« La promo 49 » de Don Carpenter – Editions Cambourakis, traduit par Céline Leroy

couv-la-promo-49Devant une photo de groupe un peu fanée, Don Carpenter désigne un à un des visages, y pose un nom,  un caractère, une anecdote et la mémoire s’enclenche, le souvenir émerge, la photo s’éclaire et prend vie;  défilent alors sous nos yeux des instantanés : 1949,  Portland, Oregon. Un groupe d’amis, de jeunes gens qui terminent le lycée. En 24 courts chapitres, l’auteur, dans une langue sobre, distanciée, retrace ces moments somme toute assez communs de la vie des adolescents, et de ce temps où l’on bascule vers l’âge adulte, avec plus ou moins de brutalité. Une virée en voiture, l’alcool, la découverte du sexe de façons diverses, le drive-in, les petits boulots, les rêves et les déceptions; chagrins, colères, rancunes, les rires ou les larmes, les défis plus ou moins stupides ou dangereux; bref, toutes les expériences qu’on veut tenter à cet âge, avant de devenir adulte et d’envisager le futur. Don Carpenter avait 18 ans en 1949; il nous rend ici, avec beaucoup de pudeur et de délicatesse le portrait de groupe de cette jeunesse américaine d’après-guerre, à l’aube des strictes années 50.

fremont-bridge-393276_1280Il faut une grande plume pour dire en si peu de mots tant de choses. Certains chapitres m’ont beaucoup touchée, comme « Alice Quelquechose », « 457 Hudson Street », « Marietta Tsubrouski » ou « Une demande en mariage ».

Le premier si court, à peine une page, aussi bref que l’apparition d’Alice, triste comme une absence même pas remarquée, comme son nom inconnu ou si vite oublié .

Le second, rencontre avec Toby Keeling, l’amateur de littérature, poète, qui  va croiser un an après son bac « l’exemple même du prolétaire instruit », et l’aventure qui en découle…

Plus drôle, Marietta, serveuse au drive-in, amoureuse secrètement de George, client imperturbable et routinier. Pleine de vie elle ne désespère pas:

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Auteur : Mattinbgn

 « Et si on allait draguer sur Broadway? proposa-t-elle à Thalia en démarrant. Thalia rit. Marietta ajouta : « On pourrait se trouver des garçons et les emmener sur Marine Drive ou au Rocky Butte. » Thalia rit de plus belle. « On pourrait leur caresser les pectoraux. », poursuivit Marietta. Thalia hurla de rire, et elles se rendirent au drive-in pour un dernier hamburger, se sentant libres et pleines d’audace, et Marietta se gara juste à côté de la place habituelle de George Sweet, et ô surprise, George était là, l’air totalement défait, tout seul, avachi derrière le volant. »

Et enfin, la demande en mariage de Lew à Dorothy, 18 ans tous les deux. Parlant du médecin, Lew :

« Il m’a dit que je pouvais tenir le coup encore dix ans, mais j’imagine qu’en fait c’est plutôt cinq. Je crois que j’ai été égoïste. Mais je t’aime et je veux t’épouser. Quand j’aurais passé l’arme à gauche, tu seras encore jeune et tu pourras te remarier et m’oublier complètement. »

Tous ces petits films s’enchaînent, et finissent par se mêler, les différents personnages se croisant ici et là, jusqu’à la photo qui clôt l’album :  « Un double enterrement », magnifique et bouleversant rush de fin .

À Portland, 1949, on entend ça à la radio :

C’est un livre qui parle, on écoute la voix du narrateur, on entend cette voix qui doucement nous remémore nos 16 ans, en un autre temps, certes, mais je me suis dit que cette période où l’on veut faire sauter les carcans, briser le cocon, prendre la fuite ou simplement grandir, le bouleversement intérieur de cet âge dans la vie des hommes n’a pas beaucoup varié. J’ai aussi, inévitablement, repensé à « Price » de Steve Tesich, Daniel Price si vivace en soi quand on l’a rencontré, et ses amis Billy Freund et Larry Misiora, sans oublier Rachel. Quand on entend une caissière dire à Daniel Price : « Jusqu’à quel âge on a encore toute sa vie devant soi ? ». La même question se pose aux jeunes gens dont nous parle Don Carpenter . L’éternelle question de l’adolescence : Que sera ma vie et quelle personne serai-je ? Ce livre nous rappelle à quel point trouver une réponse peut être difficile .

 J’aime cette écriture impeccable, dont la sobriété laisse toute la place au sens. J’ai aimé ces personnages, la peinture de  l’époque ( les cheveux bien peignés et la raie sur le côté troqués contre un jean, un pull à col roulé et des chaussures de basket…). Est paru cette année chez le même éditeur  : « Deux comédiens » , une très probable lecture pour moi plus tard.

« Karoo » de Steve Tesich – Monsieur Toussaint Louverture, traduit par Anne Wicke

CV KarooDeuxième et dernier roman de Steve Tesich ( il meurt quelques jours après l’avoir terminé, en 1996 ), et cependant publié avant « Price » dont j’ai dit ici tout le bien que j’en pense, « Karoo » est un livre – je cherche les mots qui se rapprocheraient le plus de ce que j’ai ressenti…- étrange et agaçant. De très nombreux articles ont été écrits sur ce roman, souvent élogieux, et c’est donc difficile d’en dire autre chose. Je m’en tiens à mes impressions de lecture personnelles. Ce fut une immersion dans la peau d’un type pitoyable humainement, cynique socialement, immature affectivement. Souvent ridicule, toujours menteur, il est face à son miroir en toutes circonstances, il joue en permanence, il n’est que vernis, façade et trompe-l’œil. En bref – si on peut résumer un personnage de ce genre à ça – c’est ce qu’on aime appeler couramment un sale type. Mais bien évidemment, le livre ne se résume pas à si peu. 

Saul Karoo, script doctor ( métier qui consiste à remanier une mauvaise histoire pour en faire un succès commercial, mais aussi à massacrer des chefs-d’œuvre pour les faire entrer dans les normes hollywoodiennes) représente à lui tout seul le microcosme de ce monde du cinéma des années 90.

« Je garde l’oeil sur l’histoire, sur l’intrigue, et j’élimine tout et tous ceux qui n’y contribuent pas. Je simplifie la condition humaine(…). Il m’arrive de me dire que cette approche à été mise en pratique dans la vraie vie, que des hommes comme Adolf Hitler, Joseph Staline, Pol Pot, Nicolae Ceausescu et d’autres ont intégré à leurs projets certaines techniques que j’utilise pour plier un scénario. Je pense parfois que tous les tyrans sont des écrivaillons glorifiés, des hommes qui réécrivent, comme moi. »

hollywood-185245_1280A travers cette figure d’homme égoïste, ce Karoo que plus rien ne grise, même les pires beuveries, qui n’aime pas, rien ni personne, qui se regarde avec un œil toujours indulgent et amical, à travers ce piètre monsieur affleure l’image d’un monde en pleine déliquescence, un univers très urbain, artificiel, où ne filtre pas la lumière naturelle, tout semble être sous celle des projecteurs. Un jour pourtant apparaît  Leïla Millar – dont je ne vous dis rien, bien sûr ! – qui va déclencher ce qui mènera Karoo à sa fin. Cette fin, Saul Karoo la met en scène, il ne sait pas faire autrement, sous la forme du scénario qu’il a toujours rêvé d’écrire lui-même, dans lequel il se vit en Ulysse…

L’écriture de Steve Tesich est ici assez polymorphe, avec des passages très drôles, d’autres où l’on regarde tout ça comme un entomologiste avec son microscope. Les passages les plus comiques sont ceux où Karoo triche, ment en  se donnant l’absolution. C’est une vraie tête à claques, pompeux et imbu de lui-même et quand il devrait, à la fin, nous inspirer quelque compassion, eh bien non, pas moyen…Enfin moi je n’ai pas pu.

Mon seul bémol est le tout un peu long et redondant parfois, car au fond, il ne se passe » rien » durant la première moitié du roman, on observe Saul Karoo dans ses œuvres, c’est drôle, c’est intéressant aussi, mais ç’aurait pu être plus court avec la même efficacité. Il faut l’irruption de Leïla pour que quelque chose d’inéluctable se mette en mouvement, jusqu’au fatal dénouement.

J’ai très nettement préféré « Price », que j’ai adoré et auquel je pense encore, sans doute parce que le jeune Daniel m’est sympathique, que son monde est plus proche du mien, que c’est un autre versant de l’Amérique qui y est dépeint, plus quotidien, parce que Price aime comme un fou, aussi… Des lecteurs se sont d’ailleurs interrogés sur ce qui lie Daniel Price et Saul Karoo, le second comme image inversée du premier, ou ce qu’il en advint par les effets nocifs de la vie…J’ai trop aimé Daniel pour penser ça. Par contre, au vu de l’histoire de Steve Tesich on perçoit bien le côté autobiographique. Mais quoi qu’il en soit, ce Karoo qui comme le faisait Daniel Price à sa façon, fait son cinéma, ce bonhomme pas franchement antipathique mais plutôt pathétique, ce type reste plus qu’une figure, un symbole d’une société qui s’auto-détruit en plastronnant.

« Jay Cromwell était un producteur de films, mais il aurait tout aussi bien pu être un chef d’État ou une figure religieuse charismatique aux pouvoirs mystiques.

C’était dans sa voix. dans ses yeux. Dans ses dents. Dans ce terrible front beaucoup trop grand. […] C’était le seul homme véritablement mauvais que je connaissais. Il était aussi mauvais que l’herbe verte. C’était un monolithe de traîtrise infinie, au point qu’il m’arrivait de me plaire en sa compagnie pour la simple raison que, comparé à lui, j’étais la grande force morale de mon époque. »End_or_begining_of_the_Walk_of_Fame_at_dusk_m

Ce petit extrait est de ceux, nombreux, qui m’ont ravie au cours de ma lecture, pour le ton d’une ironie acerbe et désabusée, comme je l’aime.

Bien sûr et une fois encore, il est question de rédemption, mais ici elle sera impossible. En tous cas, écriture formidable ( merci la traductrice ), et ce livre salué par la critique, qualifié de nombreuses fois de chef-d’œuvre, sort du lot par son ton grinçant. J’ai bien aimé, pas autant que ce que j’avais espéré ( effet pervers des lectures de la presse ) , mais attention, ce roman sort néanmoins largement du lot .

« Price » de Steve Tesich – Editions Monsieur Toussaint Louverture, traduit par Jeanine Hérisson

Price » 29 Septembre. Aujourd’hui, j’ai quitté l’endroit où j’ai grandi, convaincu que le destin n’est qu’un mirage. Pour autant que je sache, il n’y a que la vie, et je me réjouis à l’idée de la vivre.

Ainsi commençait le journal de James Donovan. 

Et je m’en allais par le monde. »

Ainsi se termine ce livre, sur un abandon et un départ…Difficile de quitter ce roman. Steve Tesich, dans une narration fluide, douce, raconte une histoire cruelle, des histoires cruelles, des histoires d’amour, l’histoire d’un jeune homme qui se construit dans la douleur d’un père mourant, dans une rencontre avec Rachel, versatile, secrète, qui se joue sans cesse de ses sentiments…East Chicago, le bac en poche, trois amis qui se questionnent sur leur avenir, entre parents absents, trop aimants ou pas assez. Daniel Price a 18 ans et tout ce qui va avec cet âge, questions sur l’avenir, sur le destin – tout tracé ou non ? – , les filles, l’amour, la sexualité…Tout ça en espérant échapper à la raffinerie de pétrole et à la même routine que celle vécue par son père, jusqu’à la maladie.

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« Le problème avec l’amour, reprit-il autant pour lui que pour moi, c’est que c’est à la fois un poison et un antidote – et qu’on ne sait jamais vraiment lequel des deux on avale. »

Mais le livre raconte aussi ce que sera Steve Tesich : un écrivain et un scénariste. Car Daniel « se fait des films ». Du début jusqu’à la fin du livre, on l’écoute imaginer tout ce qu’il ne vit pas, toutes ses frustrations et le moyen de s’en débarrasser, les mots qu’il devrait dire, les gestes qu’il devrait faire, il met au point des stratégies qu’il n’utilisera presque jamais…Et il écrit les journaux intimes des autres pour tenter de se mettre à leur place, de se placer dans leur point de vue. Et d’un tout jeune adulte qui ne sait pas encore que faire, comment le faire, aimer et comment aimer, naît un écrivain.

Il faut parler aussi de la maman, grande et belle femme serbe, dont l’accent et l’organisation des phrases sont remarquablement rendus par la traductrice. Elle est pour moi un très beau personnage du roman, avec ses rites, son calme imperturbable, et sa sensibilité, elle est l’équilibre de Daniel, sans qu’il s’en rende compte.

Qu’on ne s’y trompe pas, ce livre est sombre, lucide et – enfin je l’ai senti comme ça – désespéré…

J’ai tout aimé dans ce livre; un sujet maintes fois traité, mais abordé sous un angle tel qu’il apparaît sous un nouveau jour, la douleur qui s’en dégage et qu’on partage avec Daniel, celle qui surgit face à la réalité du monde, les sentiments forts que j’ai éprouvé pour les protagonistes de l’histoire ( oh ! Freund !…), la tristesse en arrivant à la fin et…la bibliothécaire.

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« Et puis je me mis à penser à elle. Depuis tant d’années que je la connaissais, pour moi, elle avait toujours été « la vieille bibliothécaire ». Et voilà qu’elle devenait Mademoiselle Day. Je me demandais quel pouvait être son prénom et pourquoi elle ne s’était jamais mariée. Peut-être les livres étaient-ils plus faciles à comprendre et à aimer que les gens. »

Vous pouvez par la même occasion aller visiter le site de cette belle maison d’éditions, Monsieur Toussaint Louverture .

Editeur qui avec humour a écrit à propos de l’objet – livre lui-même : « La couverture est du Loop Uncoated Vellum de  290 grammes imprimé en offset, puis cogné typographiquement pour lui apprendre la vie.«  ( ben moi, je trouve ça drôle, pas vous ?)

Et pour parfaire la beauté du livre, gravées sur la tranche ces courtes phrases tirées du roman :

 » Des choses mortes, de vieux rêves brisés, nous en avons tous, nos têtes en sont pleines, la mienne en tous cas, elle en est pleine. À une époque pourtant, c’était une cage à oiseaux, propre et nette. Il y avait un rossignol à l’intérieur, et il chantait d’une voix pure et fraîche…la chanson de ma vie. »