« La Brèche est un terrain vague situé juste à l’ouest de McPhillips Street. Un champ étroit, d’une largeur équivalant à quatre parcelles, qui interrompt de part et d’autre les rangées de maisons très rapprochées et traverse toutes les avenues de Selkirk à Leila, à la lisière de North End. Certains ne lui donnent pas de nom et n’y pensent probablement jamais. Je ne lui en avais jamais donné non plus, je savais juste que cet endroit existait. Mais quand ma Stella s’est installée à proximité, elle l’a baptisé « la Brèche », ne serait-ce que dans sa tête. Personne ne lui avait indiqué d’autre nom et, curieusement, elle pensait qu’elle devait lui en trouver un. »
Stella vit ici, dans cette Brèche, quartier pauvre où vit une communauté autochtone. Stella est une des neuf femmes qui vont ici raconter une histoire, neuf histoires qui s’imbriquent sur plusieurs générations neuf femmes et un homme. Une histoire de violence à laquelle ces femmes tenaces, fières, ces femmes qui malgré leurs douleurs seront toujours présentes les unes pour les autres, seront parfois moins vigilantes, parfois céderont à des vices, mais s’épauleront. Je vous mets ci-dessous l’arbre généalogique, que j’ai suivi attentivement pour bien comprendre ce qui les unissait toutes.
Ce que voit Stella dans le premier chapitre, alors qu’elle s’est levée parce que son bébé pleure, ce que voit Stella, figée derrière la fenêtre, est le point de départ d’une enquête menée par deux policiers, dont le plus jeune est métis – c’est l’homme de l’histoire – . Stella berce son petit qui pleure, il fait froid dehors, il fait sombre, elle ne sort pas, mais appelle la police. Elle assiste à une agression qui s’avère être un viol . Elle le sait, elle l’a compris et elle finira par le dire, elle finira par comprendre aussi qui sont les coupables et à le concevoir bien que ça lui soit odieux.
L’enquête va commencer, révélant au fil des pages tout ce qui unit ces femmes, tout ce qui les différencie, et surtout l’histoire de cette communauté autochtone de North End, à Winnipeg, au Canada. Chacune au fil des chapitres va nous raconter son histoire, on va passer d’une génération à une autre, d’une époque à une autre, et on saisira le fil qui lie toutes ces vies. J’ai beaucoup aimé ces femmes, de Kookom l’arrière grand-mère, si âgée, si ridée, mais si vive d’esprit, aux adolescentes pleines de rêves et d’envies, et au fond fragiles, en passant par les grand-mères, mères, les liens entre toutes plus ou moins soutenus, parfois distendus. Une chose est sûre: la solidarité s’exerce en cas de coup dur. C’est une histoire tragique racontée ici. Je pense en particulier à Phoenix, que vous découvrirez bien assez tôt. Phoenix, qui n’appartient pas à cette grande famille, soulève des sentiments ambivalents, de répulsion mais aussi de pitié.
Avoir choisi une communauté autochtone pour raconter cette histoire de femmes, bien sûr, rend les choses encore plus percutantes car ce sont clairement des vies avec deux handicaps. Sur ce sujet, Tommy le jeune policier, métis, est intéressant, qui jamais ne sait clairement de quel côté il se situe. Rejeté malgré son emploi dans la police par les Blancs, pas reconnu par ceux qu’il considère comme les siens il est un nœud dans cette enquête.
« Ce travail ne correspond pas à ses attentes. Tommy se voyait défoncer des portes et pensait qu’il serait toujours dans l’action. À l’école, on lui avait parlé de police de proximité, ce qui signifiait, en gros, qu’il était censé être gentil et tisser des liens avec la population, mais ce n’est pas non plus ce qu’il fait. Il se borne le plus souvent à prendre des notes et à rédiger des rapports, sans jamais y repenser par la suite. ou bien il y repense mais sans agir. Les incidents deviennent des comptes rendus, de simples mots sur un écran. Puis les fichiers informatiques deviennent des numéros et sont classés. »
Il y a bien à travers toutes ces vies une intrigue que les deux policiers parviendront à résoudre, en découvrant l’horreur du crime qui a été commis sur Emily. Je serais bien incapable de nommer entre toutes celle que je préfère, non, elles sont toutes des combattantes, qui peinent avec les hommes, souvent absents, et qui se débrouillent très bien seules, ou plutôt, en s’aidant les unes les autres. Une belle solidarité. Pour supporter la vie dans cette Brèche, ce North End, deux noms si parlants !
C’est un roman qui traite de la résilience, mais aussi de la résistance et de l’amour. La résistance et la solidarité:
« Un ancien m’a dit un jour que nos langues n’ont jamais eu la notion du temps, que le passé, le présent et le futur adviennent tous ensemble. Je crois que c’est ce qui se passe pour moi maintenant, j’adviens à tous les temps. Je crois que c’est aussi la raison pour laquelle tu ne me lâches pas, parce que je suis encore en train d’advenir.
Aucun de nous ne lâche jamais vraiment. Personne ne nous a montré comment faire. Ni pourquoi le faire. »
A lire pour ces belles rencontres – l’humour n’est pas absent de ce livre qui par ailleurs ne larmoie jamais ni ne donne de leçons- pour la saine réflexion qu’un tel texte peut soulever. Un livre hommage aux femmes et à ces communautés poussées aux marges des villes.
Je repense au dernier très beau roman de Louise Erdrich, « Celui qui veille », qui sur un autre mode et une histoire biographique, parle aussi avec affection et justesse des femmes autochtones.
Katherena Vermette nous offre ici un premier roman abouti, fort et engagé. Un très beau moment de lecture.
Joli retour de lecture argumenté.
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Avant de terminer de lire ta très belle chronique (que je vais m’empresser de partager), j’allais te poser la question suivante : Y a-t-il des similitudes avec les livres « Celui qui veille » mais aussi à « Dans le silence du vent » de Louise Erdrich ! Tu y répondais à la ligne suivante ! Un livre de plus dans ma PAL ! Merci pour ce billet, je pense que je vais faire une belle découverte en lisant cette auteure !
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Ma chère Wivine, merci de toujours être là, à l’heure des interrogations sur la pérennité de ce blog. Les heures de lecture et de bonheur, ça, ça restera toujours. Mais écrire, c’est parfois si difficile …tu es sans doute ma » suivruse » la plus fidèle et la plus perspicace. On aime si souvent les mêmes livres et on a souvent les mêmes émotions de lecture. Pour revenir à ce livre, tu peux y aller, des sujets sui me touchent. Je t’embrasse ma chère amie belge.
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Une bien jolie chronique mais j’ai déjà beaucoup lu sur ce thème et je fais une pause car à force les histoires se fondent les unes aux autres. Pérennité du blog ! Nous sommes plusieurs à nous interroger il me semble 🤔😉
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Oui, je m’interroge sérieusement pour le blog: « Tout ça pour ça « …. Quant au livre, il est assez différent d’autres par le style et en fait, ce sujet m’intéresse, ma fille vit au Canada et par son travail est confrontée à ce sujet. Et à l’autochtonie plus généralement. Lire là-dessus me rapproche un peu d’elle, et puis de toutes façons, ça m’intéresse. Mais tu n’as pas tort, parfois il faut faire une pause.
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Un immense merci Simone pour cette chronique ! Je comprends ce que vous ressentez par rapport à Phoenix, personnage très présent dans le deuxième roman de cette « trilogie ». Il y a tant de violence dans ce premier roman mais tant d’amour aussi ! En tout cas, merci du fond du coeur pour votre soutien ! Hélène
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Chère Hélène, merci pour votre commentaire. Très contente d’apprendre qu’il y aura une suite, car oui, je m’interroge sur Phenix, et il y a matière à suivre ces femmes, encore. Beaucoup de violence et d’amour, en effet, comme la vie, n’est-ce pas. J’attends donc la venue du second roman et l’apport de vos traductions à la quantité de lectures possibles, ce n’est pas rien ! Merci !
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Ping : Les femmes du North End, Katherena Vermette – Pamolico – critiques romans, cinéma, séries
Je me suis moi aussi beaucoup attachée à ces femmes… un premier roman très abouti, c’est vrai !
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Il semblerait que c’est le premier d’une trilogie… Alors attendons la suite de ces vies de femmes.
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Oui, j’ai aperçu le commentaire d’Hélène ! J’en suis ravie.
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