« Rien que le noir » – William McIlvanney- Ian Rankin – Rivages/Noir, traduit par Fabienne Duvigneau ( Ecosse )

9782743655723« Octobre 1972

Premier jour

Toutes les villes regorgent de crimes. Elles en sont le terreau. Rassemblez suffisamment de personnes en un même endroit et, invariablement, la malveillance se manifestera d’une manière ou d’une autre. Telle est la nature de la bête. En général, elle dort, tapie sous la conscience du citoyen lambda. Nos soucis quotidiens obscurcissent le sens aigu que nous pourrions avoir du danger. C’est seulement par intermittence (lorsque, par exemple, se produit une catastrophe comme Ibrox ou qu’un Bible John s’étale à la une des journaux ) que les gens mesurent à quel point ils frôlent à chaque instant un danger potentiel. Ils perçoivent parfois avec une plus grande acuité qu’une menace étrange, omniprésente, rôde à la lisière de ce qui paraît la normalité. »

J’ai aimé ce roman d’abord parce que l’écriture est formidable, le ton aussi. Je me suis demandé à quel moment la plume de Ian Rankin est intervenue, tant tout est fluide. Pour 6 jours ( 6 chapitres ), s’installent une sorte de langueur, une attente lancinante de la suite au fil des pages. Je me suis surprise à être impatiente et à accélérer la lecture pour que les faits se décantent et que surviennent les démêlés entre police et gangsters. Ceux-ci ne manquent pas d’ailleurs. Entre la guerre des gangs mafieux de Glasgow et les confrontations entre policiers, l’action est là, les dialogues sont excellents, percutants, justes aussi. L’écriture crée, par le mélange de scènes de vie quotidienne – les histoires des couples par exemple – enquêtes et relations entre les personnages des deux bords, une sorte d’impatience, l’impression que tout prend son temps et c’est réellement ce qui se produit dans le roman, ça fouille, ça cherche, ça hésite, de piste en piste et selon l’enquêteur… et on tourne les pages pour savoir, comprendre.

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Pour moi le grand plus du livre, c’est évidemment la force des caractères des trois policiers qu’on rencontre ici: Milligan, Lilley et en tête le formidable Jack Laidlaw,  l’électron libre au caractère de cochon, mais si intelligent, au talent incomparable pour fouiller et flairer ce que personne ne perçoit.

« Parlant de bouquins, dit Lilley, je suis passé devant votre bureau…Ça change du Droit criminel ou des Règles de circulation routière… »

Laidlaw esquissa un sourire. « Unamuno, Kierkegaard et Camus.

-C’est pour nous rappeler que vous êtes allé à la fac?

-Je n’y suis resté qu’un an, et je n’ai pas vraiment envie de le crier sur les toits.

-Pourquoi ces livres, alors?

_On sait que le crime finit, expliqua aimablement Laidlaw. Avec un cadavre, souvent, puis un procès et quelqu’un qui va en prison. Mais où commence-t-il? Cette question-là est bien plus épineuse. Si on pouvait remonter aux origines, peut-être serait-il possible d’agir en amont et d’empêcher les crimes de se produire.

-La prévention de la criminalité, ça existe déjà. »

Laidlaw secoua la tête. » Ce ne sont pas des flics comme vous et moi qu’il faut, mais des sociologues et des philosophes. D’où les bouquins… »

-J’aimerais bien voir Socrate patrouiller les cités de Gallowgate un soir de match entre les Celtic et les Rangers.

-Moi aussi, ça me plairait. Vraiment. »

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Du côté des gangsters, c’est la mort de Bobby Carter dans une ruelle derrière un pub qui va déclencher toute l’histoire, les soupçons, les interrogations, chacun sur le qui-vive. Les amitiés, les liens et la fidélité au chef ne sont pas des valeurs sûres dans ces deux gangs qui régissent dans la ville trafics et protections monnayées. Cam Colvin et John Rhodes, les têtes pensantes des gangs restent méfiants, soupçonneux envers les autres et envers leurs propres troupes, ce qui ne va pas sans dialogues sibyllins. Et puis quelques formidables scènes de règlements de compte, de défis  avec une clé à mollette. Non, n’y voyez rien de burlesque, le vocabulaire est celui de l’affrontement,  mais je sens dessous un – deux – écrivain-s qui se font plaisir dans ces scènes de confrontations, plus souvent verbales que physiques, avec une insistance sur les postures corporelles qui, dans leur force virile, sont censées intimider. Pour ma part, j’ai trouvé ces scènes assez marrantes, ce qui est une qualité, on est bien d’accord ! Laidlaw et Glasgow, constat sous un ciel gris:

« Il ne pleuvait pas tout à fait dehors, mais le crépuscule tombait, les phares des voitures et des bus éclairaient les piétons qui rentraient chez eux d’un pas lourd après le travail ou un arrêt au supermarché. Leur univers n’était pas le sien, et ils ne le remercieraient pas s’il leur offrait en partage. Il se demanda si Glasgow resterait toujours telle qu’elle était. Les choses allaient changer, sûrement; les emplois ne pouvaient pas continuer à disparaître, les gangs à devenir plus féroces, les gens à mener des vies de plus en plus difficiles. À ce moment-là, une jeune femme approcha en poussant lentement un landau, fascinée par le bébé à l’intérieur comme si elle avait inventé le premier bébé du monde. Pour elle, Laidlaw n’existait pas. Pour elle, rien n’avait d’importance excepté cette nouvelle vie qu’elle protégeait avec amour, et rien n’allait de travers tant qu’elle continuait à veiller au bien-être de son enfant.

« L’espérance est inépuisable », s’entendit-il dire à voix haute. »

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Enfin Laidlaw, grand flic, parce que c’est lui qui après quelques temps de réflexion, de déductions, quelques engueulades avec Milligan, quelques soirées à l’hôtel et quelques pintes au pub, Laidlaw et son tempérament indomptable, c’est lui qui va comprendre qui a tué Bobby Carter. J’ai une phrase toute prête pour la question qu’il s’est posée, mais… non, je ne vous la donne pas, ce serait trop facile. Enfin, l’époque, les années 70 et on se croit au cinéma. Voilà. Comme je suis un peu en panne de lecture et surtout d’écriture, je crois que là, pour ce livre, j’ai fait un peu court, et j’espère vous donner envie quand même, malgré ma petite fatigue du moment. Très bonne fin. J’aime Laidlaw .

On entend :

« Tigre obscur » – Gilles Sebhan , Rouergue Noir

9782812622809« L’éveil

Le métal frottait contre sa peau. Il n’y avait aucune limite à son pouvoir. Il le sentit qui s’éveillait, s’étirait, montrait les dents. À l’intérieur de lui, la bête se mit à gronder tandis que le jeune homme terminait de se préparer. Personne n’aurait pu soupçonner sur le campus qu’il abritait en lui l’animal d’un cirque mort au fond de l’enfance, la gueule d’un tigre contre la terre gelée. L’animal pouvait rester assoupi durant des semaines, puis brusquement il s’éveillait et remuait contre son sein. Alors le combat commençait. Tigre, murmura le garçon en quittant la chambre où son camarade dormait. »

Je savais bien que cette noire série n’était pas achevée. Et elle ne l’est pas encore, je pense, après ce roman-ci, qui m’a scotchée à mon fauteuil, lu d’une traite; il est peut-être bien pour le moment mon préféré de la série, même si j’ai beaucoup aimé les autres. Celui-ci est je trouve plus fluide dans l’écriture, mais âmes sensibles, gare à vous…En effet, la violence est décrite ici sans concession à quoi que ce soit de « moral » ou de pudique. De morale, il n’y en  pas, enfin selon moi une fois encore. Et c’est plutôt propice à la liberté et à la créativité. Même dans le meurtre et la violence. Si je dis ça c’est que si on a suivi la série, c’est une ligne sinon logique, du moins fatale, inévitable. Petite idée de l’atmosphère:

« Une musique eut beau retentir, venue de la playlist habituelle, personne ne sembla sortir de sa léthargie. Le serveur amoché balbutia en tentant de se redresser. Théo fit rapidement jaillir la lame et l’approcha de son oreille. Tu sens ta fragilité? La possibilité de continuer ou pas. Tu la sens cette limite? Le serveur tenta d’articuler un oui nasillard à travers son nez cassé. Un oui à peine audible, mais un oui quand même. Bien, souffla le jeune homme comme s’il était infiniment soulagé, comme si la réponse venait de leur sauver la mise à tous les deux. Très bien, répéta-t-il, avant d’ajouter comme un hypnotiseur: Et maintenant, tu vas m’oublier. »

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Je ne devrais peut-être pas dire ça, mais c’est ce que j’ai envie d’exprimer parce que je suis la vie de Dapper, Théo, Ilyas, Anna, Hélène depuis le début, et que Théo évolue comme on le pressent au fil des livres. On se demande jusqu’où il ira, ce qu’il deviendra. Dans cette histoire réapparait le tigre, celui de « Cirque mort » qui hante Théo depuis l’enfance, celui du cirque, celui de l’histoire que Dapper lisait à Théo petit. Théo est devenu celui que j’avais plus ou moins imaginé. Et c’est terrible. Le personnage du journaliste qui apparaît ici est assez fascinant – chaque personnage est complexe et ambivalent chez Gilles Sebhan. Sa confrontation avec Dapper (page 136) est remarquablement relatée et montre la force de l’écriture de cet auteur assez inclassable. Extrait de la rencontre de Dapper avec ce journaliste, une colère froide:

« Dapper regarda l’homme  avec un mépris souverain. Vous imaginez que je reste les bras croisés en attendant qu’un fouille-merde dans votre genre vienne tout m’expliquer. C’est ça que vous croyez? Nous sommes à la recherche du meurtrier qui se cache derrière tout ça. Je vous confirme que quelqu’un est en train de se venger. Et il est possible qu’il fasse une troisième victime. […] La moindre fuite le condamne à mort. Le gros journaliste se renfrogna. Je comprends, dit-il. Il se leva, rajusta sa double paire de lunettes. Je suppose que pour les excuses, il est trop tard. Dapper hocha sobrement la tête. Le gros journaliste boita dignement jusqu’à la sortie, sentant dans son dos le regard de Dapper. Bien sûr quelque chose clochait. »

On ne doit rien dire là-dessus, c’est un livre court au rythme dynamique, chapitres qui s’enchaînent sans temps mort, chacun apportant un élément ou un indice qui fait la plupart du temps frissonner, pas une minute de répit. Il est question d’emprise, ici celle d’Hélène sur Anna, Hélène lui imposant de vivre dans la maison où elle a vécu avec son mari, et où se sont déroulés des événements tragiques et traumatisants.

« Quelques mois plus tard, les deux femmes emménagèrent dans l’endroit. Anna comprit immédiatement que cette maison la rendrait folle. Elle reconnaissait le sadisme de sa maîtresse. Elle le subissait comme d’autres subissent les coups. Mais c’était d’une manière insidieuse qu’Hélène agissait sur l’esprit de sa compagne et tentait d’accroître toujours plus son pouvoir sur elle. Toute sa vie avait été vouée à ce projet. Elle avait réussi à éloigner d’Anna tous ceux qu’elle aimait. Elle lui avait également fait quitter son travail pour qu’elle s’occupe de son secrétariat. Mais c’était une fausse activité et elle ne lui confiait aucune responsabilité. Anna se sentait comme un insecte auquel l’araignée a injecté son venin. Elle était consciente mais paralysée au milieu de la toile. Elle n’attendait plus que d’être dévorée. »

598px-Peter_Paul_Rubens_110Gilles Sebhan a un talent fou pour entrer dans les tréfonds inavouables de ses personnages. Il utilise pour ça une très belle langue, toujours très poétique, très précise, et le tout très très noir. J’ai trouvé, mais c’est juste mon avis, que le personnage le plus lumineux, le plus émouvant est Ilyas, cet Ilyas présent dans la série depuis toujours et devenu le fils adoptif du policier Dapper. C’est la part peut être la plus sensible du roman, ce lien entre Dapper et Ilyas. C’est une parenthèse parmi le reste plein de ténèbres, de démons enfermés et de démons qui s’échappent comme ce « tigre obscur » qui surgit avec violence. Ce qui ne veut pas dire pour autant que ce lien entre Dapper et Ilyas ne soit pas trouble aussi. Car tout est trouble dans l’univers créé par ce diable d’auteur. 

Gilles Sebhan écrit des livres affreusement addictifs, et celui-ci l’est pour moi encore plus que les autres. J’attends la suite avec inquiétude, impatience et curiosité. Dapper, superbe personnage, n’a pas fini de nous faire frémir.

Bravo !

« À présent lui revenait le souvenir de ce petit livre qu’il lisait à son enfant, le seul moment où il s’était occupé de lui, ne rejetant pas sur Anna toute la responsabilité de l’affection et du soin. C’était un livre choisi par lui. Il y était question d’un tigre. Un tigre amoureux. À présent, dans cette nuit noire, ce souvenir illuminait la route. Ce n’était pas triste, bien au contraire. C’était la vie la plus véridique qui s’exprimait. Pourtant les larmes ruisselaient sur son visage. Le tigre vient quand il veut, songea Dapper et il ferma les yeux. »

PS: Très belle couverture, qui quand on lit le livre est encore plus troublante.