Deuxième et dernier roman de Steve Tesich ( il meurt quelques jours après l’avoir terminé, en 1996 ), et cependant publié avant « Price » dont j’ai dit ici tout le bien que j’en pense, « Karoo » est un livre – je cherche les mots qui se rapprocheraient le plus de ce que j’ai ressenti…- étrange et agaçant. De très nombreux articles ont été écrits sur ce roman, souvent élogieux, et c’est donc difficile d’en dire autre chose. Je m’en tiens à mes impressions de lecture personnelles. Ce fut une immersion dans la peau d’un type pitoyable humainement, cynique socialement, immature affectivement. Souvent ridicule, toujours menteur, il est face à son miroir en toutes circonstances, il joue en permanence, il n’est que vernis, façade et trompe-l’œil. En bref – si on peut résumer un personnage de ce genre à ça – c’est ce qu’on aime appeler couramment un sale type. Mais bien évidemment, le livre ne se résume pas à si peu.
Saul Karoo, script doctor ( métier qui consiste à remanier une mauvaise histoire pour en faire un succès commercial, mais aussi à massacrer des chefs-d’œuvre pour les faire entrer dans les normes hollywoodiennes) représente à lui tout seul le microcosme de ce monde du cinéma des années 90.
« Je garde l’oeil sur l’histoire, sur l’intrigue, et j’élimine tout et tous ceux qui n’y contribuent pas. Je simplifie la condition humaine(…). Il m’arrive de me dire que cette approche à été mise en pratique dans la vraie vie, que des hommes comme Adolf Hitler, Joseph Staline, Pol Pot, Nicolae Ceausescu et d’autres ont intégré à leurs projets certaines techniques que j’utilise pour plier un scénario. Je pense parfois que tous les tyrans sont des écrivaillons glorifiés, des hommes qui réécrivent, comme moi. »A travers cette figure d’homme égoïste, ce Karoo que plus rien ne grise, même les pires beuveries, qui n’aime pas, rien ni personne, qui se regarde avec un œil toujours indulgent et amical, à travers ce piètre monsieur affleure l’image d’un monde en pleine déliquescence, un univers très urbain, artificiel, où ne filtre pas la lumière naturelle, tout semble être sous celle des projecteurs. Un jour pourtant apparaît Leïla Millar – dont je ne vous dis rien, bien sûr ! – qui va déclencher ce qui mènera Karoo à sa fin. Cette fin, Saul Karoo la met en scène, il ne sait pas faire autrement, sous la forme du scénario qu’il a toujours rêvé d’écrire lui-même, dans lequel il se vit en Ulysse…
L’écriture de Steve Tesich est ici assez polymorphe, avec des passages très drôles, d’autres où l’on regarde tout ça comme un entomologiste avec son microscope. Les passages les plus comiques sont ceux où Karoo triche, ment en se donnant l’absolution. C’est une vraie tête à claques, pompeux et imbu de lui-même et quand il devrait, à la fin, nous inspirer quelque compassion, eh bien non, pas moyen…Enfin moi je n’ai pas pu.
Mon seul bémol est le tout un peu long et redondant parfois, car au fond, il ne se passe » rien » durant la première moitié du roman, on observe Saul Karoo dans ses œuvres, c’est drôle, c’est intéressant aussi, mais ç’aurait pu être plus court avec la même efficacité. Il faut l’irruption de Leïla pour que quelque chose d’inéluctable se mette en mouvement, jusqu’au fatal dénouement.
J’ai très nettement préféré « Price », que j’ai adoré et auquel je pense encore, sans doute parce que le jeune Daniel m’est sympathique, que son monde est plus proche du mien, que c’est un autre versant de l’Amérique qui y est dépeint, plus quotidien, parce que Price aime comme un fou, aussi… Des lecteurs se sont d’ailleurs interrogés sur ce qui lie Daniel Price et Saul Karoo, le second comme image inversée du premier, ou ce qu’il en advint par les effets nocifs de la vie…J’ai trop aimé Daniel pour penser ça. Par contre, au vu de l’histoire de Steve Tesich on perçoit bien le côté autobiographique. Mais quoi qu’il en soit, ce Karoo qui comme le faisait Daniel Price à sa façon, fait son cinéma, ce bonhomme pas franchement antipathique mais plutôt pathétique, ce type reste plus qu’une figure, un symbole d’une société qui s’auto-détruit en plastronnant.
« Jay Cromwell était un producteur de films, mais il aurait tout aussi bien pu être un chef d’État ou une figure religieuse charismatique aux pouvoirs mystiques.
C’était dans sa voix. dans ses yeux. Dans ses dents. Dans ce terrible front beaucoup trop grand. […] C’était le seul homme véritablement mauvais que je connaissais. Il était aussi mauvais que l’herbe verte. C’était un monolithe de traîtrise infinie, au point qu’il m’arrivait de me plaire en sa compagnie pour la simple raison que, comparé à lui, j’étais la grande force morale de mon époque. »
Ce petit extrait est de ceux, nombreux, qui m’ont ravie au cours de ma lecture, pour le ton d’une ironie acerbe et désabusée, comme je l’aime.
Bien sûr et une fois encore, il est question de rédemption, mais ici elle sera impossible. En tous cas, écriture formidable ( merci la traductrice ), et ce livre salué par la critique, qualifié de nombreuses fois de chef-d’œuvre, sort du lot par son ton grinçant. J’ai bien aimé, pas autant que ce que j’avais espéré ( effet pervers des lectures de la presse ) , mais attention, ce roman sort néanmoins largement du lot .
Que Karoo n’inspire pas la sympathie, c’est le moins que l’on puisse dire ! J’ai beaucoup aimé ce roman, notamment pour cet humour cynique, ce ton grinçant que tu évoques.
Je n’ai pas encore lu Price, mais c’est prévu au programme…
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Il n’y a pas cet esprit cynique dans « Price », mais j’ai été plus sensible à l’ambiance, et aux personnages. Ceci dit, Karoo, un sale type de première, oui.
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J’ai eu cette impression d’agacement permanent (qui a nui à ma lecture) avec le roman de John Kennedy Toole : La conjuration des imbéciles que beaucoup tiennent pour un chef d’oeuvre. Impossible de supporter Ignatius Reilly plus de 150 pages, impossible !
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Tiens, c’est pareil pour moi…On se sent pas normal dans ces cas, et puis on se dit oui, mais c’est comme ça. Par contre, « La bible de néon », j’avais été très touchée.
Pour Karoo, j’ai bien aimé, mais pas chef d’oeuvre pour moi, et un poil trop long (allez…un cheveu…long ), mais sympa
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« Sympa » est un terme un peu désinvolte pour évoquer une œuvre aussi puissante.
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Peut-être,je dois être un peu désinvolte ! Sans doute pas avec le talent de Karoo ! 🙂
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Surtout ne le prenez pas mal, hein? On peut trouver le personnage de Karoo cynique, insupportable dans son aigreur, son matérialisme et son absence d’humanité. On peut aussi être sensible à sa transformation progressive, troublante mais finalement pathétique. On peut alors le trouver humain, trop humain et se dire que l’auteur, lui aussi scénariste, a mis beaucoup de sa vie dans les deux facettes d’un personnage complexe à la recherche illusoire de la rédemption pour hélas et curieusement disparaître avant la publication de son roman (Leila disparait elle aussi avant la première du film, n’oubliez pas!). Lourdes à porter, ces tragédies américaines! C’est aussi la croix que portent beaucoup de personnages de la littérature outre-atlantique. Voici peut-être la raison pour laquelle cette littérature est aussi attachante, forte mais aussi terrifiante. Elle devrait, je crois, provoquer des réactions fortes et tranchées. « Sympa », trop léger, ne me semble pas aller. C’est tout. Amicalement. Mirabelle.
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Non ! Je ne le prends pas mal ! Je suis par ailleurs d’accord avec vous sur la littérature américaine, qu est celle que je préfère; dans le cas de Karoo, si on fait abstraction du côté autobiographique, sa tragédie est sans doute de vivre dans trop d’insouciances de toutes sortes et pour moi, ce livre-ci n’a pas la force émotionnelle de « Price » , oui, vous avez raison encore, Tesich y a mis de son histoire ( dans les 2 romans, hein ! ), mais ça reste de la littérature. En fait, c’est très subjectif, n’est-ce pas, ce que nous ressentons, notre vécu aussi, à nous lecteurs, entre en scène parfois plus que de raison, mais la raison…on s’en fout quand on lit ! Ce livre, si je dis « sympa » c’est juste qu’il ne m’a pas transportée comme l’a fait « Price » que j’avais lu avant et qui reste en moi encore très puissamment.
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Vous me donnez envie de lire Price. On en parlera, j’espère. En tout cas, félicitations pour votre blog que je découvre aujourd’hui.
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Merci, c’ets mon lieu d’expression, j’en profite et j’y ai noué de solides amitiés littéraires. Au plaisir !
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Est il possible d’aimer un livre dont le héros est un sale type ? Un monstre, un paumé, un fou, un looser, peut-être, mais juste un sale type ???
Je m’interroge et t’embrasse !
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ben en fait, oui,peut-être parce qu’il y a un pendant au sale type ( son ex-femme et son fils ) En fait, j’ai peut-être mal pesé le terme « sale type », parce que c’est surtout un égocentrique monstrueux qui arrive toujours à valider ses actes les plus honteux…ben oui, si, un sale type…Mais comme on est l’observateur de sa chute, qu’on la voit venir et pas lui, c’est intéressant. Et puis Steve Tesich arrive à le rendre si ridicule, à nous faire rire de lui, alors oui, on peut aimer le livre. Dans les exemples frappants de ce truc, aimer un livre dont le « héros » est un sale type, David Vann et le personnage du père de « Sukkwan Island » a fait très fort, j’ai ressenti une telle colère en le voyant agir ! C’est bien qu’un auteur, avec un personnage fictif, arrive à nous faire ressentir ça aussi…tu vois ce que je veux dire, ma fée ?
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en fait, on aime le livre, pas le sale type, tout simplement !
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C’est intéressant de voir par l’intérieur le fonctionnement d’un sale type : on se sent anthropologue. L’humanité ne peut pas être définie sans eux, hélas. J’ai moi aussi beaucoup apprécié ce roman …et son héros hors-norme.
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c’est ça, on fait de l’anthropologie. Intéressant, et en plus on rit
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Je n’ai toujours pas lu Steve Tesich! Mais je note celui-là malgré tout car ma PAL va exploser!
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nous en sommes tou à ce point !l’angoisse de la pile ! ;D
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Ce que j’aime en fait c’est lire sur les livres sur ton blog. Je n’ai pas assez de temps pour tout lire et j’en suis triste. Alors merci pour tous ces billets qui m’en donnent envie. Ce livre entre ma TO READ liste. A plus tard.
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Je suis comme toi ! Je lis des choses passionnantes chez les autres et je n’arrive pas à faire baisser la pile ! Pas beaucoup lu ces jours-ci, de la famille venue de loin à la maison ( Tahiti ) et donc peu de temps. Je vais m’y remettre !
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Profites bien de ta famille car les moments comme ça créent de belles histoires aussi.
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bien sûr ! c’est vrai, surtout quand on est si loin et qu’on se retrouve, on a des tonnes de choses à se raconter, c’est bien ! Tu dois connaitre ça toi aussi !
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I do! 😊
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