retrouvé calciné, et considéré comme mort.

japan-2634663_640« Peu de temps après le drame, Élise se terrait, semblable à un ermite, dans sa maison mi-bois mi pierre, au-dessus de la cascade pétrifiée. En arrêt, fantomatique, sur une minuscule plate-forme ceinturée de murets, de barres de granit, qui lui rappelaient l’Irlande, du moins, ce qu’elle en imaginait. Une vision de carte postale, une beauté froide se resserrant sur elle comme un piège.

La maison et la cascade, son univers.

Cet endroit paraissait sans âge ou avoir des millions d’années. Toute la patine antédiluvienne l’avait sédimenté. Des dépôts marins, fluviatiles, lacustres et glaciaires, peu à peu transmutés, rétractés. Poudres de roche, petits lézards incrustés dans le bois, les veines des pierres avec Élise, changée en fossile, statufiée. Son empreinte folle en creux, surgie d’un moule consolidé dans l’espace exact, attitré, qu’occuperait plus tard son squelette.

Cette usurpation va si loin qu’il rencontre Rose, l’amie de Pascal – c’était son prénom –  et évidemment tombe amoureux d’elle.

Ce pourrait être une histoire non pas banale, mais limitée à « l’intrigue ». Or, c’est André Bucher qui écrit. Et rien n’est plat ni lisse avec cet auteur. Tout s’anime et prend vie, jusqu’au moindre caillou. Tout devient fantasque, comme l’est Élise, un bien étrange personnage, on pourrait pour faire court dire qu’elle est folle. Elle est surtout hors circuits fréquentés, hors normes, un peu sorcière ou magicienne, elle est une âme en peine de la perte de son amour, elle est celle qui a accroché des miroirs autour de la paroi, là où jaillissait jadis une cascade, voulant ainsi faire revenir ce qui n’est plus. Belle métaphore. Décor:

provence-346643_640« Peu de temps après le drame, Élise se terrait, semblable à un ermite, dans sa maison mi-bois mi pierre, au-dessus de la cascade pétrifiée. En arrêt, fantomatique, sur une minuscule plate-forme ceinturée de murets, de barres de granit, qui lui rappelaient l’Irlande, du moins, ce qu’elle en imaginait. Une vision de carte postale, une beauté froide se resserrant sur elle comme un piège.

La maison et la cascade, son univers.

Cet endroit paraissait sans âge ou avoir des millions d’années. Toute la patine antédiluvienne l’avait sédimenté. Des dépôts marins, fluviatiles, lacustres et glaciaires, peu à peu transmutés, rétractés. Poudres de roche, petits lézards incrustés dans le bois, les veines des pierres avec Élise, changée en fossile, statufiée. Son empreinte folle en creux, surgie d’un moule consolidé dans l’espace exact, attitré, qu’occuperait plus tard son squelette. »

On suivra donc Sam sur les pas de la vie de Pascal, mais hanté tout le temps par sa mère, parce qu’il l’aime.

forward-2435343_640« Sa mère lui manquait. Pas autant que Rose, mais elle le préoccupait. Charles mis à part, Élise et Sam, s’étaient coupés du monde extérieur. Sam, soudain emporté, s’imagina lui dire: « S’il y a un ciel d’enfer, ma mère, tu l’auras pour toi toute seule. Un ciel d’ogre, un monstre noir, il t’ouvrira les bras, les refermera avant que tu puisses t’échapper. » Et sa mère de lui répondre. « Allez au paradis pour le climat. En enfer pour la compagnie. »

On peut se dire que tout est terriblement improbable dans cette histoire, et par certains côtés ça l’est. Et alors? Ceci est un roman, ceci est une fiction qui se voue à la poésie, à une approche de l’humanité différente et à une narration qui prend en compte ce qui est dans la tête et le cœur d’Élise et Sam. Et rien n’y est simple, tout est questionnement, ces deux êtres sont absolument partie du lieu, chaque feuille qui bouge, chaque animal qui se montre, chaque coup de vent les touche, et agit sur eux. Je ne sais pas si je m’exprime bien, mais il est toujours difficile de parler des livres d’André Bucher – et c’est un compliment. Je ne crois pas connaître quelqu’un qui ose aller si loin en décrivant ce qui ressemble chez Élise à des états de transe ou de délires, quasi permanents. Si, Richard Brautigan, qui est une référence pour Bucher il me semble, comme Thomas McGuane par exemple, Jim Harrison , Carson McCullers… Mais Brautigan, bien que plus sobre dans son écriture, une évidence en lisant André Bucher. Sans toutefois y ressembler, car le décor, la géographie font la différence. La nature est omniprésente, les oiseaux, les arbres, la météo même ont façonné Sam qui est cependant plus en prise avec le monde du quotidien, on va le voir. Le retour chez lui:

bee-eater-4438458_640

« Au loin il apercevait des collines de cailloux blancs qui devenaient bleutés au soleil couchant. Une sensation de vide et d’irréalité. Son moral s’en ressentait. le désir avait des ailes et la tristesse des souliers. Les ailes devaient froisser l’air sec en un léger bruit de succion. Comme des petits baisers. Il essayait de se réconforter, imaginant Rose lui posant un doigt sur ses lèvres ou la façon dont elle le regardait. Il avançait de plus en plus lentement, se sentant lesté d’un poids trop lourd , comme s’il charriait Pascal sur son dos. »

Je m’arrête, ce livre n’est fait que pour être lu, je ne sais même pas si l’interpréter ou le commenter est bon ou utile. On lit et on y entre comme dans un conte fantastique, une surprise à chaque page, une envolée dans le décor de la vallée du Jabron. Mais des vies pourtant bien réelles. Vues du dedans, pas du dehors. Une fin magnifique et dans le droit fil du texte, avec quelques vers d’Emily Dickinson:

« Balayer le cœur avec soin

Mettre l’amour de côté

Nous ne nous en servirons plus

Avant l’éternité »

J’ai beaucoup aimé l’absent, Pascal et sa passion des oiseaux.

André Bucher, Toujours beau, et surprenant.

« Tordre la douleur » – André Bucher – Le Mot et le Reste

« 2015

Un petit soleil souffreteux qui patine et vieillit lui aussi. Depuis le temps qu’il brille. Deux nuages rôdent, ils s’approchent, adoptent la forme des mains sans  parvenir un seul ensemble à l’attraper. Illusion et espoir, l’ombre et la lumière empêtrées dans l’attente d’une solution. Une allégorie de l’ineffable, lancinant théâtre où le chagrin et la douleur jouent à guichets fermés. »

Ma première lecture d’André Bucher, ce fut « Le cabaret des oiseaux », un pur enchantement d’une intense poésie. Ce fut un gros coup de cœur, et j’ai aimé ensuite « Le pays qui vient de loin » et « Pays à vendre ». Ce dernier je lui ai acheté lors d’une dédicace à la Maison de la Presse de St Chély d’Apcher, pour une foire dans le village. Comme lui, j’aime ces régions propices à la poésie, à la contemplation de paysages; il vit dans la vallée du Jabron. Vous trouverez facilement des topos sur son parcours atypique et sur sa vie.

En tous cas, j’ai eu beaucoup de plaisir à retrouver dans ce court roman ce qui m’a tant plu chez lui, à savoir son talent à parler de la nature ( et j’éviterai de parler de « nature writing », même si on retrouve chez cet écrivain les thèmes de cette veine littéraire américaine, l’échelle et les points de vue diffèrent ), c’est ce que je préfère dans ses livres. Je crois que j’aimerai lire un texte de lui sans présence humaine – s’il en existe un, je suis preneuse  ! -. Néanmoins, André Bucher sait faire de très beaux portraits et ici j’adore Bernie; il est pour moi, humainement, le résultat du chagrin et de l’amour, amour vécu, perdu, chagrin installé mais pansé vaille que vaille par une vie dans les montagnes, entouré de nature; Bernie donne vie aux pages que j’ai préférées.

« Le ciel s’ajourait de rose et le soleil se couchait lentement sur la cime enneigée, criblant de ses ultimes rayons par réflexion les sombres parois du versant opposé. La ligne blanche de l’horizon jaunissait et se voilait peu à peu. En contrebas, dans l’étreinte des gorges, la rivière soulignait de son méandre paresseux les bosquets, de saules, d’aulnes et de trembles. »

Sur fond de manifestation de gilets jaunes, plusieurs vies vont se voir bouleversées. Celles de Sylvain et Solange, frère et sœur qui perdent leur mère Sarah

« Après avoir déposé en hommage un petit chardon pourpre au dos de velours sur son écrin de piquants qu’il épingla comme une broche à une gerbe de fleurs, Sylvain fut enclin à s’allonger auprès de la tombe de Sarah et de lui avouer à quel point il se sentait seul, ne pouvant se résigner à se séparer d’elle. »

celle d’Elodie, responsable de la mort de Sarah, celle d’Edith qui fuit un mari violent, et par rebond, celle de Bernie. La vie de Bernie est déjà cernée de chagrin après la mort de son fils de 42 ans, Thomas, qui entraine la séparation d’avec son épouse Annie.

Souvenir de Thomas, enfant.

« Bernie avait hissé son gamin sur ses épaules et imitant le cri du hibou, il faisait mine de s’envoler. La lune se pavanait, son disque argenté oscillait doucement, elle tournoyait telle une toupie à la parade. Thomas, survolté, battait des mains, allongeant ses petits bras pour la toucher pendant que des centaines d’étoiles somnolentes et paresseuses striaient le ciel de leurs providentielles flèches de lumière et cris silencieux. »

Bernie s’installe dans les hauteurs des Alpes- de- Haute -Provence, amoureux de la forêt et des arbres qu’il entretient avec amour et passion, se sentant là entouré de bras amis .

Tous ces personnages vont interagir de près ou de loin, jusqu’à une fin lumineuse et réconfortante. Une fin qui laisse se dégager l’horizon des personnages, une autre vie, un autre lieu et d’autres espoirs.

Il en faut, du réconfort, car l’histoire se déroule en hiver, l’auteur évite ainsi l’image prévisible de la Haute Provence en été, la présentant plutôt dans sa réalité nue et crue de la mauvaise saison .

« Le lendemain, six décembre, Bernie ne risquait pas d’en oublier la date, des tourbillons cernèrent en continu puis disloquèrent l’énorme masse épandue dont des lambeaux blafards se détachaient en claquant pire que des draps suspendus à un étendoir.

La pluie vint s’en mêler durant deux jours sans discontinuer, lestant la couche neigeuse d’un poids tel que les chênes, les érables et peupliers, encore pourvus de leur frondaison, ne purent le supporter. Le vent en embuscade s’offrit une ultime apparition, parachevant le travail.

Bernie, très affecté, inventoria les dégâts. La forêt ravagée, des centaines d’arbres déracinés, scalpés, mutilés sur pied, qu’il conviendrait hélas d’abattre.

Il révisa son jugement, les arbres également étaient capables de souffrir. »

Et puis ça met en phase le décor et les humeurs des personnages, touchés par le chagrin, le deuil, la colère, le désir de vengeance, mais aussi la soif d’amour et de réconfort. Bernie sait donner de la compassion et de l’amitié autant aux êtres qu’aux arbres en souffrance, c’est en cela qu’il est mon préféré. Il offre un répit, une attention désintéressée. J’aime Bernie. Il fait à lui seul de ce livre un livre plein d’amour.

C’est un très beau livre, rugueux parfois et en même temps très sensuel, André Bucher traite ses personnages avec respect, tendresse et tient à distance les malfaisants d’une plume ferme sans haine stérile.

Lecture qui enveloppe la lectrice, ça se lit d’une traite. Et au risque de me répéter: j’aime Bernie. Je termine comme le livre avec Élodie:

« Dehors, un océan laiteux cernait le garage. De la terrasse, elle distinguait au loin le village engoncé sous son manteau blanc. Un animal cloué au sol et empêché de bondir. Tout autour, les montagnes, ces belles endormies et le ciel couleur de cendres, sa chape de plomb refermée sur leur sommeil. Parfois sur la route, entre les congères, l’ombre fantôme d’une voiture, vite engloutie par le silence.

Elle huma l’air et son odeur singulière. Les fruits en coton de la neige se répandaient à nouveau sur la plaine comme un doux duvet sur une blessure. »

Vous trouverez ci-dessous dans les commentaires une interview d’André Bucher, partagée avec moi par Benoit