« Roca Pelada » – Eduardo Fernando Varela- éditions Métailié, bibliothèque hispano-américain, traduit par François Gaudry (Argentine)

« Le détachement militaire du col de Roca Pelada était perché au-dessus de toutes les villes de la planète et de presque toutes les espèces vivantes, à deux mille mètres à peine sous la ligne de survie, et pour y accéder il était plus facile de descendre d’un nuage que de grimper la cordillère. Un peu plus haut commençait la zone de la mort où la nature n’y permettait que de brèves escapades à condition de se contenter de planter rapidement un drapeau au sommet, d’enterrer un parchemin pour mémoire, ou de placer une borne frontalière et de redescendre immédiatement. »

Après le très impressionnant « Patagonie route 203 », revoici Eduardo Fernando Varela avec ce roman absolument étonnant, surprenant, posé comme entre ciel et terre au sommet de la cordillère des Andes. Voici la vie de deux garnisons qui surveillent face à face deux frontières mouvantes dans un lieu onirique et pourtant bien réel où les éléments naturels sont les rois. Un lieu magique dans lequel les êtres humains sont bien faibles, même en uniforme, soumis aux aléas du climat et aux puissances telluriques. Conversation entre le Lieutenant Costa et son Sergent Quipildor après la disparition d’une météorite disparue de la ligne de frontière , un de mes passages préférés, qui représente bien le ton du livre:

« Maudits vautours, ils ont emporté l’original et mis à la place un vulgaire rocher de la cordillère. Il est impossible qu’un fossile de coquillage provienne des confins de l’univers.

Quipildor saisit la balle au bond:

-Ça prouverait qu’il y a de la vie sur d’autres planètes, lieutenant, déclara avec provocation le sergent, mais sur un ton faussement soumis, décidé à contredire cet officier arrogant qui se prenait pour un savant parce qu’il savait lire.

-Ne faites pas le malin, sergent. Ici, c’est moi qui dis ce qu’il faut penser. Compris?

-Compris, lieutenant, mais moi j’aimerais bien savoir comment fait un coquillage pour traverser la plaine depuis la côte et grimper sur l’altiplano. Ça lui prendrait des millions d’années, à condition de ne pas se faire écrabouiller par une vache. Le plus probable c’est que ça vient de l’espace, une météorite voyage beaucoup plus rapidement qu’un coquillage.

-Vous avez une idée de ce qu’il y avait ici avant  que la cordillère se forme?

-À vous de me dire, lieutenant, et moi je vous crois, mais ne me racontez pas encore qu’ici il y avait un océan. Je suis sergent, mais pas taré.

Costa rengaina son pistolet et chercha dans ses affaires un carnet pour expliquer par un dessin au sergent le choc des failles qui avait formé la cordillère, puis il y renonça. Il avait déjà essayé plusieurs fois, en vain.

-Il vaut mieux qu’on reparte, ordonna-t-il, lassé de supporter cet homme.

Et il se prépara pour le long retour au détachement. »

Je dis chapeau bas à cet écrivain, parce que ce qu’il écrit là est absolument unique en son genre. On retrouve la fantaisie dont est souvent empreinte la littérature sud-américaine, on retrouve des espaces naturels où la « magie » règne. Par magie, il faut entendre que sur cette frontière mouvante, il se produit des phénomènes qui désemparent les hommes postés là. 

On peut dire que cette histoire touche au surréalisme et à l’absurde. L’auteur révèle la force d’un lieu traversé de mythes, d’apparitions, de « passants » aperçus de loin, un lieu soumis aux forces telluriques et aux éléments, bien plus qu’il n’est soumis aux hommes qui entendent se le partager. C’est à ce partage factice et ridicule que se consacrent les deux garnisons, se surveillant sans cesse. On ajoute à cet endroit qui craque, vibre et résonne une voie ferrée, un train – parfois fantôme – qui ravitaille et qui va aussi semer le trouble. Quand le chef d’une des parties est remplacé par une femme commence une confrontation qui va établir peu à peu un vrai chaos, un flou de ces deux garnisons qui se regardent en chiens de faïence, pour des enjeux qu’on a du mal à comprendre totalement. Une satire des états et de leurs limites géographiques, un regard acerbe sur cette propension à mettre des frontières qui n’ont que très peu de sens…

Enfin, car je ne ferai pas plus long, mais j’ai adoré l’humour grinçant, chargé d’ironie, la façon qu’à l’auteur de désamorcer la gravité. Ainsi, les personnages composant les escadrons, de pauvres gens déplacés de leur lieu coutumier pour se retrouver sur ces hauteurs hostiles: les cavernicoles, les tropicaux, tous mâchouillent sans cesse de la coca. Il y a les orages magnétiques, les geysers, les pluies de météorites…Les vieux incas qui érigent de drôles de tertres de cailloux, les apachetas…dont on apprend en riant à la toute fin du livre ( et on ne triche pas !) ce que sont ces tertres de pierres.

« -Que diable êtes-vous en train de faire?

-Tu veux vraiment que je te l’explique, troufion?

-Je veux parler des apachetas. Toutes celles qu’on voit depuis le col n’étaient donc que les endroits où vous…

-Certaines, pas toutes. Tu me prends pour qui? l’interrompit le vieux.

-Ce n’étaient pas des repères qui indiquaient le Qhapaqñan?

-Je ne sais pas d’où vous sortez tous ces trucs, vous autres! Pour nous, le Qhapaqñan, il est ici, dit le vieux en posant une main sur son front.

-Pourquoi vous construisez des apachetas?

-C’est un vieux rituel, on rend à la Pachamama ce qu’elle nous donne pour la remercier de sa générosité, et elle le transforme en nourriture. C’est come ça qu’on survit depuis des siècles. »

Un très bon livre qui parle en ligne de fond du pouvoir et de ses mesquineries, cette tentative de dominer un univers qui ne se laisse pas faire…on assiste à une grande débandade, on va de surprise en surprise, l’auteur fait preuve d’une imagination débordante pour une histoire drôlatique, grotesque mais infiniment intelligente et philosophique.

Un régal, du bonheur, bravo !

« Patagonie route 203 » – Eduardo Fernando Varela – Métailié, bibliothèque hispano-américaine, traduit par François Gaudry

« La route traversait la steppe et s’étendait comme un trait sinueux entre collines et vallées, puis montait et descendait par les flancs, si bien que la ligne de l’horizon s’inclinait, restant dans cette position pendant des kilomètres comme si elle flottait dans l’air. vers la cordillère, le continent courbait l’échine comme un félin prêt à bondir; vers l’océan, le ciel et l’horizon se disputaient une immense plaine. le vent qui descendait des glaces éternelles agitait les herbages d’une caresse nerveuse comme s’il dépeignait la terre. Quand les rafales se mêlaient à la brise de mer, d’énormes tourbillons de poussière grimpaient au ciel en lentes spirales. Au loin, confondu avec le paysage, le camion roulait en oscillant à un rythme qui semblait sourdre des profondeurs de la planète. Les courbes molles du terrain lui donnaient des allures de serpent paresseux et, plus qu’un déplacement, c’était un glissement, une reptation liquide sur la surface inclinée. »

Voici un livre étrange et original…Un roman dans lequel il faut entrer et rester jusqu’au bout. Cette lecture a quelque chose d’hypnotique, d’envoûtant et de perturbant. Un road-trip plein de lenteur, de détours, de véhicules improbables, d’apparitions et de disparitions. Un voyage onirique en camion avec Parker. Campement:

« De loin, le campement de Parker évoquait les contours d’un village miniature découpé sur le rouge furieux des nuages, dont les lueurs semblaient défier la Voie lactée. La steppe désolée était son habitat préféré, la dernière partie qui lui restait des nombreuses qu’il avait perdues au long de sa vie, seul et unique au monde où il se sentait bien et en sécurité. Il éprouvait dans ces paysages une félicité profonde, comme s’il vivait un exil intérieur qui le préservait de tous les maux de la terre, et il passait des journées entières installé dans ces vastes étendues anonymes. Parfois il allongeait ses trajets sciemment des routes secondaires qui distendaient au maximum cet espace de temps magique, comme un état de grâce, entre le départ et l’arrivée. »

Parker fuit, se cache un peu, mais pas tant que ça, Parker transporte des choses diverses sans déclarations. Parker est un solitaire après des mésaventures collectives. Il parle seul. Quand il parle avec un autre humain, ça peut donner ça:

« -Quel drôle de type vous faites, vous n’êtes pas d’ici, hein? demanda le journaliste.

Le regard de Parker, hautain, se perdit au loin, tandis que l’autre montrait du doigt l’étui de saxophone et attendait une réponse.

-Ici personne n’est d’ici, ils viennent tous d’ailleurs. Ceux qui étaient d’ici n’existent plus.

-Et vous êtes camionneur comme ma grand-mère, els vrais camionneurs ne jouent pas de la trompette.

-C’est un saxo, pas une trompette.

-C’est pire.

Le journaliste réfléchit quelques secondes.

-On vous appelle Parker parce que vous jouez du saxo?

-Non, à cause du stylo que j’avais gagné à une tombola de l’école, j’ai eu mon quart d’heure de célébrité.

-Et vous allez où comme ça?

-Je transporte des fruits depuis les vallées jusqu’au port, en évitant l’espèce humaine, je vous l’ai déjà dit mille fois.

-Alors je ne dois pas faire partie de l’espèce humaine. Je suis flatté. »

Parker ferait un exceptionnel personnage de bande – dessinée, tout le roman d’ailleurs. Parker en camion, sauf quand il fait du vélo à voile…Passionnant personnage, Parker. Très intelligent, très « philosophe », et profondément soumis à ses émotions, bien qu’il paraisse que ce soit le contraire – juste parce qu’il ne parle que peu 

« Il s’assit sur le cadavre d’un moteur, alluma une cigarette et commença à chercher désespérément un souvenir agréable pour lui tenir compagnie. Les bons augures s’évanouissaient à mesure que la journée s’écoulait et que l’envahissait un malaise connu, qui virait à l’angoisse. Quand à la solitude absolue s’ajoutait l’absence d’un abri confortable, Parker devenait un être désemparé, un paria sans feu ni lieu qui errait à la surface de la terre comme une âme en peine. Cela lui arrivait sans prévenir, en traître, lorsque le climat, les pensées et certains paysages se mêlaient à son état d’esprit. »

Patagonie. Décors, paysages fluctuants, comme le dit l’auteur dans les premières phrases, tout ici est mouvant, fait de courants d’air, d’eau, de lumière, tout semble vrai mais tout est trompeur. Ce livre dans ses descriptions, tant des paysages que des gens rencontrés, a un côté magique; pas au sens qu’on donne à ce mot de « merveilleux », mais au sens d’une chose incompréhensible par la raison. Et à peine par les sens.

Parker ainsi navigue dans son camion, louvoyant par crainte de poursuiveurs, mais pas tant que ça, car il a de la ressource. Parfois, au hasard d’un carrefour ou d’un grand coup de vent, il revoit un ami, le journaliste qui enquête sur des épaves d’hélicoptères, son vieux patron Constanzo est planqué à Buenos Aires et d’une faible utilité. Non, Parker vit sa vie d’errance avec contentement, si on peut aller jusque là dans ses émotions.

Jusqu’au jour où il va rencontrer Maytén, ravissante jeune femme, qui tient la billetterie d’une fête foraine, épouse de Bruno, un teigneux. Notre routier tombe éperdument amoureux. Il s’en suivra un bout de vie illuminé tout à coup. Et la suite vous la lirez, bien sûr.

Ce roman est donc remarquable par son atmosphère, celle qui se dégage de ces immensités patagonnes hantées de légendes – auxquelles bien sûr Parker ne croit pas – où les lieux ont des noms évocateurs et pas très rassurants, où les villages épars n’offrent pas grand chose…sinon cette fête foraine et la belle Maytén. Qu’il va enlever à son mari, et ça ne va pas aller tout seul.

« Elle ne voulait pas ressembler à ces bonnes femmes qui passaient leur temps à soupirer et à pleurnicher. Elle s’était endurcie dans la steppe, en affrontant la solitude, la neige et le vent, mais elle éprouvait maintenant quelque chose d’étrange. Elle avait rarement pu dans sa vie confier ses sentiments à quelqu’un, ni à son père, le peu de temps qu’elle avait passé avec lui, ni à sa mère, une femme dure qui se consacrait entièrement à la survie des siens. Avec ses sœurs seulement elle avait pu nouer des liens que le temps, l’éloignement avaient effacés. Elle détestait les soirées depuis toujours, quand la nuit tombait quelque chose mourait en elle, une blessure dans la poitrine s’ouvrait à mesure que le monde disparaissait et que l’obscurité avalait les choses autour d’elle. Dès que le vent soufflait du soir, qui pouvait durer des semaines, le désarroi lui serrait le cœur. »

L’auteur a su créer un étirement du temps, un silence traversé de courants d’air, du bruit du moteur du camion, et d’une radio qui hoquette, sautant d’une fréquence à une autre et contribuant à l’impression qu’ici, rien n’a de suite, rien n’est tracé ni compté, le temps et les distances comme le reste. Ce pays n’a pas de cartes, les noms vont et viennent, les gens sont rares. Les éléments règnent en maîtres, l’homme n’étant ici pas bien plus qu’une bestiole qui survit en tentant de donner le change.

« Le camion de Parker fendait l’air de sa proue, secoué par le vent, et les bâches qui couvraient la remorque se gonflaient, fouettées par une main invisible. Après une demie-journée de route, la plaine céda la place à de hautes falaises d’où l’on apercevait l’immense tapis bleu de l’océan, décoré de lignes d’écume blanche. D’un côté, c’étaient des ravins caillouteux et des plages brumeuses à l’infini, de l’autre une succession de dunes qui ondulaient comme des vagues et se déplaçaient imperceptiblement. »

Donc il y a Parker et son saxophone désespérant, Parker qui va être mis face à des choix auxquels il ne s’attendait pas, remettant sa vie en question, mais pas tant que ça, comme vous le verrez.

Cette lecture demande vraiment un état d’esprit particulier, je trouve. Il faut le prendre au bon moment pour être en phase avec cette écriture poétique, dans ce pays où les choses souvent ne sont pas ce qu’elles semblent être et se laisser balader à travers ces déserts de steppe, cet océan refoulé par les vents, si loin qu’on ne voit qu’ une frange d’écume, et ces bleds paumés où comme un miracle, au guichet du train fantôme brille Maytén. Laissez-vous égarer dans ce formidable roman, dans les lieux aux noms impossibles et inquiétants, accompagnez Parker, ça en vaut la peine. La rencontre:

« Soudain, alors que la roue passait au-dessus du stand de Jeu de massacre, où les clients visaient des ours en peluche avec des balles de chiffon, Parker découvrit quelque chose qui retint toute son attention: sur le côté, mêlée aux lots à gagner suspendus au plafond, vêtue d’un chemisier moulant qui épousait ses formes, la jeune femme qui s’occupait du stand eut à ses yeux la force implacable d’un apparition, qui s’évanouit dès que la roue emporta de nouveau Parker dans la solitude des hauteurs. »

Car enfin c’est, je ne vais pas oublier de le dire, un très très beau roman d’amour.

Coup de cœur.

« Sous la grande roue » – Selva Almada – Métailié/bibliothèque hispano-américaine, traduit par Laura Alcoba

« La grande roue est vide, désormais, pourtant les sièges se balancent toujours légèrement. ce doit être l’air du petit matin.

Pájaro Tamai est au sol, sur le dos, et il a l’impression que la grande roue continue de tourner. mais c’est impossible car on n’entend pas de musique. Il n’entend rien du tout: sa tête est remplie d’un bruit blanc. Blanc comme le ciel – il ne l’a jamais vu comme ça – sur lequel se découpe un bout de machine, rien qu’un petit morceau, flou. C’est tout ce que sa vue parvient à saisir.

Il plisse les yeux pour voir si la roue va enfin cesser de tourner. mais c’est pire encore : soudain, c’est la vertige, à présent ce n’est plus seulement la grande roue qui tourne mais ce qui l’entoure. »

Belle découverte que cette jeune auteure argentine.

Deux adolescents gisent sur le sol boueux de la fête foraine. Blessés au couteau tous les deux, et attendant sous le ciel blanc. Attendant quoi ? Sont-ils encore vivants, inconscients, déjà morts ?

« La nuit va tomber sur toi, Pájaro. C’est ce qu’il pense, et en même temps il sourit à moitié. Car quelle nuit pourrait s’annoncer avec un ciel aussi blanc? Par « nuit », il veut dire autre chose, bien entendu. Il doit maintenir son cerveau en activité jusqu’à l’arrivée des secours. Il ne voit pas comment se tirer d’affaire. Il doit projeter des souvenirs sur ce ciel blanc qui ressemble tellement à l’écran du cinéma Cervantès, puis s’accrocher à eux.

Allez, Pájaro, allez, souviens-toi de quelque chose. »

Voilà tout l’art qu’a développé ici Selva Almada, en un roman où j’ai retrouvé avec un grand bonheur tout ce que j’aime de la littérature sud-américaine, une part d’imaginaire, de fantasques caractères masculins, sanguins, machos, buveurs, dragueurs et surtout bagarreurs, et puis un peu bêtes aussi de tous ces excès. Les personnages féminins, essentiellement épouses et mères, sont quant à elles beaucoup plus fines, plus posées, plus responsables et essentielles à l’équilibre.

Marciano Miranda et Pajarito Tamai, nés à quelques heures d’intervalle, voisins dans la même bourgade vont être aussi les meilleurs amis du monde jusqu’à ce qu’un grain de sable se mette dans les rouages, un nouvel élève dans la classe qui va les séparer, physiquement d’abord, puis affectivement.

Les pères des garçons sont des ennemis jurés qui sans cesse s’envoient des coups bas. Et bien sûr tout ça finira mal. Selva Almada brosse ici un portrait sans concessions de la virilité poussée à ses extrêmes les plus stupides; parce qu’au fond, rien de sérieux n’oppose les deux pères qui se livrent un combat de coqs, comme vont le faire leurs fils respectifs après avoir été les meilleurs amis du monde.

« Même si leur séparation se fit, d’une certaine manière, d’un commun accord, l’un et l’autre éprouvaient au fond une forme de ressentiment. Pajarito aussi sentait que son ami l’avait délaissé.

C’étaient bien les rejetons de leurs pères; les chiens ne font pas des chats, comme on dit. Ce petit ressentiment devint peu à peu une pierre dans le cœur de chacun. Et lorsque arrivèrent les vacances d’hiver, ceux qui avaient été des amis inséparables jusqu’à l’été précédent étaient devenus désormais des ennemis irréconciliables. »

C’est la construction du livre qui est absolument remarquable. Par le reste de vie de chacun des garçons blessés, l’auteure raconte à tour de rôle l’existence de ces deux familles, mêlant le délire onirique à la réalité. Chacun revoit son père, là, tout à côté, ne sachant si c’est réel, s’ils sont eux et leurs pères encore en vie ou déjà morts, sous ce ciel blanc étrange, sous cette grande roue dont les sièges ne font plus qu’osciller comme la vie dans leurs veines.

Remarquable histoire, pleine de vie et de fureur, d’abord l’enfance des garçons, avec tout ce que ça comporte de vie de bandes, de jeux de rue, de bravades. Et de craintes aussi, crainte du père pour Pajarito, enfant battu, on le sait vite.

« Un jour, il sera grand et il foutra son poing dans la gueule de son père et de quiconque osera lui dire, comme à l’instant, devant le musée, qu’il est comme Tamai. Un jour, son corps cessera d’être trop petit pour toute cette rage qu’il sent en lui depuis qu’il est doté de mémoire. »

L’assassinat de Miranda aussi, qui marque un tournant dans l’histoire. Les mères sont dignes et sensées, toutes les deux, qui tentent vainement de faciliter l’amitié des deux garçons quand les pères l’interdisent, vaillantes, pleines de sang-froid. Histoire de ces deux jeunes hommes, de l’adolescence fiévreuse qui arrive, de la jeunesse qui se pointe avec l’alcool, les sorties en boîtes de nuit, les hôtels miteux ou les toilettes de bars pour le sexe urgent, en quête d’une identité, sexuelle essentiellement, la norme étant celle qu’on sait, tout ce qui s’en écarte étant considéré comme impossible dans cette société machiste; on ne lâche pas ce livre.

J’ai vraiment aimé ce roman d’un bout à l’autre, très bien construit, écrit, avec des personnages qui même se comportant de façon stupide, violente, inconséquente, ne sont pas totalement détestables, ils sont des gens au fond assez ordinaires avec leurs sentiments et leurs préjugés face à la réalité qui se présente à eux et avec laquelle il faut bien qu’ils se confrontent, les ramenant à leur simple condition précaire d’êtres humains. Un récit parfait de bout en bout, cette fin:

« -C’est un problème entre eux. On n’a pas à s’en mêler pour l’instant – il le leur a dit de manière tellement claire qu’ils se sont immédiatement calmés. Luján et la petite bande de Miranda attendaient également, légèrement en arrière.

-Alors comme ça tu baises mon frère, sale pédé.

Et tout a commencé à coups de poing.Dès qu’ils se sot touchés, leurs corps se sont reconnus. Encore une fois, l’odeur du sang de l’autre sur ses doigts; l’odeur de l’ennemi, de nouveau, si semblable à le leur.[…]Tout a commencé là, puis les coups de feu sont venus, on s’est mis à courir, à crier, tout était hors de contrôle.

Tous deux ont fini dans la boue, à quelques mètres de distance l’un de l’autre. Les yeux ouverts, rivés sur le ciel. Tout blanc. Tout rouge. Tout blanc. »

Lecture continue parce que ça coule tout seul – ferait un très beau film, je pense – on est sous la grande roue auprès de Pajarito et Marciano, à genoux dans la boue et les yeux levés vers le ciel blanc du purgatoire. 

« Quel gâchis, putain !dit-il, et, avec le pied il écrase et enterre son mégot. »

La musique, c’est la cumbia:

Une grande réussite !

« Aucune pierre ne brise la nuit » – Frédéric Couderc – Éditions Héloïse d’Ormesson

« 1998

Dans le musée étincelant de soleil, Ariane ne fût d’abord qu’une illusion. À sa place, Gabriel imagina Véro, ses yeux tendres et ses lèvres pulpeuses. Cette femme lui ressemblait tant qu’on eût dit sa fiancée, à l’époque où il étudiait aux Beaux-Arts: sa silhouette haut perchée sur ses talons Bally, sa façon de croiser les jambes, de sourire, tout cela le percutait de plein fouet. Malgré les années, ses souvenirs le pétrifiaient encore. Et puisque l’horreur s’infiltrait toujours jusqu’à l’os, il endura un instant sa terreur, le cauchemar de tout ce qu’elle avait vécu. »

Voici un livre surprise. Un matin j’ai trouvé un message de Frédéric Couderc qui me proposait son dernier roman. La curiosité – vous savez, je suis très curieuse –  m’a d’abord fait regarder de plus près qui est cet auteur qui écrivait sur un sujet qui m’a toujours intéressée, les dictatures en Amérique du Sud dans les années 70, ici l’Argentine de Videla.

Je ne vous cache pas que le côté « sentimental » me retenait un peu, mais ici on échappe à la prégnance de cet aspect sur le reste – la politique, l’enquête, la quête, l’histoire – et la rencontre amoureuse entre le personnage principal, Gabriel, réfugié argentin devenu artisan indépendant et Ariane, jolie bourgeoise cultivée professeure d’arts plastiques et mariée à un diplomate, a un sens dans le récit ( oui, parfois on ajoute une histoire d’amour dont on pourrait se passer, ce n’est pas ici le cas ). Pour en venir plus vite à ce qui m’a vraiment plu, intéressée et touchée, ce livre est bien écrit, avec un penchant journalistique évident dans de nombreuses pages, mais néanmoins avec un sens maîtrisé du romanesque, faisant de ce livre qui est pour moi « œuvre de salubrité publique » un roman politique, clairement militant remettant en lumière une facette de l’histoire du monde, mais aussi un roman d’aventures, une fin qu’on imagine très bien sur grand écran.

Rencontre improbable donc au musée du Havre, en parcourant une exposition: « Un rêve sur le néant: Français d’Argentine ».

La liaison amoureuse prend naissance devant une toile: « El grupo de la Boca » de Ferdinand Constant ( qui n’existe pas ) . La conversation est entamée et le coup de foudre tombe, même si Gabriel est gêné par la différence sociale. Ariane va être agressée à la sortie du musée, Gabriel vient à son secours – dont elle n’a d’ailleurs pas vraiment besoin, elle se défend seule – et rendez-vous est pris, leur histoire commence ainsi. Mais pourtant là n’est pas le nœud ni le sujet de fond de ce roman, même si ce sont bien les histoires de ces deux personnages, leurs vies qui vont se percuter violemment sur un tout autre aspect. En effet, Ariane va découvrir un terrible secret caché par son mari. Quant à Gabriel qui erre encore dans le chagrin de la disparition de l’amour de sa vie, Véro, disparue pendant la dictature, il va apprendre par son frère Julien, resté à Buenos Aires qu’un corps a été exhumé et identifié comme étant celui de la jeune femme.

C’est clairement tout le pan du livre que j’ai préféré, la sordide et atroce histoire de cette dictature argentine qui enleva des fils et des filles et des êtres à naître, torturant, tuant, séquestrant et faisant commerce d’enfants avec des gens parfaitement au fait ou un peu moins.

J’ai découvert ici aussi les complicités qui existaient entre la junte militaire argentine et la Suisse, le Vatican, l’OAS en Algérie, un monstrueux réseau de trafics ignobles. Le temps du roman, c’est 1998, alors que le juge Garzon, après avoir mis Pinochet et sa clique sur la sellette, s’attaque à la dictature argentine et à Videla. 

« – Il y a peut-être des listes d’adoption, soupira Julien.. Ce juge espagnol, Baltasar Garzón, émet l’hypothèse que les auteurs de la répression ont caché des microfilms avec la liste des disparus dans le coffre d’une banque suisse. La procureure générale de ce pays vient d e découvrir l’existence de six comptes aux noms de militaires argentins qui n’avaient jamais été déclarés au fisc. La liste des bébés et des apropriadores est peut-être là. 

-On parle du Vatican, compléta Gabriel. Des documents transmis au Saint-Siège par la nonciature apostolique de Buenos Aires. L’Église catholique protège toujours ses monstruos. C’est la tradition, des nazis aux prêtres pédophiles. Tu te souviens de ce qu’on entendait? « Pour sauver l’âme d’un curé communiste, il faut le tuer.  » Ces putains d’intégristes allaient jusque- là… »

On découvrira le vrai visage du peintre Constant- qui est le père de Véro . Le chapitre décrivant les obsèques de ce qui a été retrouvé de Véro est à mon sens un des meilleurs du livre.L’auteur met en présence, outre le père autrement nommé El Jefe, Gabriel, l’Ambassadeur de France, les fameuses et merveilleuses Mères et Grands-mères, ces célèbres et essentielles « Mères de la Place de Mai« , mais aussi de nombreux responsables de cette sombre époque, ici en toute impunité. 

« El Jefe se leva pour allumer les deux cierges placés de chaque côté du cercueilL’armaeur de la Plata avait supplanté depuis longtemps le soldat perdu de l’OAS. Ils n’étaient pas nombreux sur les bancs de l’église à imaginer à quel point cet homme avait si longtemps penché du mauvais côté. La tête baissée, il regagna sa place. Et tant mieux s’il cachait ce regard de fou furieux, cette rage d’animal à sang froid, entouré de cocos comme il disait, muet, un peu comme ces reptiles du Sahara à demi engourdis. Indifférent aux autres, il n’écoutait personne, et surtout pas ce discours d’accueil du padre Bernardo, de quoi pourtant faire bondir son catéchisme d’extrême droite. »

C’est ici l’occasion pour l’auteur de mettre en scène le grand pianiste Miguel Ángel Estrella qui fut lui aussi victime et réfugié en France. J’ai trouvé cette vidéo qui m’a beaucoup émue, et comment ne pas l’être en voyant toutes ces femmes qui ne renoncent jamais jamais jamais…

Alors ainsi, dans ce roman dont on sent à quel point l’auteur s’y est impliqué, Gabriel va apprendre des choses sur sa famille – son frère – et sur lui-même. Retournant à Buenos Aires en compagnie d’Ariane, il va se retrouver face à la période la plus belle de sa vie, sa jeunesse et un amour fou et aussi à la plus terrible, ce monde qui s’écroule dans une violence inouïe. Son amour pour la jeune femme disparue au fond est intact, on comprend que jamais personne ne prendra sa place et que la relation avec Ariane est compromise pour maintes raisons et je m’arrête ici. C’est un roman riche en informations, mais il a été aussi pour moi riche en émotions. Pas pour l’histoire d’amour avec Ariane mais pour cet amour assassiné, pour – et c’est bien sûr le cœur du roman – le thème de la filiation, celle de ces enfants volés et de tout ce que ça génère, sur le thème de la corruption et des petites et grandes lâchetés. Et puis parce que ces femmes, ces mères et grand-mères qui inlassablement, résistant au temps, résistant à tout, jamais ne lâchent. Quoi qu’il en soit, avant de conclure cette chronique d’une façon plus générale, je veux dire que ce roman dit encore beaucoup de choses qu’il vaut mieux découvrir par vous-mêmes. Et on y sent beaucoup de colère et de révolte.

Depuis les années où ces atrocités sont arrivées à ma connaissance, alors que j’avais 16 ans et les années suivantes, quand je lisais avec avidité la littérature sud-américaine, depuis que j’ai découvert ces dictatures et leur cortège d’affiliés de toutes sortes, je ressens la même colère et d’autant plus que nous le savons bien, nous ne sommes et ne serons jamais à l’abri de ces régimes odieux. Et  il nous faut prendre garde. En cela, écrire encore et toujours sur ce sujet est essentiel, qu’on prenne hier comme exemple comme ici, ou qu’on se mette à regarder aujourd’hui. 

D’autres lectures sur le blog qui toutes, d’une façon ou d’une autre abordent le même sujet :

« La ballade du peuplier carolin » de Haroldo Conti, « Tango fantôme » de Tove Alsterdal et  » L’échange » d’Eugenia Almeida

Je remercie infiniment Frédéric Couderc de m’avoir permis cette lecture émouvante et enrichissante.

« Depuis vingt ans, ceux qu’il chérissait le plus étaient tour à tour assassinés. La vie de Gabriel s’engluait dans l’obscurité. Le malheur devenait presque une seconde nature, à tel point qu’il ne ressentait plus de chagrin, tant le chagrin recouvrait tout. »

Quant au titre, c’est un vers tiré du poème de Jorge Luis Borges « Insomnie », dont voici un extrait:

« […]Tu es un homme bon, Jorge… ça nous passera avec une petite tasse de café.
Les yeux éclatent quand les frappent les pales du soleil.
Quel hangar abritera à jamais les émotions?
Il existe à n’en pas douter une dimension ultra-spatiale où toutes sont des formes d’une force disponible et soumise.
Comme l’eau et l’électricité dans notre dimension.
Colère. Anarchisme. Faim sexuelle.
Artifice pour nous faire vibrer sous la magie.
Aucune pierre ne brise la nuit.
Aucune main n’avive les cendres du bûcher de tous les étendards. »

« Río Negro » – Mariano Quíros – La Dernière Goutte/Fonds noirs, traduit par Zooey Boubacar

« Mon père n’a jamais été le genre de bonhomme qui aime donner des conseils, mais il faut dire que, moi, non plus, je n’ai jamais pris la peine de lui en demander. C’est peut-être pour ça que notre relation a toujours été sereine. On n’espérait rien, ni l’un ni l’autre; et on ne s’est jamais déçus. Bref, on savait exactement ce qu’on pouvait attendre l’un de l’autre. Mais la naissance de Miguel, mon fils, a modifié cet état de fait. »

Court séjour noir à Resistencia, petite ville argentine traversée par le Río Negro ( et d’où est natif l’auteur ). Le narrateur est un écrivain reconnu marié à Ema, sociologue:

« Et moi je tourne en rond dans mon bureau pour conclure dignement mon article sur la littérature indigène. J’aimerais être inventif, mais j’ai beau me torturer les méninges, rien ne me vient. Alors dans ces cas-là, je reprends mes vieux articles, je relis même mes propres romans, histoire de voir si je ne pourrais pas, d’une manière ou d’une autre, y racler quelques vieux restes d’inspiration. »

 et père de Miguel, grand adolescent de 18 ans, pleurnichard et avachi sur le canapé devant la télé.

« Miguel n’est pas un mauvais fils. Le problème n’est pas là. Sans doute n’est-ce pas un mauvais bougre, même s’il n’y a aucun moyen d’en être sûr. Il mène une vie d’autiste, que rythment les journaux télévisés, les inepties d’Internet et les chanteurs à la mode. »

Ce que j’ai envie de dire avant tout, c’est qu’à peu près aucun des personnages ne m’a été sympathique ( mais ce n’est pas mal comme sensation de lecture, la détestation ), sauf la femme de ménage Irma. Ema est absente durant les faits qui se déroulent, mais présentée dans les souvenirs qu’égrène le pire de tous, cet écrivain censé être un intellectuel de par sa formation et son métier. Mais honnêtement, j’ai eu envie de l’étrangler à mains nues durant tout ce qu’il raconte tellement il est détestable, se contentant d’accomplir ses petites missions, articles de presse, etc… ( en trichant le plus souvent, en allant au plus facile et au plus rapide ), et de fumer de gros pétards en contemplant le fleuve qui passe au bord de sa maison.

Mais voici qu’un jour fatal, pendant l’absence d’Ema,  il décide de déniaiser son fils avec lequel sa relation est inexistante. C’est une catastrophe qui se met en marche et qui fait de ce livre un roman noir, très cynique comme son narrateur.

J’ai souri parfois, mais j’ai surtout ressenti un dégoût profond pour cet homme et enfin une haine totale pour ce sale type. Je n’en dirai pas plus car ce livre compte 212 pages qui se lisent d’une traite, alors à vous de découvrir la suite.

Néanmoins je me dois de parler aussi de la ville de Resistencia dont l’histoire est ici évoquée au gré des souvenirs du narrateur et qui tient une place importante, comme la rivière. Ce sont les passages où on oublie qui raconte et où on se contente d’écouter les histoires qui émaillent celle de la ville, depuis les tribus indigènes jusqu’au bordel de l’ancien temps. L’éditeur écrit en 4ème de couverture:

« Les deux hommes se trouvent alors pris dans un engrenage sanglant digne d’un film noir des frères Coen. Macabre et burlesque ».

On ne peut pas mieux résumer, absolument d’accord !