« La grande roue est vide, désormais, pourtant les sièges se balancent toujours légèrement. ce doit être l’air du petit matin.
Pájaro Tamai est au sol, sur le dos, et il a l’impression que la grande roue continue de tourner. mais c’est impossible car on n’entend pas de musique. Il n’entend rien du tout: sa tête est remplie d’un bruit blanc. Blanc comme le ciel – il ne l’a jamais vu comme ça – sur lequel se découpe un bout de machine, rien qu’un petit morceau, flou. C’est tout ce que sa vue parvient à saisir.
Il plisse les yeux pour voir si la roue va enfin cesser de tourner. mais c’est pire encore : soudain, c’est la vertige, à présent ce n’est plus seulement la grande roue qui tourne mais ce qui l’entoure. »
Belle découverte que cette jeune auteure argentine.
Deux adolescents gisent sur le sol boueux de la fête foraine. Blessés au couteau tous les deux, et attendant sous le ciel blanc. Attendant quoi ? Sont-ils encore vivants, inconscients, déjà morts ?
« La nuit va tomber sur toi, Pájaro. C’est ce qu’il pense, et en même temps il sourit à moitié. Car quelle nuit pourrait s’annoncer avec un ciel aussi blanc? Par « nuit », il veut dire autre chose, bien entendu. Il doit maintenir son cerveau en activité jusqu’à l’arrivée des secours. Il ne voit pas comment se tirer d’affaire. Il doit projeter des souvenirs sur ce ciel blanc qui ressemble tellement à l’écran du cinéma Cervantès, puis s’accrocher à eux.
Allez, Pájaro, allez, souviens-toi de quelque chose. »
Voilà tout l’art qu’a développé ici Selva Almada, en un roman où j’ai retrouvé avec un grand bonheur tout ce que j’aime de la littérature sud-américaine, une part d’imaginaire, de fantasques caractères masculins, sanguins, machos, buveurs, dragueurs et surtout bagarreurs, et puis un peu bêtes aussi de tous ces excès. Les personnages féminins, essentiellement épouses et mères, sont quant à elles beaucoup plus fines, plus posées, plus responsables et essentielles à l’équilibre.
Marciano Miranda et Pajarito Tamai, nés à quelques heures d’intervalle, voisins dans la même bourgade vont être aussi les meilleurs amis du monde jusqu’à ce qu’un grain de sable se mette dans les rouages, un nouvel élève dans la classe qui va les séparer, physiquement d’abord, puis affectivement.
Les pères des garçons sont des ennemis jurés qui sans cesse s’envoient des coups bas. Et bien sûr tout ça finira mal. Selva Almada brosse ici un portrait sans concessions de la virilité poussée à ses extrêmes les plus stupides; parce qu’au fond, rien de sérieux n’oppose les deux pères qui se livrent un combat de coqs, comme vont le faire leurs fils respectifs après avoir été les meilleurs amis du monde.
« Même si leur séparation se fit, d’une certaine manière, d’un commun accord, l’un et l’autre éprouvaient au fond une forme de ressentiment. Pajarito aussi sentait que son ami l’avait délaissé.
C’étaient bien les rejetons de leurs pères; les chiens ne font pas des chats, comme on dit. Ce petit ressentiment devint peu à peu une pierre dans le cœur de chacun. Et lorsque arrivèrent les vacances d’hiver, ceux qui avaient été des amis inséparables jusqu’à l’été précédent étaient devenus désormais des ennemis irréconciliables. »
C’est la construction du livre qui est absolument remarquable. Par le reste de vie de chacun des garçons blessés, l’auteure raconte à tour de rôle l’existence de ces deux familles, mêlant le délire onirique à la réalité. Chacun revoit son père, là, tout à côté, ne sachant si c’est réel, s’ils sont eux et leurs pères encore en vie ou déjà morts, sous ce ciel blanc étrange, sous cette grande roue dont les sièges ne font plus qu’osciller comme la vie dans leurs veines.
Remarquable histoire, pleine de vie et de fureur, d’abord l’enfance des garçons, avec tout ce que ça comporte de vie de bandes, de jeux de rue, de bravades. Et de craintes aussi, crainte du père pour Pajarito, enfant battu, on le sait vite.
« Un jour, il sera grand et il foutra son poing dans la gueule de son père et de quiconque osera lui dire, comme à l’instant, devant le musée, qu’il est comme Tamai. Un jour, son corps cessera d’être trop petit pour toute cette rage qu’il sent en lui depuis qu’il est doté de mémoire. »
L’assassinat de Miranda aussi, qui marque un tournant dans l’histoire. Les mères sont dignes et sensées, toutes les deux, qui tentent vainement de faciliter l’amitié des deux garçons quand les pères l’interdisent, vaillantes, pleines de sang-froid. Histoire de ces deux jeunes hommes, de l’adolescence fiévreuse qui arrive, de la jeunesse qui se pointe avec l’alcool, les sorties en boîtes de nuit, les hôtels miteux ou les toilettes de bars pour le sexe urgent, en quête d’une identité, sexuelle essentiellement, la norme étant celle qu’on sait, tout ce qui s’en écarte étant considéré comme impossible dans cette société machiste; on ne lâche pas ce livre.
J’ai vraiment aimé ce roman d’un bout à l’autre, très bien construit, écrit, avec des personnages qui même se comportant de façon stupide, violente, inconséquente, ne sont pas totalement détestables, ils sont des gens au fond assez ordinaires avec leurs sentiments et leurs préjugés face à la réalité qui se présente à eux et avec laquelle il faut bien qu’ils se confrontent, les ramenant à leur simple condition précaire d’êtres humains. Un récit parfait de bout en bout, cette fin:
« -C’est un problème entre eux. On n’a pas à s’en mêler pour l’instant – il le leur a dit de manière tellement claire qu’ils se sont immédiatement calmés. Luján et la petite bande de Miranda attendaient également, légèrement en arrière.
-Alors comme ça tu baises mon frère, sale pédé.
Et tout a commencé à coups de poing.Dès qu’ils se sot touchés, leurs corps se sont reconnus. Encore une fois, l’odeur du sang de l’autre sur ses doigts; l’odeur de l’ennemi, de nouveau, si semblable à le leur.[…]Tout a commencé là, puis les coups de feu sont venus, on s’est mis à courir, à crier, tout était hors de contrôle.
Tous deux ont fini dans la boue, à quelques mètres de distance l’un de l’autre. Les yeux ouverts, rivés sur le ciel. Tout blanc. Tout rouge. Tout blanc. »
Lecture continue parce que ça coule tout seul – ferait un très beau film, je pense – on est sous la grande roue auprès de Pajarito et Marciano, à genoux dans la boue et les yeux levés vers le ciel blanc du purgatoire.
« Quel gâchis, putain !dit-il, et, avec le pied il écrase et enterre son mégot. »
La musique, c’est la cumbia:
Une grande réussite !
Il m’arrive, quand je lis certains livres, de craindre d’avancer dans ma lecture (tout la continuant bien sûr !) car je me vois embarquée, avec les personnages, vers l’inexorable. Passagère impuissante d’un véhicule qui va droit dans le mur.
Il me semble que cet ouvrage nous embarque dans une voiture folle …
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Je ne sais pas, c’est un livre et très concret et assez onirique parfois, parce que les narrateurs sont en état troublé, flou on ne sait pas trop…et l’auteure ainsi raconte une histoire, celle de deux familles , celle d’une petie ville, d’ une jeunesse aussi…J’ai adoré ce roman, très original, beau…
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Bonsoir Simone, j’ai lu ce roman tout récemment, (un billet à paraître). La construction est remarquable et le style concis, tout ce que j’aime. Bonne soirée.
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Contente de lire enfin quelqu’un qui l’a lu ! J’ai le même avis que toi, un livre qui vaut qu’on en parle. Très bien bâti, très bien écrit, une réussite. Au plaisir !
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