« Tigre obscur » – Gilles Sebhan , Rouergue Noir

9782812622809« L’éveil

Le métal frottait contre sa peau. Il n’y avait aucune limite à son pouvoir. Il le sentit qui s’éveillait, s’étirait, montrait les dents. À l’intérieur de lui, la bête se mit à gronder tandis que le jeune homme terminait de se préparer. Personne n’aurait pu soupçonner sur le campus qu’il abritait en lui l’animal d’un cirque mort au fond de l’enfance, la gueule d’un tigre contre la terre gelée. L’animal pouvait rester assoupi durant des semaines, puis brusquement il s’éveillait et remuait contre son sein. Alors le combat commençait. Tigre, murmura le garçon en quittant la chambre où son camarade dormait. »

Je savais bien que cette noire série n’était pas achevée. Et elle ne l’est pas encore, je pense, après ce roman-ci, qui m’a scotchée à mon fauteuil, lu d’une traite; il est peut-être bien pour le moment mon préféré de la série, même si j’ai beaucoup aimé les autres. Celui-ci est je trouve plus fluide dans l’écriture, mais âmes sensibles, gare à vous…En effet, la violence est décrite ici sans concession à quoi que ce soit de « moral » ou de pudique. De morale, il n’y en  pas, enfin selon moi une fois encore. Et c’est plutôt propice à la liberté et à la créativité. Même dans le meurtre et la violence. Si je dis ça c’est que si on a suivi la série, c’est une ligne sinon logique, du moins fatale, inévitable. Petite idée de l’atmosphère:

« Une musique eut beau retentir, venue de la playlist habituelle, personne ne sembla sortir de sa léthargie. Le serveur amoché balbutia en tentant de se redresser. Théo fit rapidement jaillir la lame et l’approcha de son oreille. Tu sens ta fragilité? La possibilité de continuer ou pas. Tu la sens cette limite? Le serveur tenta d’articuler un oui nasillard à travers son nez cassé. Un oui à peine audible, mais un oui quand même. Bien, souffla le jeune homme comme s’il était infiniment soulagé, comme si la réponse venait de leur sauver la mise à tous les deux. Très bien, répéta-t-il, avant d’ajouter comme un hypnotiseur: Et maintenant, tu vas m’oublier. »

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Je ne devrais peut-être pas dire ça, mais c’est ce que j’ai envie d’exprimer parce que je suis la vie de Dapper, Théo, Ilyas, Anna, Hélène depuis le début, et que Théo évolue comme on le pressent au fil des livres. On se demande jusqu’où il ira, ce qu’il deviendra. Dans cette histoire réapparait le tigre, celui de « Cirque mort » qui hante Théo depuis l’enfance, celui du cirque, celui de l’histoire que Dapper lisait à Théo petit. Théo est devenu celui que j’avais plus ou moins imaginé. Et c’est terrible. Le personnage du journaliste qui apparaît ici est assez fascinant – chaque personnage est complexe et ambivalent chez Gilles Sebhan. Sa confrontation avec Dapper (page 136) est remarquablement relatée et montre la force de l’écriture de cet auteur assez inclassable. Extrait de la rencontre de Dapper avec ce journaliste, une colère froide:

« Dapper regarda l’homme  avec un mépris souverain. Vous imaginez que je reste les bras croisés en attendant qu’un fouille-merde dans votre genre vienne tout m’expliquer. C’est ça que vous croyez? Nous sommes à la recherche du meurtrier qui se cache derrière tout ça. Je vous confirme que quelqu’un est en train de se venger. Et il est possible qu’il fasse une troisième victime. […] La moindre fuite le condamne à mort. Le gros journaliste se renfrogna. Je comprends, dit-il. Il se leva, rajusta sa double paire de lunettes. Je suppose que pour les excuses, il est trop tard. Dapper hocha sobrement la tête. Le gros journaliste boita dignement jusqu’à la sortie, sentant dans son dos le regard de Dapper. Bien sûr quelque chose clochait. »

On ne doit rien dire là-dessus, c’est un livre court au rythme dynamique, chapitres qui s’enchaînent sans temps mort, chacun apportant un élément ou un indice qui fait la plupart du temps frissonner, pas une minute de répit. Il est question d’emprise, ici celle d’Hélène sur Anna, Hélène lui imposant de vivre dans la maison où elle a vécu avec son mari, et où se sont déroulés des événements tragiques et traumatisants.

« Quelques mois plus tard, les deux femmes emménagèrent dans l’endroit. Anna comprit immédiatement que cette maison la rendrait folle. Elle reconnaissait le sadisme de sa maîtresse. Elle le subissait comme d’autres subissent les coups. Mais c’était d’une manière insidieuse qu’Hélène agissait sur l’esprit de sa compagne et tentait d’accroître toujours plus son pouvoir sur elle. Toute sa vie avait été vouée à ce projet. Elle avait réussi à éloigner d’Anna tous ceux qu’elle aimait. Elle lui avait également fait quitter son travail pour qu’elle s’occupe de son secrétariat. Mais c’était une fausse activité et elle ne lui confiait aucune responsabilité. Anna se sentait comme un insecte auquel l’araignée a injecté son venin. Elle était consciente mais paralysée au milieu de la toile. Elle n’attendait plus que d’être dévorée. »

598px-Peter_Paul_Rubens_110Gilles Sebhan a un talent fou pour entrer dans les tréfonds inavouables de ses personnages. Il utilise pour ça une très belle langue, toujours très poétique, très précise, et le tout très très noir. J’ai trouvé, mais c’est juste mon avis, que le personnage le plus lumineux, le plus émouvant est Ilyas, cet Ilyas présent dans la série depuis toujours et devenu le fils adoptif du policier Dapper. C’est la part peut être la plus sensible du roman, ce lien entre Dapper et Ilyas. C’est une parenthèse parmi le reste plein de ténèbres, de démons enfermés et de démons qui s’échappent comme ce « tigre obscur » qui surgit avec violence. Ce qui ne veut pas dire pour autant que ce lien entre Dapper et Ilyas ne soit pas trouble aussi. Car tout est trouble dans l’univers créé par ce diable d’auteur. 

Gilles Sebhan écrit des livres affreusement addictifs, et celui-ci l’est pour moi encore plus que les autres. J’attends la suite avec inquiétude, impatience et curiosité. Dapper, superbe personnage, n’a pas fini de nous faire frémir.

Bravo !

« À présent lui revenait le souvenir de ce petit livre qu’il lisait à son enfant, le seul moment où il s’était occupé de lui, ne rejetant pas sur Anna toute la responsabilité de l’affection et du soin. C’était un livre choisi par lui. Il y était question d’un tigre. Un tigre amoureux. À présent, dans cette nuit noire, ce souvenir illuminait la route. Ce n’était pas triste, bien au contraire. C’était la vie la plus véridique qui s’exprimait. Pourtant les larmes ruisselaient sur son visage. Le tigre vient quand il veut, songea Dapper et il ferma les yeux. »

PS: Très belle couverture, qui quand on lit le livre est encore plus troublante.