« Whiskey » – Bruce Holbert – Gallmeister/AMERICANA, traduit par François Happe

 » EXODE

Août 1991

Cette fois, Claire ne partit pas sans crier gare, mais au bout d’une longue suite d’attentions quotidiennes destinées à montrer à Andre toute l’affection qu’elle avait pour lui – des petits mots dans son panier-repas, ses desserts fruités préférés, des cassettes de films sur la Mafia, des bains moussants, une croisière en ferry jusqu’en Alaska et une télévision grande comme le Rhode Island – attentions qui toutes le touchèrent profondément, bien qu’il lui fût impossible d’ignorer ce qui motivait ces largesses. Le matin, pendant des heures, elle essayait de lui expliquer qu’il était sa raison de vivre, mais ce besoin impérieux de convaincre ne faisait que témoigner du contraire. Il n’y eut pas de  dernière goutte d’eau, pas de vase qui déborde, pas de dispute, pas de portes qui claquent, pas de vaisselle cassée, ni aucune de ces scènes que l’on associe habituellement à un mariage en plein naufrage. Simplement, une obscurité s’installa peu à peu autour d’eux, et au bout d’un moment ils s’aperçurent qu’ils ne pouvaient plus rallumer la lumière, ni ensemble, ni séparément. »

Superbe accroche pour ce roman, le troisième de Bruce Holbert. J’avais déjà eu de gros coups de cœur pour les précédents  : « Animaux solitaires » et « L’heure de plomb »

Ce dernier ne déroge pas au coup de cœur et Bruce Holbert est pour moi toujours au-dessus du lot; il me laisse, fermant le bouquin, lectrice totalement satisfaite. C’est en particulier grâce à son écriture bien reconnaissable, une forte personnalité que cet auteur m’emballe. Rencontré à Lyon il y a quelques années, il m’avait beaucoup amusée avec une anecdote sur sa grand-mère et son cheval. La narration est assez sobre, voire sèche, nerveuse, alternant des phrases courtes se contentant de relater des faits, des actes et sans grand étalage tapageur de sentiments, et de plus longues tirades où s’invite la poésie, le tout relevé par un humour à froid que j’affectionne.

«  »-Toute ma vie, nous avons mangé dans des assiettes en carton et avec des fourchettes et des couteaux en plastique, dit Andre.

-Pourquoi cela? demanda Claire.

-Parce que nos parents n’arrêtaient pas de casser les vraies en se les jetant au visage. Et sur nous, à l’occasion.

-Seulement si on n’avait pas la bonne idée de se baisser, répondit Smoker. Ça n’avait rien de personnel, c’était comme la gymnastique pendant les cours d’éducation physique. Parfois, la personne à coté de toi te donne un coup de pied ou une claque. Ça fait partie du cours. »

Comme vous le lisez dans ce début du livre, dire la fin d’un amour en quelques mots si bien ajustés, c’est déjà assez rare et d’une qualité d’expression de haut niveau. Donc ce roman sobre, beau, violent quelquefois, souvent plein de poésie, en particulier dans les scènes de la nature, est une photographie très juste de l’existence.

Bruce Holbert  pourra désarçonner certains lecteurs par ses bonds répétés d’une époque à une autre, imposant une gymnastique mentale et une bonne concentration pour suivre les fils, ceux des histoires de cette famille, de sa fondation (Genèse octobre 1941- novembre 1950 ) jusqu’à sa conclusion (Exode octobre 1991 ). Entre les deux s’insèrent les chapitres « Lamentations », pour les années 80.  Des années 50 aux années 90, ces chapitres aux titres bibliques dénotant un certain humour  – car nos héros ne sont pas très catholiques – vont nous conter l’attachement inattaquable que se portent deux frères, Smoker et Andre, métissés de sang indien. Sur quoi se connectent Peg et Pork, parents douteux. Peg gamine:

« Elle n’était pas de ces enfants turbulents qui subissent une mauvaise influence, elle était la méchanceté même. »

 puis leurs histoires d’hommes mariés, séparés, remariés et puis seuls. Smoker épousa Dede, et Andre, Claire (deux fois ).

« La nuit, quand il avait suffisamment picolé, Andre appuyait ses mains l’une contre l’autre, comme pour prier, puis il les écartait et imaginait le visage de Claire entre ses paumes. Il avait déjà rencontré des femmes plus séduisantes, mais aucune ne lui avait autant donné envie d’une existence différente de celle qu’il vivait. »

Smoker a une petite fille, Bird, que Dede a confié à une communauté en marge, au fond des montagnes, et ce roman va essentiellement raconter le road trip des deux frères à la recherche de Bird, retracer tortueusement l’histoire familiale placée sous le signe du whiskey et des ruptures. Les liens se délitent plus ou moins violemment, mais restent les deux frères aux sentiments variables et tumultueux mais que rien ne séparera.

« Claire[…] se rendait compte qu’elle ne comprenait pas davantage pourquoi elle était attirée vers Andre et, à travers lui, vers Smoker et les autres. Pourtant elle restait à part. Ce n ‘était pas une question de race; Smoker et Andre, à la fois blancs et indiens, semblaient incapables de voir en eux la frontière où se rencontraient ces deux parts égales, et ils paraissaient même s’en désintéresser. Ils étaient des tas de choses à moitié, et rien en totalité, mais elle s’apercevait que ce n’était pas la race ni une culture qui les divisait ainsi. C’était ce qu’ils n’étaient pas, et non pas ce qu’ils étaient. »

Je vous passe les détails, métiers, études, vices et vertus, aventures et mésaventures, simplement il y a là une « pâte » humaine d’une grande vérité, des pages superbes quand Andre et Claire partent en lune de miel dans la nature, les levers et couchers de soleil, la nuit étoilée, la petite Bird aussi. Il y a évidemment beaucoup d’émotions, rattrapées par l’urgence dans laquelle se trouvent les personnages d’avancer d’abord et encore. Second mariage de Claire et Andre:

« Bien décidée à prendre un départ plus favorable cette fois, Claire entraîna Andre jusqu’à une cabane de poseurs de lignes abandonnée, située à mi-hauteur de Bonaparte Mountain. Ils emportèrent leur nourriture et burent l’eau d’une source. Le premier jour, le temps fut lourd et humide, mais les nuages se dispersèrent dans la nuit. Dans leurs duvets jumelés, Andre lui montra les points de repère dans le paysage, des silhouettes qui se découpaient sur l’horizon, ainsi que des étoiles et des planètes. Il y avait une petite tache pâle, et Claire affirma que c’était Mars. Ce n’était pas le bon quadrant, Andre le savait, mais l’exactitude lui parut être une contrainte fastidieuse. Il commença alors à inventer pour elle des mythes à propos de tel rocher ou tel animal qu’il étayait en brodant sur des histoires indiennes, et quand il fut à court de ces dernières, il fit appel à Hans Christian Andersen . Elle s’endormit avant qu’il se fût lassé de mentir et, seul au milieu du silence, il se félicita d’avoir fait tenir son mariage jusqu’au deuxième jour. »

C’est le lien entre Andre et Smoker que j’ai préféré, viril et aléatoirement inconditionnel mais où persiste une tendresse liée à l’enfance. J’ai beaucoup aimé les femmes du livre aussi, même  – et peut-être surtout  – Peg qui n’est pas un prototype de bonté et de douceur et c’est ce en quoi je remercie Bruce Holbert car de cette femme, il a su ne pas faire seulement une « mauvaise mère et mauvaise épouse  » mais aussi une femme au caractère déplorable qui lui permet d’être libre, ou qui essaye maladroitement de l’être… ça ne va pas sans dommages, je le concède . Au fil des pages, s’amènent les drames, les chagrins, les beuveries monstrueuses aussi, et tout est dit avec une pudeur, un parfait dosage d’émotion sans débordements. Il ne porte pas de jugements sur ses personnages, il les raconte, c’est tout. Et pour ça, bravo. Parfois on a envie de dire de l’un ou de l’autre : mais quelle ordure ! et quelques lignes plus loin, on pense autrement.

Beau livre plein de force, plein de sobriété et d’une grande finesse. On y parle de l’inéluctable, de l’inévitable, du probable et du fatal; en amour, en amitié, et dans la vie en général. Bruce Holbert met ses personnages sur des voies et regarde comment ils y avancent, reculent ou bifurquent…

« Dehors, les nuages barbouillaient la lune de jaune. Les flocons qui tombaient s’amassèrent sur la veste de Smoker. Ça n’avançait pas à grand-chose de déterminer le temps qu’il allait faire si on n’avait pas le pouvoir de le faire venir plus vite ou bien de l’éviter. C’était comme prévoir une gueule de bois – savoir qu’elle était imminente ne la rendait pas moins inéluctable. »

Une fois encore, un auteur américain m’a emmenée dans son pays, chez les gens de son pays, me faisant approcher cette Amérique où on porte une arme, où on chasse le cerf, où on boit chez Eddie jusqu’à rouler par terre et où planent encore les légendes indiennes.

Une famille qui de génération en génération peine à trouver un équilibre, peine à se stabiliser, et on peut dire même… qu’elle n’y parvient pas. Des vies écrites sur un cahier de brouillon, griffonné, raturé, mais bien rempli…Castrant veaux et bouvillons, Pork et ses fils chantent à tue-tête Streets of Laredo

Très belle lecture, à la fois remplie d’action – eh oui ! il se passe plein de choses ! –  et émouvante, drôle, rêche d’un côté et douce de l’autre. J’ai beaucoup aimé et Bruce Holbert reste parmi ceux qui ne me déçoivent pas.

« Le regard d’Andre se perdit dans le crépuscule, puis dans la nuit qui s’installait. Le dôme céleste semblait posé sur lui. Il avait entendu dire que la chose la plus étonnante à propos de l’espace était la quantité de néant qu’il y avait dedans, mais ce soir, il donnait l’impression de pouvoir contenir tout ce que l’on dit qu’il renferme. Andre avait envie de n’être qu’une particule de sel, traversant en un éclair les parois rocheuses, les prairies jaunes, les pins, les mélèzes, les ormes et les bouleaux à l’écorce blanche qui bordaient les ravins. Il se sentit transporté par une sensation de légèreté. »

« L’heure de plomb » – Bruce Holbert – Gallmeister, traduit par François Happe

holbert

« Linda Jefferson était un cliché vivant et elle le savait. Âgée de vingt-quatre ans, maîtresse d’école et veuve, elle enfila un pull-over sur son corsage, puis la veste de cavalier doublée en peau de mouton qui avait appartenu à son mari. Il était mort l’année précédente, et sa disparition avait marqué pour elle le début d’une saison triste et inexorable. Elle la traversait comme l’animal stupide qui gratte sous la neige à la recherche des vestiges de l’été, sans comprendre l’hiver, ni même essayer, le subissant tout simplement. L’absence était sans fin et sans raison; il lui semblait que c’était moins une blessure que le deuil aurait pu atténuer et finir par refermer, qu’une malformation en elle qu’il fallait recoudre en permanence pour l’empêcher de saigner. »

Mesdames et Messieurs les écrivains, vous rendez nos vies de lecteurs affamés d’histoires et d’aventures en tous genres, plus belles, plus riches, plus palpitantes . Ceux qui regardent par ici de temps en temps vont se dire que décidément, j’ai beaucoup de coups de cœur ( euh…oui ) et c’est vrai. Je n’envisage pas d’écrire sur un livre que je n’aime pas au moins un peu ( sauf parfois les livres qui m’énervent ) et je choisis mes lectures la plupart du temps à l’aune de la connaissance que j’ai de moi-même, je me trompe assez rarement sur ce que je vais aimer ou non. Voici que m’arrive le second roman de Bruce Holbert ( grand merci à Léa ). Et une fois encore, gros coup de cœur et pour moi confirmation du talent découvert avec « Animaux solitaires » paru dans la Noire de la belle maison Gallmeister. Bruce Holbert déploie ici des qualités d’écriture assez impressionnantes et place son roman sous l’égide de la poétesse américaine Emily Dickinson. La dame intervient en tête de chapitre et ses recueils s’ouvrent entre les mains d’une femme au cours du récit. 

light-and-shadow-874471_1280L’aventure humaine dans laquelle nous conduit Holbert débute en 1918 dans l’état de Washington, durant un hiver qui restera dans les annales. C’est dans le blizzard de cet hiver infernal que Matt perd son frère jumeau Luke et son père, et c’est ainsi qu’il se retrouve, très jeune, 14 ans, seul soutien de sa mère à la tête du ranch familial. Je n’essaierai même pas de vous tracer les moindres lignes de la trame du livre d’une densité telle que toute tentative de résumer serait lui faire offense. Mais voici ce que je peux en dire globalement.

Nous allons suivre Matt jusqu’à sa mort (début des années 70, si j’ai bien compté). Ce personnage est une sorte de géant inquiet qui lutte contre ses démons, qui a consacré sa vie au travail – moyen qu’il a trouvé pour l’aider dans ce combat – trébuchant souvent et mettant à mal son amour de toujours pour Wendy. Matt est un homme très attachant et complexe, plus qu’il n’y parait de prime abord. Dans son sillage, une série de rencontres bonnes ou mauvaises, Jarms, Garrett et bien d’autres, mais à chaque fois des tempéraments forts, tracés avec la précision nécessaire à donner vie et caractère. Une histoire de rédemption, comme souvent. Mais ce qui m’avait déjà frappé dans le roman précédent de cet auteur est ici encore présent, et il s’agit d’une impression anachronique que crée un décalage entre les lieux, les gens et les temps comme si l’univers des personnages de ce livre était une sphère temporelle et spatiale isolée, j’aime beaucoup cette sensation. Décalage entre le monde rural et la ville, vue le plus souvent de loin, comme un lieu étrange et étranger, et surtout cette période floue de la transition entre hier et aujourd’hui – ou demain – les chevaux et les travaux manuels ( importants dans les deux livres ) et le monde « moderne », mécanisé, motorisé, une vie rudimentaire alors que tout change à côté. Ce trouble dans la perception du monde me plaît énormément.

Dans cet univers, les gens se heurtent, se blessent, se tuent, ils souffrent et crient. Et ils pleurent autant qu’ils saignent de toutes leurs blessures, ils s’étreignent comme ils s’empoignent. Ils aiment mais ne savent pas trop quoi faire de ce sentiment qui semble peu adapté à leur rude environnement. Les relations entre les femmes et les hommes ( beaux personnages féminins, des figures puissantes ), les haines, les rancunes tenaces, les désirs de vengeance, la soif d’amour et de reconnaissance, la jalousie et la solitude infinie des gens de cette contrée sont rendus avec une force d’écriture phénoménale. Les rapports sexuels sont des sortes de moments de survie animale mais pas forcément bestiale, tout comme les naissances (oh!  la naissance de Lucky …) , bébés arrachés au ventre des mères dans des scènes dures mais qui mettent en lumière des femmes très indépendantes, pleines de volonté et de courage, plutôt indomptables .

« -Quand vous serez arrivée à terme, j’enverrai quelqu’un pour vérifier.

-Ça ne sera pas nécessaire.

Il la regarda un instant. Ses lunettes glissèrent. Elles provoquaient des blessures sur son nez et il les frictionna.

-La naissance est un processus très violent, madame.

-La vie aussi, répondit-elle. »

 Cette réplique si brève suffit à cerner l’état d’esprit de cette femme et même le ton du roman.

Enfin et surtout, ce qui fait la différence et le magnétisme de cette écriture, c’est sa sensualité, qui ici ne signifie pas vraiment douceur et suavité, n’est-ce pas, mais le plus souvent la chair à vif plus que la fleur de peau; tous les sens sont sollicités, tous, par la grâce d’un vocabulaire riche et imagé, la grande précision dans le choix des mots. Bruce Holbert dépouille les âmes de ses personnages, il les met sous une loupe qui nous en montre les moindres recoins obscurs avec cette plume remarquable qui se mue en scalpel affûté. Non content de nous dire cette richesse mentale de ses héros et héroïnes, il nous projette le décor géographique et social, parfois avec une ironie cinglante et une poésie rugueuse, faite des haleines et des souffles, de la sueur et du sang, du cœur qui s’emballe ou qui s’arrête. Le monde selon Bruce Holbert est un monde de douleur, où chacun avance vaille que vaille, ne renonçant jamais à chercher le mieux sinon le meilleur. La leçon serait peut-être qu’il faut s’adapter sauf que cet auteur-là ne donne pas de leçons.

cold-17148_1280 Il donne à voir, à écouter, à sentir, à respirer et à penser.

« Certains jours, quand le petit matin se faisait particulièrement brillant de givre ou embaumé d’efflorescences, ou que la vallée aplatissait l’aube, la réduisant à une simple ligne dure et rouge, que la lumière liquide jaillissait de ce trait et s’incurvait pour éclabousser la ville misérable ainsi que le terrain vague où il résidait avec sa famille, il ruminait sur la trajectoire d’une vie. La sienne lui apparaissait comme une pierre qu’on aurait lancée; il n’avait pas la moindre idée du bras qui lui avait donné la direction. Son parcours demeurait invisible à ceux qui ne connaissaient pas son histoire. »

Il reprend le « mythe américain » pour en faire un tableau original par sa langue aux métaphores étonnantes. Sans aucun ménagement pour les défauts intrinsèques de son pays, il lance des pointes d’ironie amère et virulente, mais il sait aussi ménager au lecteur des temps de pause, un peu de douceur pour retrouver son souffle. Mais pour cela il faut arriver à la fin de l’existence du grand Matt et au soulagement que j’ai ressenti à le trouver enfin apaisé, apaisé par l’amour négligé une vie durant et qui renaît de ses cendres. La 4ème de couverture parle « d’une écriture incarnée » et c’est le terme le plus précis qu’on puisse trouver : incarnée. Un livre charnel, âpre et beau, d’une formidable intelligence dans la manière d’envisager ce que sont les hommes, les vies, les temps, la force de la nature et l’impact émotionnel des lieux où nous vivons. Une lecture exigeante, et j’aime ça. Pourquoi ce titre, « L’heure de plomb »? Lisez et vous comprendrez.

Et je ne dirais-pas : « coup de cœur » ?

« Animaux solitaires » de Bruce Holbert, éd. Gallmeister, la Noire, traduit par Jean-Paul Gratias

animaux solitairesQuel livre étrange et déroutant !  Pas facile d’en parler, vraiment.

On a la très fâcheuse habitude de cataloguer,  ; parfois, ça va, mais le plus souvent, c’est un vrai casse-tête de faire rentrer certains romans dans la case. Alors celui-ci est exactement de cet acabit. A la fois western, polar, plutôt noir, étude historique et humaine aussi…Un vrai roman en quelque sorte ! Auquel il est impossible de coller un genre. Ce qui m’a déroutée, c’est tout d’abord l’époque. L’histoire se déroule en 1932, état de Washington. Et c’est une sorte de confusion dans le temps, les autos côtoient les chevaux, montés par des shérifs pur jus et qui résistent, c’est un âge qui disparaît pour un autre qui émerge. Le shérif Russell Strawl est de ces vieux durs à cuire:

« …il arrêta 138 Indiens, 97 hommes blancs et une femme, laquelle d’un coup de feu faillit lui arracher son chapeau de la tête alors qu’il tentait de la convaincre de lâcher son pistolet. Il tua 11 fuyards car, en raison des circonstances, c’était trop compliqué de les ramener vivants. Trois autres trouvèrent la mort parce que Strawl riposta à leurs tirs, et il y en eut un dont il fit un débile mental en le frappant avec un marteau de forgeron. »

On croit être dans un western, oui, on y est, mais pas seulement, on est au XXème siècle, oui, mais pas tout à fait.  Les descriptions des cadavres ou des scènes de violence sont puissantes, artistiques, terrifiantes par cela, et  elles alternent avec des paysages, des ciels, des visions de la nature tout aussi puissantes et artistiques et d’une beauté exceptionnelle. Et tout ça nous  perturbe…

Parce que les notions morales sont inexistantes, et que c’est très perturbant dans une société bien policée, cette confusion. C’est ce que j’ai ressenti, cette confusion, on ne sait plus quoi penser, et on n’est pas sûr de ce qu’on éprouve.

bodie-57484_640Holbert nous embrouille encore avec un mysticisme exacerbé, mêlant croyances indiennes, chamanisme et christianisme fantaisiste, les élucubrations folles d’Elijah ou les prédictions de Marvin , et au bout d’un moment, on a l’impression d’être dans un autre monde, tant les personnages sont soit effrayants de violence, soit absolument improbables à cause de leur foi ou de leur mode de vie, ou de leurs paroles…

Le shérif Strawl reprend du service ( à cheval ) car un serial killer sévit. 

C’est sa course lente et souvent retardée qui va nous mener à une fin tout aussi sidérante que tout ce récit. Quelques rares femmes, figures un peu plus humaines, passent par là, mais sans chance de changer le cours des évènements. La fatalité domine cette histoire et une logique que nous n’arrivons pas à comprendre:

« Tu pourrais prendre la camionnette.

-Les chevaux ne tombent pas en panne et ils n’ont pas besoin d’essence.

– C’est un fou, paraît-il, ton assassin, fit Dot. Il pourrait avoir envie de te couper en rondelles et de te servir sur une tartine, au café.

– Si ce type voulait ma peau, je serais déjà sous forme de pâté en croûte ou pendu à un porte-manteau à l’écurie de louage.

– Tu es bien d’avis que c’est un fou.

-Ce sont les cinglés qui ont le plus de bon sens.[…]

-Charcuter les gens dans tous les sens, c’est ça que tu appelles avoir du bon sens ?

-Ce type a les idées en place. Mais pas à la même place que nous, c’est tout. »

Y a t-il quelque chose à rajouter à cette dernière réplique ?

Un grand livre, pas facile ni sur le style – très travaillé –  ni sur la forme, et encore moins sur le fond, un livre exigeant du lecteur qu’il se lâche et ouvre quelques vannes dans son cerveau.

En exergue, Steinbeck :

« Nous sommes des animaux solitaires. Solitaires, nous passons notre vie entière à tenter de l’être moins. Et l’une de nos méthodes, qui ne date pas d’hier, consiste à raconter des histoires.

Et une fois de plus, merci Gallmeister.