« Personne en avait rien à foutre de Carlotta » – James Hannaham, Globe, traduit par Cécile Deniard ( USA)

Personne en avait rien à foutre de Carlotta par Hannaham« Deux décennies et des pouces après sa condamnation, Carlotta Mercedes se préparait pour son cinquième passage devant la commission de libération conditionnelle de l’État de New York. Elle savait que ses nombreuses années de mitard ( H23 et 7 jours sur 7, sans télé, sans radio, sans livres, ni contact physique agréable) la planteraient sans doute de nouveau cette fois-ci. Avec tous ces séjours au trou, elle n’avait pu finir aucun de ces programmes de désintox qui plaisaient tant aux crânes d’œuf. Mais être restée trop longtemps à l’isolement n’était encore pas le pire de ses handicaps. Mauvais comportements, qu’y disent ces connards, mais pour eux mauvais comportement c’est si tu gueules quand un maton t’fouette comme un fudge cake Betty Crocker. Pourquoi est-ce qu’on n’arrêtait pas de la frapper? »

Eh bien voici un drôle de roman à savourer pour sa verve, son humour ravageur et rageur, pour Carlotta, évidemment, un superbe personnage tour à tour drôle, émouvant et très intéressant. Carlotta Mercedes, ce n’est pas n’importe qui, une sorte de prototype de personne courageuse, pleine d’une pulsion vitale incroyable, à la langue bien pendue. Mais pour moi, Carlotta est surtout bouleversante. Voici un livre pour lequel il faut saluer chapeau bas la traductrice. C’est je suppose un tour de force que de rendre en français le langage, la langue de Carlotta, son débit de parole, ses tournures de phrases improbables, et le contenu argotique, mais pas seulement, on se dit que la langue de Carlotta n’appartient qu’à elle; elle dit des choses qui font frémir, vibrer, pleurer ou rire, mais Carlotta sait parfaitement s’exprimer au sens strict du terme. Bref, bravo, vraiment, parce que l’ensemble se tient en un souffle haletant, et se lit de même. Les extraits seront un peu plus longs que d’habitude, car Carlotta n’est pas très laconique pour mon plus grand plaisir. Commission de libération conditionnelle:

american-flag-gca4c81e2f_640« Un petit sourire réussit tout de même à se frayer un chemin jusqu’à ses lèvres -si faux qu’il lui fit l’effet d’une couche de cire chaude sur son vrai visage. De nouveau, elle déglutit et de nouveau elle dit ce nom, si fort que c’en devenait presque une moquerie. Elle fit semblant de croire qu’on lui avait demandé le nom de son frère. Dustin Chambers.

-Parfait, monsieur Chambers, continua l’autre. Je vois ici que vous avez purgé vingt ans d’une peine de vingt-deux ans assortie d’une période de sûreté de douze ans et demi pour un braquage à main armée.

Carlotta confirma d’un signe de tête. Sans compter l’année de détention provisoire, mais on va pas chipoter et répondit: « C’est exact. » Comment j’ai pu tenir vingt et un ans et plus, c’est que j’suis une putain de bruja*. »

Carlotta est transgenre, Carlotta sort de prison, et elle va nous raconter ce qu’elle y a vécu – l’enfer – et ce qu’elle y a appris, elle va nous raconter sa sortie, la perte de tous ses repères dans sa ville, son quartier, et avec les siens, famille et connaissances. Retour au monde:

site-gc1d345e02_640« Quand elle arriva à la porte et découvrit la coulée de boue humaine qui déferlait dans la 42e, elle se fit l’effet d’un éléphant d’Afrique un peu simplet qui essaierait de s’incruster dans un jeu de corde à sauter. Les buildings vomissaient des Asiatiques et des Blancs, à fond dans le personnage du Cadre Sup pour qui n’existe rien d’autre que son portefeuille d’actions. Des chauffeurs de taxi du Moyen-Orient la klaxonnèrent – peut-être pour lui faire du gringue, peut-être pour l’insulter, peut-être simplement pour qu’elle libère le passage. Des Latinas et des Sud-Asiatiques traversaient en dehors des clous, et un jeune Black avec une monumentale coupe afro filait à toute vapeur sur le trottoir, fendant la foule furieuse. Le brother en a pas rien à foutre de rien, j’adore. Tout là-haut dans le ciel, des poutres IPN rouge vif suspendues à une grue d’une hauteur phénoménale tournoyaient, instables, dans la stratosphère. »

Seule Doodle, son amie, va être présente vraiment pour l’épauler. Et suivre ces deux nanas en goguette, ça n’est pas triste. Des scènes extrêmement drôles, beaucoup, et en fond sonore de la lectrice le cerveau de Carlotta qui discute avec lui-même, et puis en ce qui me concerne, le cœur serré souvent, beaucoup d’émotion et de compassion, mais pas juste ça, de l’affection pour cette personne qui sait très bien qui elle est, mais que les autres ne discernent que de manière floue, hésitante, indéfinie.

Rencontre avec Lou, la conseillère d’insertion:

« Elle hocha la tête. « Merci d’être arrivée jusqu’à nous, Carlotta.  Sincèrement, on est passés à deux doigts du viol. »

-À deux doigts de quoi? Du viol? » s’indigna Carlotta. Elle se tourna sur le côté, croisa les jambes et, par habitude, se prépara à se faire agresser. Au secours, est-ce que ça va être comme au bloc D, où ça viole à tout va, genre On est plus en sécurité nulle part, ma pauv’ dame, avec les surveillants qui participent et qui font mine qu’y s’est rien passé, même que tu vas voir ces connards pour porter plainte? Merde, ils l’écrivent carrément dans les rapports: Y A PAS PERSONNE QU’A VIOLÉ PERSONNE. C’est quoi, l’idée? Le système tout entier te viole et t’as juste qu’à fermer ta gueule?

Lou se prit le front entre le pouce et l’index et serra comme un étau.[…]. « Que je suis bête! J’ai trop l’habitude de notre jargon et personne ne m’a jamais reprise. Je voulais simplement dire qu’on était à deux doigts d’un viol caractérisé de vos clauses de remise en liberté. Mais vous avez raison, c’est un mot extrêmement malheureux. Je ne vais pas vous toucher, Carlotta. »

Carlotta Mercedes est bien une femme. Dire ça à son fils, à sa mère, à tout le monde…C’est le parcours chaotique de cette superbe Carlotta qui nous est conté. 

La prison d’Ithaca et les viols, 20 ans dans la violence, l’abomination des conditions du quotidien, il a fallu à cette chère Carlotta une résistance titanesque pour survivre à tout ça. Mais Carlotta, de nature, a de la joie en elle, de la sensibilité, elle est tellement attachante et émouvante. Pourquoi vous en dirais-je plus? Les scènes de la fête funéraire, le bazar à tous les étages, et Carlotta, au milieu de tout ça, qui cherche à trouver sa place, dans sa maison, mais dans les cœurs…elle a conquis le mien. Sur un sujet « casse-gueule », une œuvre vive, brute, sans afféterie  – c’est le moins qu’on puisse dire – et extrêmement touchante et tendre.

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Conversation entre Doodle et Carlotta, à propos du fils, Iceman, qui joue à Super Mario non stop enfermé dans sa chambre en compagnie de Dieu:

« Doodle prit sa voix la plus douce. « En même temps, on peut comprendre ce jeune homme, qui s’est cherché un père toute sa vie, dit-elle en désignant Iceman d’un geste plein de tact. Et là…

20180922_163408-Et là, quoi? Y se retrouve avec moi? Spère que vous savez faire la différence entre « un père » et moi, d’accord? C’est comme ces enfoirés qui disent « un Noir » pour Barak Obama, comme si c’tait le premier négro venu qui dort dans le métro et pas un individu qu’a réussi des trucs en veux-tu en voilà, qu’est couvert d’étoiles d’or et tout, qu’a fait des choses que même les Blancs sont pas capables de faire. Lors si ce que tu veux, c’est « un père », va falloir que tu révises ta conception de ce que ça veut dire ou que tu fasses avec ce que t’as devant toi. Y a pas tromperie sur la marchandise, comme disait Géraldine. » Telle une pin-up, Carlotta mit les mains à la taille et se déhancha. »

Donc, je mets quelques phrases, pour vous donner une idée du ton, mais surtout, je vous invite à découvrir ce roman incroyable, déjanté et admirable. Et la belle Carlotta aux chaussures dépareillées, face au monde. Coup de cœur évident.

Lou :

« -Pour tout vous dire, moi aussi je fais partie de la communauté de l’alphabet LGBTQIA+. La beauté de la chose, c’est qu’une fois qu’on a dit ça, les gens sont quand même obligés de deviner à quelle lettre on correspond. »

Et une chanson, choisie dans la bande-son conséquente de ce roman jubilatoire.  Dur de choisir entre toutes les versions, j’aime bien celle-ci, qui doit faire du bien à Carlotta, quand elle fait son échappée au bord de mer, vers la fin du roman

« Les femmes du North End » – Katherena Vermette – Albin Michel/Terres d’Amérique, traduit par Hélène Fournier

51VfBe-O+fL._SX195_« La Brèche est un terrain vague situé juste à l’ouest de McPhillips Street. Un champ étroit, d’une largeur équivalant à quatre parcelles, qui interrompt de part et d’autre les rangées de maisons très rapprochées et traverse toutes les avenues de Selkirk à Leila, à la lisière de North End. Certains ne lui donnent pas de nom et n’y pensent probablement jamais. Je ne lui en avais jamais donné non plus, je savais juste que cet endroit existait. Mais quand ma Stella s’est installée à proximité, elle l’a baptisé « la Brèche », ne serait-ce que dans sa tête. Personne ne lui avait indiqué d’autre nom et, curieusement, elle pensait qu’elle devait lui en trouver un. »

Stella vit ici, dans cette Brèche, quartier pauvre où vit une communauté autochtone. Stella est une des neuf femmes qui vont ici raconter une histoire, neuf histoires qui s’imbriquent sur plusieurs générations neuf femmes et un homme. Une histoire de violence à laquelle ces femmes tenaces, fières, ces femmes qui malgré leurs douleurs seront toujours présentes les unes pour les autres, seront parfois moins vigilantes, parfois céderont à des vices, mais s’épauleront. Je vous mets ci-dessous l’arbre généalogique, que j’ai suivi attentivement pour bien comprendre ce qui les unissait toutes.

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Ce que voit Stella dans le premier chapitre, alors qu’elle s’est levée parce que son bébé pleure, ce que voit Stella, figée derrière la fenêtre, est le point de départ d’une enquête menée par deux policiers, dont le plus jeune est métis – c’est l’homme de l’histoire – . Stella berce son petit qui pleure, il fait froid dehors, il fait sombre, elle ne sort pas, mais appelle la police. Elle assiste à une agression qui s’avère être un viol . Elle le sait, elle l’a compris et elle finira par le dire, elle finira par comprendre aussi qui sont les coupables et à le concevoir bien que ça lui soit odieux.

L’enquête va commencer, révélant au fil des pages tout ce qui unit ces femmes, tout ce qui les différencie, et surtout l’histoire de cette communauté autochtone de North End, à Winnipeg, au Canada. Chacune au fil des chapitres va nous raconter son histoire, on va passer d’une génération à une autre, d’une époque à une autre, et on saisira le fil qui lie toutes ces vies. J’ai beaucoup aimé ces femmes, de Kookom l’arrière grand-mère, si âgée, si ridée, mais si vive d’esprit, aux adolescentes pleines de rêves et d’envies, et au fond fragiles, en passant par les grand-mères, mères, les liens entre toutes plus ou moins soutenus, parfois distendus. Une chose est sûre: la solidarité s’exerce en cas de coup dur. C’est une histoire tragique racontée ici. Je pense en particulier à Phoenix, que vous découvrirez bien assez tôt. Phoenix, qui n’appartient pas à cette grande famille, soulève des sentiments ambivalents, de répulsion mais aussi de pitié. 

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Avoir choisi une communauté autochtone pour raconter cette histoire de femmes, bien sûr,  rend les choses encore plus percutantes car ce sont clairement des vies avec deux handicaps. Sur ce sujet, Tommy le jeune policier, métis, est intéressant, qui jamais ne sait clairement de quel côté il se situe. Rejeté malgré son emploi dans la police par les Blancs, pas reconnu par ceux qu’il considère comme les siens il est un nœud dans cette enquête.

« Ce travail ne correspond pas à ses attentes. Tommy se voyait défoncer des portes et pensait qu’il serait toujours dans l’action. À l’école, on lui avait parlé de police de proximité, ce qui signifiait, en gros, qu’il était censé être gentil et tisser des liens avec la population, mais ce n’est pas non plus ce qu’il fait. Il se borne le plus souvent à prendre des notes et à rédiger des rapports, sans jamais y repenser par la suite. ou bien il y repense mais sans agir. Les incidents deviennent des comptes rendus, de simples mots sur un écran. Puis les fichiers informatiques deviennent des numéros et sont classés. »

Il y a bien à travers toutes ces vies une intrigue que les deux policiers parviendront à résoudre, en découvrant l’horreur du crime qui a été commis sur Emily. Je serais bien incapable de nommer entre toutes celle que je préfère, non, elles sont toutes des combattantes, qui peinent avec les hommes, souvent absents, et qui se débrouillent très bien seules, ou plutôt, en s’aidant les unes les autres. Une belle solidarité. Pour supporter la vie dans cette Brèche, ce North End, deux noms si parlants !

C’est un roman qui traite de la résilience, mais aussi de la résistance et de l’amour. La résistance et la solidarité:

« Un ancien m’a dit un jour que nos langues n’ont jamais eu la notion du temps, que le passé, le présent et le futur adviennent tous ensemble. Je crois que c’est ce qui se passe pour moi maintenant, j’adviens à tous les temps. Je crois que c’est aussi la raison pour laquelle tu ne me lâches pas, parce que je suis encore en train d’advenir.

Aucun de nous ne lâche jamais vraiment. Personne ne nous a montré comment faire. Ni pourquoi le faire. »

A lire pour ces belles rencontres – l’humour n’est pas absent de ce livre qui par ailleurs ne larmoie jamais ni ne donne de leçons- pour la saine réflexion qu’un tel texte peut soulever. Un livre hommage aux femmes et à ces communautés poussées aux marges des villes.

Je repense au dernier très beau roman de Louise Erdrich, « Celui qui veille », qui sur un autre mode et une histoire biographique, parle aussi avec affection et justesse des femmes autochtones.

Katherena Vermette nous offre ici un premier roman abouti, fort et engagé. Un très beau moment de lecture.